Le tournant s'est produit, d'après certains experts, lorsque la frontière entre l'Arménie et la Turquie s'est ouverte pour la première fois en trente ans, bien que brièvement, afin d'acheminer de l'aide humanitaire à la suite du tremblement de terre ayant frappé la région sud-est de la Turquie. Ce geste est d'autant plus important qu'en 1988, la Turquie avait envoyé de l'aide humanitaire à l'Arménie lorsque le pays avait lui aussi subi un tremblement de terre, arrachant plus de 25 000 vies. À la suite de l'aide envoyée le 11 février, le ministre arménien des Affaires étrangères, Ararat Mirzoyan, s'est rendu à Ankara, où il a été chaleureusement accueilli par son homologue turc, Mevlüt Çavuşoğlu. Le Président turc Recep Tayyip Erdoğan et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan s'étaient auparavant entretenus au téléphone, le 7 février. De plus, le Président arménien Vahagn Khachaturyan et Alen Simonyan, Président de l'Assemblée nationale d'Arménie, ont exprimé leurs condoléances sur Twitter, le 6 février.
Ces échanges amicaux marquent un changement notable dans des relations habituellement glaciales entre les deux nations. La Turquie a fermé sa frontière avec l'Arménie en 1993, lors de la première guerre du Haut-Karabakh, en signe de solidarité avec son allié de longue date, l'Azerbaïdjan. Depuis lors, les liens entre la Turquie et l'Arménie sont restés tendus.
En 2008, les deux pays ont failli trouver un terrain d'entente lorsque des représentants de chaque nation se sont rencontrés à Zurich et ont convenu d'une série de protocoles visant à normaliser les relations entre les deux pays.
À la suite de cette rencontre, le Président turc de l'époque, Abdullah Gul, s'est rendu à Erevan pour assister au premier des deux matchs de qualification pour la Coupe du monde de football entre la Turquie et l'Arménie. Un an plus tard, le Président arménien de l'époque, Serzh Sargsyan, s'est rendu dans la province turque de Bursa pour assister à un autre match entre les deux équipes nationales. Ces visites ont été qualifiées à l'époque de « diplomatie du football. »
Les négociations ont finalement échoué après le retrait de la Turquie, sous la pression croissante de l'Azerbaïdjan. L'Arménie a ensuite officiellement déclaré les protocoles nuls et non avenus en 2018.
Des relations plus amicales
La seconde guerre du Haut-Karabakh, en 2020, a changé le point de vue de la Turquie sur ses relations avec l'Arménie. Recep Tayyip Erdoğan a d'abord signalé l'intérêt de la Turquie pour le renouvellement des relations en décembre 2020 lors d'une visite en Azerbaïdjan. Le Président turc avait déclaré : « Si des mesures positives sont prises à cet égard, nous ouvrirons nos portes fermées. » Un mois plus tard, un haut conseiller anonyme d'Erdoğan a confié au journaliste turc Asli Aydintasbas qu'Ankara était prêt à « normaliser les relations avec l'Arménie. »
Au cours des mois suivants, une série de signes diplomatiques positifs ont été observés entre la Turquie et l'Arménie, incluant un plan d'action quinquennal approuvé par les législateurs arméniens en août 2021, déclarant l'Arménie « prête à faire des efforts pour normaliser les relations avec la Turquie. »
Viennent ensuite les annonces conjointes de l'envoi de diplomates dans les deux pays et la reprise des vols charters entre Istanbul et Erevan, la capitale de l'Arménie. Lorsque l'Arménie a envoyé de l'aide humanitaire à la Turquie via leur frontière restée longtemps fermée, Serdar Kilic, l'envoyé spécial d'Ankara en Arménie, a remercié le peuple arménien dans un tweet :
Merci à @VahanKostanyan, merci à @RubenRubinyan pour vos efforts afin de réaliser ceci. Je me souviendrai toujours de la généreuse aide apportée par le peuple arménien pour apaiser les souffrances de notre peuple dans les régions frappées par le tremblement de terre en Turquie. https://t.co/4Q6PHOhsVj pic.twitter.com/NNU7r0FLow
— Serdar KILIÇ (@serdarkilic9) 11 février 2023
