Le racisme caché derrière les manifestations au Pérou

Photo de Juan Zapata/Connectas

Ce texte est extrait d'un article écrit par Elizabeth Salazar Vega pour Connectas, et est republié sur Global Voices dans le cadre d'un partenariat avec les médias.

Je devais avoir seulement six ans quand ma mère a caché son identité pour me protéger. « Si jamais quelqu'un te demande d'où viennent tes parents, dis-lui que ta mère est d'Ica, et que ton père est d'Arequipa » m'avait-elle dit un jour en peignant mes cheveux. Après les avoir attachés avec un ruban, nous avons pris la route pour l'école de Miraflores. C'est l'un des districts les plus riches de Lima, et là où j'ai passé mes premières années d'école.

Cependant, plus tard j'ai fini par réaliser que son origine Ayacucho, de la région sud des Andes Péruviennes, n'était autre qu'un mot interdit à la capitale. Ceux qui émigraient de cette ville étaient regardés de haut avec suspicion et vus comme des terroristes pour le simple fait d'être nés là-bas. Le démonyme Puno (Puneño), qui est la région frontalière avec la Bolivie où mon père est né, est aussi une insulte dans les grandes villes classistes.

Rien n'a changé au Pérou. Ces dernières années, le dit terruqueo s'est répandu à travers le pays. Ce terme décrit une pratique qui diabolise les manifestants en les accusant d’être des terroristes. Son objectif final est de diminuer leurs voix et leur crédibilité. De ce fait, ni la discrimination liée à l'origine naturelle et la couleur de peau, ni le terruqueo ne disparaîtront instantanément avec le changement de génération. La Beca 18 est un programme fondé par l'État, destiné aux jeunes talentueux mais défavorisés. Cependant, leurs mérites académiques ne valent rien lorsqu'ils sont jugés sur leur apparence physique ou sur leur façon de parler.  La présence d'étudiants indigènes dans les meilleures universités privées de Lima perturbe tellement que, depuis l'introduction de la Beca 18, les bureaux estudiantins des affaires sociales ont dû mettre en place des programmes de soutien et d'intégration pour ceux qui arrivaient d'autres régions.

Ces deux derniers mois, le Pérou (qui expose fièrement sa diversité pour le tourisme mais qui peine à la reconnaitre) a dû faire face non seulement à des manifestations menées par les populations Andines dans leurs propres localités mais aussi à des caravanes en direction de Lima. Des hommes et des femmes parlant Quechua, portant des jupes traditionnelles, des ponchos, des chapeaux et des drapeaux provinciaux distincts ont été le fer de la lance de manifestations appelant à la résignation de la Présidente Dina Boluarte et à la dissolution du Congrès. Cependant, tout comme dans les salles de classes de l'université, le pouvoir central de la capitale ne les traite pas sur un pied d'égalité.

Les délégations régionales et les habitants du district Nord de Lima ont marché pendant plus de quatre heures sur l'autoroute Panamerica, pendant l'une des plus grandes manifestations contre le gouvernement. Photo de Juan Zapata/Connectas

En décembre 2022, l'ancien président Pedro Castillo, qui représentait pour beaucoup les Indigènes et les populations rurales, a tenté de dissoudre le Congrès quand des législateurs avaient bloqué plusieurs de ses politiques. Ceci a immédiatement mené à une procédure de destitution. Sa Vice-présidente, Dina Boluarte, a ensuite pris le pouvoir par succession constitutionnelle, mais a été vivement critiquée pour sa gestion des protestations contre le gouvernement. Cinquante-huit personnes ont été tuées et plus de 1 200 autres blessées dans les confrontations avec les forces de police.

Ces manifestants, qui sont principalement originaires des régions Andines et économiquement marginalisés, se retrouvent confrontés à un milieu urbain discriminant qui les stigmatise et les oppresse. Dans un pays où vivent près de 50 communautés Indigènes, le classisme et le racisme ont déterminé qui a le droit de voter, et qui mérite de vivre.

