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À la rencontre des boucs émissaires du séisme en Turquie

Catégories: Turquie, Catastrophe naturelle/attentat, Droit, Economie et entreprises, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Politique, Réfugiés

Image de Andrea De Santis [1]. Utilisation gratuite sous Unsplash License [2]

Chaque fois qu'une tragédie [3], comme le tremblement de terre du 6 février [4], frappe la Turquie, le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir fait recourt à un langage trop commun : c'est le destin [5]. Assumer la responsabilité de ses actes n'a jamais été le fort de l'AKP. Au cours de ses 20 années de leadership, les démissions des responsables suite aux erreurs commises par le gouvernement au pouvoir se sont [6] faites rares [7]. Pour faire court, il y a toujours un coupable.

Sans le tollé public [8] massif qui a suivi le tremblement de terre, le gouvernement au pouvoir n'aurait peut-être jamais reconnu publiquement leur manque d'interventions après le tremblement de terre. Mais même alors, l'État a blâmé l'ampleur massive de la catastrophe pour les retards dans l'envoi des missions de recherche et de sauvetage, plutôt qu'un manque de préparation de l'État ou de mesures d'urgence.

Mais pendant que l'État cherchait des boucs émissaires et se concentrait sur les mesures à prendre pour sauver la face [9], les Turcs de tous horizons s'affairaient à se mobiliser à travers le pays, à récolter des dons, à collecter des biens essentiels pour les victimes, à coordonner les transports et l'aide, à partager des listes interminables de fournitures indispensables comme des tentes, des lampes de poche, du lait maternisé, des trousses d'hygiène, etc.

Parmi eux se trouvaient des stars du rock, des acteurs, des chanteurs et d'innombrables bénévoles. Mais eux aussi ont été pris à parti par le parti au pouvoir et ceux qui lui sont affiliés. Plutôt que d'unir le pays et son peuple après cette tragédie, le gouvernement au pouvoir a encore une fois fait recours à la division et à l'inimitié.

En témoigne l'exemple le plus récent de Pazarcik, une ville et un district du sud de la province de Kahramanmaraş, situé à l'épicentre du tremblement de terre. Selon des informations [10], le gouvernorat local a saisi les biens donnés au centre de coordination de crise, informant l'équipe de volontaires travaillant au centre, que l'Autorité nationale des catastrophes et des urgences (AFAD) en avait la charge.

Dans un entretien [11] avec le journal turc en ligne Evrensel, Yurdagül Cabat qui dirige la succursale d'Ankara d'Eğitim-Sen, un syndicat de gauche composé d'enseignants et d'autres professionnels de l'éducation, Cabat, l'un des groupes aidant à distribuer l'aide, a déclaré : « Le gouverneur de Pazarcik s'est présenté ici avec des soldats et a saisi l'aide collectée pour la distribution. Ils nous ont dit que nous n'avions plus l'autorisation d'apporter de l'aide. »

Beaucoup ont critiqué la prise de contrôle [12], y compris le Parti démocratique des peuples (HDP) qui a fait partie des efforts de coordination. Selon les rapports [10] du journal Birgun, Pervin Buldan, coprésident de HDP a déclaré dans un communiqué :

Ils empêchent la campagne d'assistance du HDP. Les absents depuis le début du tremblement de terre, surtout dans les premiers jours, qui n'ont apporté aucune aide à notre peuple, ont lancé une initiative pour empêcher l'aide déjà réunie.

Les boucs émissaires et les oubliés

Il y avait aussi beaucoup d'autres boucs émissaires à cibler, comme Oğuzhan Uğur, musicien, scénariste, réalisateur et présentateur de la populaire émission « Topics: Open Microphone » via sa chaîne YouTube Babala TV [13]. L'émission présente des politiciens éminents échangeant avec des membres du public et répondant à leurs questions. Depuis le jour du tremblement de terre, Uğur et son équipe ont récolté des fonds pour couvrir les besoins essentiels des provinces touchées par le tremblement de terre : tentes, générateurs, machines nécessaires pour enlever les décombres, fournitures médicales et bien plus encore. Il a également récolté 29 millions de TRY (1 537 000 USD) en dons en espèces dont Uğur a fait don à Ahbap, une initiative non gouvernementale locale fondée par Haluk Levent, une rockstar turque.

Le duo a été fortement critiqué par les responsables du parti au pouvoir ainsi que par les membres du parti nationaliste (MH). Parmi eux, Birol Gür, l'ancien président provincial du MHP Istanbul qui a démissionné de son poste en décembre dernier. Gür a exhorté les gens [14] à faire un don à l'AFAD plutôt qu'à Ahbap et à Uğur, faisant part de « la crainte que les personnes touchées par le tremblement de terre ne bénéficient pas des fonds collectés ».

Le site Web d'Ahbap a également fait l'objet [15] d'attaques/tentatives de la part DDOS [16] pour empêcher son utilisation publique.

