« