Poka Leanui, un activiste décolonial hawaïen, a écrit un essai intitulé «Processus of Decolonization» (Processus de décolonisation), dans lequel il suggère cinq étapes pour décoloniser un groupe de personnes : rétablissement, deuil, rêve, engagement et action. Essentiellement, Leanui suggérait que la décolonisation impliquait d'examiner comment le pouvoir était réparti au sein d'une société et quels changements devaient prendre forme pour que chacun soit traité équitablement.
Dans le contexte géographique plus large, la thèse du chercheur est pertinente dans de nombreuses autres parties du monde. En fait, de nombreux anciens pays soviétiques naviguent actuellement dans leur propre processus de décolonisation. Ce processus est passé inaperçu jusqu'à ce que la Russie envahisse l'Ukraine, et de nombreux pays post-soviétiques ont commencé à réfléchir sur leur passé et, plus précisément, sur le rôle de la Russie dans leur histoire.
La présence militaire et politique de la Russie dans le Caucase du Sud, ainsi que dans la géographie au sens large, est incontestée. Les puissances occidentales n'ont pas été impliquées dans les processus politiques dans le Caucase du Sud pendant des décennies, le considérant traditionnellement comme la sphère d'influence de la Russie – un bref aperçu de l'histoire de la région en témoigne. Alors que l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022 est l'exemple le plus récent de l'intérêt et des aspirations de la Russie pour la région, ce n'est qu'un écho du passé qui continue malheureusement de hanter non seulement l'Ukraine et son peuple, mais toute la région post-soviétique. Les questions ethniques et territoriales des anciennes républiques soviétiques restent non résolues en grande partie parce que le rôle de la Russie et l'intérêt de maintenir vivants les conflits et les luttes latentes a nui aux perspectives de paix et de coexistence.
Un exemple est le Haut-Karabakh [fr] ( en Arm. Artsakh ).
La région a été incorporée pour la première fois à l'Azerbaïdjan en 1921 lorsque l'Union soviétique a créé la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie, qui comprenait l'Azerbaïdjan, la Géorgie et l'Arménie comme républiques constitutives. À l'époque, le Haut-Karabakh était une région autonome au sein de la République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan.
La décision de placer le Haut-Karabakh au sein de l'Azerbaïdjan a été prise par les autorités soviétiques, qui cherchaient à créer des unités administratives basées sur des critères ethniques et linguistiques. Alors que le Haut-Karabakh avait une population arménienne majoritaire, les autorités soviétiques ont jugé approprié de la placer en Azerbaïdjan.
L'autonomie du Haut-Karabakh a été établie par les autorités soviétiques en reconnaissance de l'identité culturelle et linguistique unique de la région, ainsi que des tensions ethniques qui existaient entre les populations arménienne et azerbaïdjanaise de la région. Cependant, malgré le statut d'autonomie du Haut-Karabakh, les tensions persistent, toutes les parties impliquées cherchant à exercer un plus grand contrôle sur la région. Après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, le Haut-Karabakh a déclaré son indépendance de l'Azerbaïdjan et a cherché à s'unir à l'Arménie. Cela a conduit à une guerre à grande échelle – la première guerre du Karabakh [fr]- entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, qui s'est terminée par un cessez-le-feu déclaré en 1994 et une victoire de l'armée arménienne, qui a pris le contrôle de territoires contestés mais en a également occupé d'autres en invoquant la sécurité de la population du Karabakh.
L'incapacité ou la réticence des dirigeants à résoudre le conflit après la première guerre du Karabakh a tenu les deux pays à distance, échangeant souvent des reproches et s'accusant l'un contre l'autre. Des violations du cessez-le-feu et des tensions ont suivi les deux pays au cours des décennies suivantes jusqu'au 27 septembre 2020, lorsqu'une guerre à grande échelle a éclaté. La guerre de 44 jours a laissé des milliers de soldats et de civils tués des deux côtés. L'Azerbaïdjan a repris le contrôle d'une grande partie des sept régions précédemment occupées. L'Azerbaïdjan a également capturé un tiers du Karabakh même pendant la guerre. La Russie a négocié un cessez-le-feu qui a mis fin à la phase active de la guerre mais n'a pas résolu le conflit. L'Arménie et l'Azerbaïdjan ont accepté la présence de forces russes de maintien de la paix.