Berk Can Doğan, membre du conseil provincial du parti AK Kırşehir, ciblant Levent et Uğur, a écrit [14]: « Le travail et la sueur de dizaines de milliers de volontaires ne devraient pas être nourris pour ces deux-là ». Doğan a également déclaré dans les tweets suivants que les campagnes d'aide lancées par Ahbap et Uğur, fondateur de Bababala TV, portaient atteinte à [15] la réputation de l'aide financée par l'État.

Cependant, le lendemain, Doğan a déclaré [17] qu'après les réactions à son tweet [18], il a consulté le site Internet d'Ahbap et a vu que l'organisation collabore avec l'AFAD depuis longtemps maintenant. « Même si j'ai employé de mauvaises expressions dans mon état de colère hier, je n'avais pas une telle intention », a tweeté Doğan.

Turgay Güler, un journaliste affilié au parti au pouvoir AK, a lancé une diatribe [19] à la télévision accusant les YouTubers, les utilisateurs des médias sociaux et d'autres d'avoir transformé le tremblement de terre en une plate-forme de relations publiques. S'exprimant sur la chaîne de télévision Ulke, où Güler est également animateur, le journaliste les a accusés de partager des informations erronées, de détruire les zones sismiques et de les appeler « corbeaux charognards ». À un moment donné, un Güler essoufflé, s'est exclamé que ces individus et organisations étaient incapables de gérer de grosses sommes d'argent. Et pourtant, ni Güler, ni les autres invités de l'émission, ne se sont souciés d'expliquer où se trouvait l'argent collecté [20] par l'État au titre de la taxe sur les tremblements de terre [21], ni comment il a été dépensé ou géré [15] au cours des vingt dernières années.

Le 14 février, Devlet Bahçelile, chef du Parti du mouvement nationaliste, a ciblé [22] à la fois les efforts de Levent et d'Uğur lors de la réunion du cabinet du parti. Les qualifiant [22] de vautours, Bahçeli s'en est pris à l'aide non étatique, accusant les personnes impliquées « de compromettre la crédibilité de l'État ».

Aucune de ces déclarations n'a cependant dissuadé Levent ou Uğur. Dans un tweet suite aux commentaires de Bahçeli, Haluk Levent a déclaré : « Pas plus tard qu'hier, des membres du MHP se sont rendus dans notre village de tentes. Je pense que les conseillers de Bahçeli l'informent mal. Chaque jour, je travaille avec les institutions de l'État et j'écris à ce sujet. Dans tous les cas, nous ne pouvons pas réussir si nous ne collaborons pas ensemble.”

Pendant ce temps, Kemal, chef de l'opposition CH Party, a tweeté pour exprimer son soutien aux campagnes d'aide locales, notamment AHBAP, tout en critiquant le manque de coordination du gouvernement :

Au lieu de calomnier Ahbap, assurez-vous de la coordination de la distribution d'assistance. La campagne de chantage que vous avez initié, ne fait qu'affecter les personnes touchées par le tremblement de terre, que ces absurdités cessent. Ne pensez même pas à prendre le contrôle des institutions bâties par le peuple. Ne barrez pas la route à ceux qui viennent en aide aux autres.

En raison d'un manque de confiance [24] dans les institutions [25] étatiques et d'un antécédent de mauvaise gestion de son budget par l'État [15], de nombreux citoyens ont choisi de faire des dons à des groupes de la société civile et à des organisations caritatives locales, comme les campagnes de collecte de fonds d'Ahbap et d'Oguzhan Ugur.

Des attaques contre les réfugiés et les minorités

Il y avait aussi d'autres boucs émissaires, comme les réfugiés et d'autres minorités [26] qui ont été la cible de discours de haine et de violence physique [27]. Dans un communiqué [28] publié par la Progressive Lawyers’ Association le 13 février, le groupe a déclaré avoir déposé des plaintes pénales contre tous les suspects qui ont ciblé les immigrants dans la zone du tremblement de terre. Le 15 février, le groupe a également déclaré dans un tweet avoir demandé une interdiction d'accès aux images de violence dans la région du tremblement de terre, en particulier la torture.

Alors que l'État a épargné ceux qui accordent des permis de construction, les cabinets d'audit et les législateurs qui ont adopté une loi d'amnistie autorisant la construction de bâtiments [29] – un règlement [30] qui légalisait les constructions auparavant illégales, la plus récente datant de 2018 – les promoteurs de la construction ont été pris à parti [30]. Jusqu'à présent, 134 ont été arrêtés [30].

Quelques jours avant le tremblement de terre, le parlement devait voter un autre projet de loi d'amnistie [29] pour les constructions récentes. Même le président Erdoğan lui-même s'est enorgueilli [31] des amnisties de construction accordées par son gouvernement qui ont aidé des centaines de milliers de personnes lors de sa campagne électorale en 2019. Le 16 février, Bekir Bozdağ, ministre de la Justice, a juré que tous les responsables de constructions défectueuses, non seulement les promoteurs immobiliers mais aussi les auditeurs et les fonctionnaires feront l'objet d'enquêtes. Le temps montrera jusqu'où iront ces enquêtes, le temps et les mesures qui doivent rendre compte de la mort de 38 044 [32] personnes – le bilan le plus récent au moment de la rédaction de cette histoire.