De façon similaire, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères du 15 février, Mevlüt Çavuşoğlu a lui-aussi remercié l'Arménie pour son aide. « L'Arménie a tendu une main amicale à notre peuple en ces temps difficiles, faisant preuve de solidarité et de coopération », s'est exprimé le ministre turc lors d'une conférence de presse commune suivant la réunion. Ararat Mirzoyan a ajouté : « Étant en Turquie en ces moments difficiles, je voudrais réaffirmer la volonté de la République d'Arménie de construire la paix dans la région, en particulier pour la normalisation complète des relations avec la Turquie, l'établissement de relations diplomatiques et l'ouverture complète de la frontière entre l'Arménie et la Turquie. »
Répondant aux critiques émises dans son pays, l'envoyé spécial d'Arménie, Ruben Rubinyan, a expliqué dans une interview accordée à Radio Liberty Armenia Service que malgré les problèmes dans les relations entre les deux pays, « nos pays sont voisins, et face à une crise humanitaire, les voisins doivent s'entraider. »
Au cours de la réunion, les deux ministres des Affaires étrangères ont déclaré être parvenus à un accord sur l'ouverture de leurs frontières aux ressortissants de pays étrangers et aux détenteurs de passeports diplomatiques, un sujet dont les deux pays discutent depuis la reprise des pourparlers après la seconde guerre du Haut-Karabakh. Les diplomates ont également convenu de restaurer conjointement le pont historique d'Ani, aussi connu sous le nom de « pont de la route de la soie », à la frontière entre la Turquie et l'Arménie. Le pont date du 10e ou 11e siècle et reliait autrefois les deux pays par la rivière frontalière Akhurian/Arpaçay. Les images actuelles du pont montrent deux structures de pierre restantes sur les deux côtés de la rivière, probablement ce qui était autrefois les tours du pont.
Il y a aussi une chance de renouer avec la « diplomatie du football » d'il y a 15 ans. Les équipes nationales s'affronteront lors de deux matchs, le 25 mars (en Arménie) et le 8 septembre (en Turquie), dans le cadre des qualifications pour le Championnat d'Europe de football de 2024 (UEFA Euro 2024).
Malgré ces échanges chaleureux, les espoirs de renouer les liens entre les deux pays restent sombres et incertains. Dans un article pour Daktilo 1984, le journaliste Barçın Yinanç note que l'Azerbaïdjan continue d'influer sur les progrès, plaçant les liens entre la Turquie et l'Arménie « sous une sorte d'hypothèque. » Toutefois, cette hypothèque pourrait ne pas être « aussi forte qu'auparavant », écrit Richard Giragosian, directeur du Centre d'études régionales d'Erevan. « En rouvrant la frontière, la Turquie a répondu rationnellement à la bonne volonté de l'Arménie. [La Turquie] fait également preuve d'un virage à 180 degrés dans [sa] stratégie à l'égard de l'Azerbaïdjan et de la Russie en ne demandant aucune confirmation à l'Arménie et en ne consultant pas les responsables russes [au sujet de l'ouverture de la frontière]. » Cependant, le directeur du Centre fait remarquer que d'autres mesures doivent être prises pour débarrasser les deux pays de leurs incertitudes. Il s'agit notamment de maintenir ouverte cette frontière fermée, d'augmenter le nombre de points de passage et d'exprimer plus souvent une volonté politique mutuelle, précise Richard Giragosian.
Un autre facteur susceptible d'affecter les relations entre la Turquie et l'Arménie est le résultat des prochaines élections présidentielles en Turquie. Selon Tom de Waal, Senior Fellow (Chargé de mission) à Carnegie Europe, spécialisé dans l'Europe de l'Est et le Caucase, une fois les élections passées, « les perspectives sont bonnes. Si l'opposition parvient à remporter les élections en Turquie, il y a de fortes chances qu'elle fasse avancer la normalisation avec l'Arménie en la considérant comme étant dans l'intérêt du pays et qu'elle soit moins encline à permettre à l'Azerbaïdjan d'exercer son droit de veto. »