Bien qu'elle ait joué un rôle actif dans les négociations après la seconde guerre du Karabakh, l'invasion de l'Ukraine par la Russie un an plus tard a modifié sa dynamique de pouvoir dans la région et changé le cours des développements d'après-guerre.
Ce changement dans la dynamique du pouvoir était visible avec les escarmouches d'après-guerre qui se sont poursuivies malgré l'accord de 2020 pour mettre fin aux hostilités. En mai 2021, les troupes azerbaïdjanaises ont fait une incursion importante sur le territoire arménien, avançant plusieurs kilomètres dans les provinces de Syunik et Gegharkunik et occupant environ 41 kilomètres carrés de terres. Cette décision a suscité une condamnation internationale, notamment du Parlement européen, ainsi que des États-Unis et de la France, qui ont exhorté l'Azerbaïdjan à retirer ses troupes du territoire arménien. D'autres incursions militaires ont eu lieu en septembre 2022, entraînant la mort et la disparition d'au moins 204 militaires arméniens et 80 Azerbaïdjanais, selon les archives officielles.
Bahruz Samadov, doctorant à l'Université Charles de Prague, a déclaré que la décision du Président azerbaïdjanais Ilham Aliyev d'attaquer le territoire internationalement reconnu de l'Arménie en 2021 était la manifestation même du vide laissé par la Russie.
Pour les dirigeants politiques d'Erevan, la reprise des combats en septembre est le signe du déclin de l'influence de la Russie ainsi que son manque de fiabilité. Au lieu de cela, malgré l'absence de la Russie, l'Union européenne et les États-Unis sont intervenus et ont assumé le rôle de nouveaux médiateurs dans le processus de consolidation de la paix entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Ils ont initié des réunions de haut niveau entre des responsables arméniens et azerbaïdjanais. Cependant, la Russie étant largement absente du tableau, un puissant Aliyev a poursuivi son objectif : faire pression sur l'Arménie pour qu'elle accepte ses conditions concernant le Karabakh et le couloir de Lachin.
Depuis l'année dernière, un groupe d'éco-activistes azerbaïdjanais, qui, selon Samadov, sont une couverture pour l'intervention de l'État , bloquent la seule route reliant la population arménienne vivant au Haut-Karabakh à l'Arménie. La fermeture de la route a entraîné une crise humanitaire et a incité la Cour internationale de Justice a ordonné le 22 février 2023, à l'Azerbaïdjan de mettre fin au blocus du corridor de Lachin.
Réveil décolonial
Bien que les guerres en Ukraine et du Haut-Karabakh puissent être géographiquement éloignées, elles présentent des points communs. Les deux sont le résultat de la politique impérialiste de la Russie, qui remonte à la période tsariste et qui a été poursuivie par le Président Poutine.
Naturellement, il est souvent difficile de regarder au-delà du cliché la politique moderne ou de suivre les développements qui se déroulent dans l'espace post-soviétique d'un point de vue historique et anthropologique, mais ceux-ci ne sont pas moins importants sinon vitaux pour comprendre tout l'éventail des complications qui conduisent à ce cycle de violence. Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le passé soviétique est réévalué par les anciens États soviétiques. Le dialogue sur le rôle de la Russie dans la région se retrouve également parmi les sociétés post-socialistes du Caucase du Sud .
« Les sujets décoloniaux ont commencé à être discutés en Arménie seulement ces dernières années. La politique défavorable de la Russie dans la région dans un passé récent a généré un nouveau discours sur les relations entre les deux pays au sein de la société civile arménienne », a déclaré Eviya Hovhannisyan, une anthropologue sociale dont les recherches portent sur l'identité et le nationalisme dans les pays post-soviétiques.
Quelques auteurs ont publié [voir Hrach Bayadyan «Becoming post soviet » (Devenir post-soviétique)] sur la question de l'identité post-soviétique, mais dans l'ensemble, il n'existe pas de recherche ou d'études académiques solides sur la décolonisation. «Puisque l'URSS était différente des empires occidentaux, la question même de savoir si c'était un empire est débattue de temps en temps», a déclaré Hovhannisyan.
