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Trahison caritative : la pratique légale consistant à persécuter les Russes qui font des dons à l'Ukraine

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Ukraine, Guerre/Conflit, Médias citoyens, Advox, Russia invades Ukraine: One year later, Unfreedom Monitor

Image de Alexandra_Koch [1] par Pixabay [2]. Utilisée sous une licence Pixabay [3]

Crime et châtiment

Frappés par la nouvelle choquante le jour de l'invasion, le 24 février 2022 , de nombreux Russes se sont précipités pour manifester leur soutien à l'Ukraine. Au cours des premiers mois de la guerre, le nombre de contributions individuelles au Comité d'assistance civique [4] – l'ONG russe la plus réputée qui aide les réfugiés ukrainiens – s'est accru plusieurs fois [5]. Le nombre de dons individuels à l'Ukraine a également augmenté de manière significative [6] .

L'un de ces donateurs était M. Max (nom modifié). Il ne voulait pas cacher son indignation et sa compassion derrière des outils anonymes et a ouvertement transféré 60 000 RUB (~ 600 USD) sur le compte de collecte de la Banque nationale d'Ukraine [7] (NBU) en utilisant SWIFT.

Alors que ce transfert était en cours, le bureau du procureur général russe (qui fait partie du ministère de l'Intérieur) a publié une déclaration [8], dans laquelle, il déclarait que «toute aide financière, matérielle, technique, de conseil et autre à un État étranger, à une organisation internationale ou étrangère ou à leurs représentants dans des actions visant la sécurité de la Fédération de Russie» constitue une trahison et que toutes ces opérations financières seront examinées individuellement. 

Les médias ont largement diffusé ce message, alertant que des arrestations massives pourraient suivre. Même si l'aide humanitaire et l'aide aux proches étaient [9]exclues [9] de la définition de la trahison, de nombreux avocats ont déconseillé [10] d'envoyer de l'argent en Ukraine. Compte tenu des liens horizontaux étroits entre les deux nations, il s'agissait d'une nouvelle réalité que beaucoup de gens ne pouvaient pas comprendre immédiatement.

M. Max a réussi à annuler le transfert, mais, deux jours plus tard, la banque où il travaillait également lui a demandé de démissionner. Puis il a été convoqué par le Service fédéral de sécurité (FSB), interrogé, son appartement perquisitionné et ses appareils confisqués. «C'est une trahison», a conclu l'officier. «Punissable de 12 à 20 ans.» Vers minuit, le FSB a laissé partir M. Max lui demandant de «vivre sa vie normalement» et d'attendre la décision. Ne prenant aucun risque, il a fui le pays à l'aube.

Même si M. Max dit qu'il a fait un transfert pour «un soutien et la restauration de l'Ukraine», il semble que le seul appel aux dons [11] sur le site Web de la NBU à l'époque (du 24 au 27 février) était destiné aux besoins de l'armée ukrainienne.

Cette histoire a été racontée [12] de façon anonyme à Helpdesk.media [13] en juin 2022 , date à laquelle aucune affaire pénale n'avait encore été engagée contre M. Max. Probablement, le FSB ne voulait pas qu'une procédure en cours gâche ses statistiques internes, mais si M. Max traversait la frontière vers la Russie, les poursuites commenceraient immédiatement.

Les affaires de trahison sont généralement confidentielles et il est difficile de se faire une idée détaillée des modèles d'application de la loi. Department One [14], une ONG de défense juridique, a rapporté [15] en mai que depuis le début de la guerre, ils avaient consulté plus de 30 personnes qui ont eu à faire avec le FSB et 50 dont les comptes bancaires ont été bloqués en raison des dons à l'Ukraine.

Seule une poignée de rapports de blocage de compte sont disponibles [16] dans les médias, et tous proviennent de la SberBank, la plus grande banque de Russie, détenue majoritairement par l'État. Un seul rapport inclut le nom du receveur, et il s'agit de Come Back Alive [17] (Revient vivant), un important fonds ukrainien soutenant l'armée.

En août 2022, le FSB a publié une vidéo [18] d'officiers bien armés entrant dans les appartements de trois personnes et délivrant un avertissement contre la trahison. Le Department One a connaissance [19] de cinq autres incidents similaires, huit au total, au 19 août 2022. Toutes les personnes concernées ont effectué des virements bancaires vers l'Ukraine, au moins quatre [20] d'entre elles vers Come Back Alive.

Même les Russes qui vivent à l'étranger sont sur le radar du FSB. Mme Aleksandra [21] (nom modifié) a fait don de 25 EUR à Come Back Alive à partir de son compte SberBank, et le FSB a rendu visite à sa mère. Un officier est devenu maintenant un habitué des cours qu'elle enseigne dans une université.