Les préjugés raciaux s'étendent aussi à d'autres couches socio-économiques et géographiques, et ne sont pas exclusivement réservés aux personnes d'ascendence européenne. Les mestizos*, cholos**, et Andinos*** qui veulent prendre leurs distances avec leurs racines afin d'éviter d'être assimilés à des groupes marginalisés, sentent eux aussi la pression. Leur résistance est devenue si importante que même Boluarte, née dans la région méridionale d'Apurimac, a essayé de rassembler un sentiment de fraternité. Pendant son discours a Cusco, elle a insisté sur la différence entre son apparence physique et celle des manifestants: « Ici, nous ne sommes ni Européens ni de sang bleu, et je ne suis pas différente de vous à cause de mes yeux clairs.»

Le siècle passé, le Pérou a commencé à ignorer la race d'un individu en terme phénotypiques, les distinguant plutôt par leur niveau culturel et leur hiérarchie de classe. Cependant, au lieu de parvenir à une plus grande égalité, ce mouvement a récemment créé une situation ou ceux qui grimpent l'échelle sociale, quelle que soit leur origine ethnique, commencent à regarder de haut leurs inférieurs. C'est ce que l'anthropologue Marisol de la Cadena appelle le « racisme silencieux ».

« La nouvelle génération d'intellectuels adhère à une notion diffuse de la race. Une notion qui rejetait explicitement les différences biologiques définitives, mais acceptait les différences “intellectuelles” et “morales” retrouvées dans ces groupes d'individus comme hiérarchie de race. Les standards pour mesurer ces différences étaient en effet arbitraires et établis par l'élite» écrit l'auteur dans l'un de ses textes.

Photo de Juan Zapata/Connectas

Réaction de la classe politique

En décembre, l'ancien Président du Conseil des Ministres, Pedro Angulo, a dit à la télévision nationale que la mort des manifestants dans les régions du sud était en partie due au fait que ces personnes ne parlaient pas espagnol. « [Les manifestants] amènent des personnes influentes qui ne parlent par espagnol. De ce fait, quand la police leur parle, ils ne comprennent pas et continuent à avancer malgré les provocations. Ceci se termine donc en tragédie » dit-il. Aucun journaliste n'a réagi à sa justification de la violence.

Deux jours plus tard, Angulo a été interrogé de nouveau sur ce sujet. Cependant, plutôt que de mettre les choses au clair, il a ajouté un nouvel argument à sa logique : le terruqueo. «J'ai parlé avec des officiers de police qui venaient d'Andahuaylas et ils nous ont dit qu'ils voulaient parler à ces individus, qui apparemment ne comprenaient pas l'espagnol. Ce n'est pas une tactique moderne. C'est une tactique que le Sendero Luminoso utilisait» dit-il.

Ne pas parler espagnol serait donc aujourd´hui une tactique terroriste ? Les Péruviens qui parlent Quechua n'ont donc pas le droit de protester et de manifester ? Il paraitrait que les habitants de Lima ont le droit de négliger la langue natale du Pérou, le Quechua, mais que les habitants des Andes, qui l'utilisent tous les jours, sont obligés de parler espagnol. Sinon, ils risquent de perdre la vie. Cette agitation sociale a contribué à mettre en lumière le ferment de discrimination raciale au sein de la classe politique. Cependant, les médias de masse semblent être incapables de traiter de tels propos.

Marco Avilés, journaliste et auteur spécialisé dans ce domaine, affirme que « L'élite péruvienne non radicalisée a été formée dans des bulles socio-éducatives au sein d'écoles prestigieuses et d'universités, qui enseignent une version incomplète de la réalité péruvienne. Ces personnes sont rarement confrontées à identifier et enrayer le racisme. Au lieu de cela, ils accusent ceux qui exposent ce problème d'être rancunier et conscients d'eux même.» .

«Toute personne de 30 ou 40 ans occupant une fonction publique qui dit que le racisme n'existe pas est incroyablement ignorante. Cependant, cette ignorance n'est pas due à la pauvreté. Elle découle du pouvoir, et c'est ce qui convient le mieux aux personnes qui détiennent le pouvoir. » note Avilés.

Pour en savoir plus, lire l'article en entier sur Connectas.

*Mestizo: Une personne en Amérique Latine ayant des origines européennes et indigènes.
**Cholo: Une personne en Amérique du Sud d'ancêtres indigènes. Dans certains contextes, cela peut être considéré comme une insulte raciste. Cependant, les communautés indigènes revendiquent ce nom comme une marque d'identité et de fierté.
***Andino: Une personne de la région des Andes en Amérique du Sud, qui a principalement des origines indigènes.

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