En Azerbaïdjan, selon Bahruz Samadov, les gens ont toujours critiqué la Russie et ont souvent tendance à blâmer Poutine pour le conflit du Haut-Karabakh. Les Azerbaïdjanais et les Arméniens n'ont pas toujours été des ennemis. Ayant vécu ensemble pendant des siècles, ils ont réussi à coexister en paix. Hovhannisyan évoque des pratiques connues sous le nom de « Dost » (ami en azerbaïdjanais) et « Kirva » (semblable au parrain), qui ont créé des liens solides entre de nombreuses familles arméniennes et azerbaïdjanaises.
« Lorsque deux groupes ethniques doivent vivre côte à côte, ils créent des mécanismes qui configurent les relations interpersonnelles entre eux. Après la première guerre du Haut-Karabakh, les Arméniens et les Azerbaïdjanais traversaient des frontières déjà fermées pour assister aux mariages ou aux funérailles de leurs amis de « l'autre côté », a déclaré Hovhannisyan.
Hovhannisyan et Samadov affirment que la propagande élaborée de l'État au cours des 30 dernières années a rendu les Azerbaïdjanais et les Arméniens haineux les uns envers les autres et peu disposés à faire des compromis pour la paix. Samadov note que les sentiments nationalistes et maintenant la victoire font partie de l'identité nationale de l'Azerbaïdjan, et il est peu probable que cela change à l'avenir car Aliyev n'est pas intéressé à changer les perspectives des gens. « C'est dans l'intérêt d'Aliyev d'être perçu comme un leader victorieux. Si la propagande officielle n'est pas modifiée, il n'y aura pas de paix durable », note Samadov. Samadov et Hovhannisyan ont également souligné qu'il était toujours dans l'intérêt de la Russie d'avoir une raison pour sa présence militaire et politique dans le Caucase du Sud.
«Ce qui est important pour nous, c'est de comprendre que la Russie n'est intéressée qu'à garder son influence dans la région, à être toujours le grand frère, ce qui est sans aucun doute impérialiste dans son noyau», a déclaré Bahruz Samadov.
« La paix vaut plus que l'absence de guerre »- Inger Skjelsbæk
Bien qu'il y ait eu des signaux positifs [fr] de la part de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan concernant la résolution de leurs problèmes par des moyens diplomatiques, Eviya et Bahruz ne voient pas une paix durable être atteinte de si tôt. « Pour parvenir à une paix durable, nous avons besoin d'un véritable processus démocratique, ce que nous n'avons pas actuellement (en Azerbaïdjan) ; par conséquent, il ne peut y avoir de véritable paix. Ce que nous pouvons tout au plus avoir, c'est une sorte de paix autoritaire qui fonctionnera peut-être en termes d'économie, mais qui ne se transformera jamais en paix entre les deux nations », a expliqué Bahruz.
En outre, sur le front de la société civile, il n'y a pas grand-chose à faire en l'absence de canaux officiels ouverts, ajoute Hovhannisyan. Bien que vitaux pour la promotion de la paix et la résolution des conflits, en particulier pour les jeunes Arméniens et Azerbaïdjanais qui, contrairement à leurs parents ou grands-parents, n'ont jamais eu de contact avec la nation voisine, ces échanges ne sont pas utiles en l'absence de dialogue politique officiel.
Selon Samadov, la majorité des initiatives locales engagées dans le travail de paix et pro-démocratie ne sont plus actives, et celles qui restent n'ont pas la capacité « de fournir des alternatives au récit du gouvernement. Beaucoup de citoyens sont déçus par la corruption et les pratiques de blanchiment d'argent et ont soit changé d'emploi, soit quitté l'Azerbaïdjan. Il ajoute:
Alors que l'Arménie et l'Azerbaïdjan évoluent parallèlement aux développements évoqués ci-dessus, ils s'appuient fortement sur une partie extérieure pour résoudre les différends ethniques et territoriaux entre eux, de préférence non menés par la Russie. Avec des récits de guerre à la base, ces deux pays et leurs peuples sont toujours à la recherche de leur propre identité, et pour eux, imaginer ce qui vient après la paix est plus difficile que de prendre des mesures pour y parvenir.
Cette publication est faite dans le cadre du projet N-Ost «Décoloniser le journalisme », développé en coopération avec JX Fund et soutenu par le Commissaire du Gouvernement allemand pour les Médias et la Culture (BKM)