Pour le FSB et la police, le secret bancaire n'existe pas [22] . Rosfinmonitoring (Service fédéral de surveillance financière) collecte et analyse les données des transactions financières dans les banques pour lutter contre les délits financiers. La police peut se renseigner sur le destinataire particulier (comme Come Back Alive) et obtenir la liste complète des donateurs, même rétroactivement.

L'aide est venue d'une source inattendue. Une semaine après le début de la guerre réelle, l'UE a commencé à bloquer [23] SWIFT pour les banques russes, la SberBank ayant été fermée en juin 2022 . Les virements bancaires internationaux sont devenus peu fiables, et on peut dire que la plupart des Russes se sont tournés vers d'autres moyens moins traçables de transférer leurs fonds [24] à l'international.

Mais ce n'est pas seulement le FSB qui cherche dans la base de données. Parfois, des citoyens vigilants rapportent dénoncent leurs compatriotes russes qui soutiennent l'Ukraine. C'est ce qui est arrivé à un café branché du centre de Moscou qui a annoncé sur sa page Instagram une vente aux enchères caritative au profit d'un groupe de bénévoles ukrainien Kyiv Angels [25]. Il a attiré l'attention des blogueurs pro-étatiques [26], qui ont remarqué que les Anges soutiennent l'armée entre leurs missions humanitaires. Le café a été victime d'intimidation en ligne, ses propriétaires doxés et menacés. Un député local les a officiellement signalés [27] à la police. Finalement, les propriétaires se sont excusés et ont affirmé [28] avoir été piratés, ce qui n'a convaincu personne. Après avoir été visité [29] par des «gens en uniforme», le café a dû fermer pendant un court moment.

Collusion de puissances

Bien que les autorités conviennent que le parrainage de l'armée ukrainienne constitue une trahison, en un an , aucune affaire pénale n'a été signalée pour de tels dons. Cela fait merveille, surtout en contraste avec les sanctions pénales sévères [22] contre ceux qui font des dons à «l'ennemi intérieur», comme la Fondation anti-corruption [30] de M. Navalny .

Il semble courant que le nombre de cas de trahison augmente pendant ou avant qu'un pays ne soit impliqué dans une guerre – pour montrer qu'il est menacé. Avant 2014 [31], il y avait 2 ou 3 condamnations pour trahison par an en Russie ; après, 15 par an. En mars 2022 , plusieurs experts ont affirmé [32] que le FSB, qui s'occupe de la trahison, est désormais tournée en pleine capacité et ne peut pas traiter plus de cas par an même s'il le souhaitait : «Le système n'est pas prêt pour une répression de masse.»

Cependant, cette fois, il semble que le FSB ait partagé certains de ses pouvoirs et de son autorité avec le ministère de l'Intérieur, qui comprend la police. Habituellement, le FSB surveille la personne concernée pendant des mois avant de se présenter à sa porte avec un procès bien préparé. Mais maintenant, le ministère de l'Intérieur annonce les enquêtes de masse à l'avance. Probablement, le FSB s'est alors senti obligé d'agir et, en l'absence d'un meilleur plan, a effectué l'opération de recherche et d'avertissement, effrayant les accusés potentiels (beaucoup d'entre eux ont quitté [31] la Russie ). En mai 2022, Department One (le Département un) connaissait [21] sept cas d'agents du FSB rendant visite aux proches de ceux qui avaient fui, menacés de poursuites pour leur position anti-guerre. « Convainquez-les de revenir en Russie », ont-ils demandé.

Une autre cas de collusion des autorités chargées d'enquêter sur les cas de trahison est l’affaire pénale [33] contre le politicien de l'opposition M. Vladimir Kara-Murza, qui est en prison depuis avril 2022 pour avoir diffusé de «fausses informations [34]» sur l'armée russe. En octobre, il a été accusé de trahison pour avoir donné des conférences publiques à l'étranger. Il s'agit de la première [35] affaire pénale relevant de la section «aide à une organisation étrangère» citée ci-dessus, et de la première affaire de trahison menée par le ministère de l'Intérieur, et non par le FSB. De plus, en juillet 2022 , l'État a modifié [10] la loi : désormais, presque toute collaboration avec une organisation étrangère peut être considérée comme une trahison (art. 275.1 du Code pénal).

Malgré la mauvaise coordination évidente entre les deux agences sur la façon de traiter les affaires, cette collusion peut signifier que la capacité limitée du FSB sera renforcée par la police, et, à l'avenir, nous verrons l'augmentation des condamnations. Cependant, le fait qu'il n'y ait eu aucun rapport de persécutions de citoyens russes pour avoir fait un don à l'Ukraine depuis le printemps 2022 laisse espérer que cela ne deviendra pas une tendance.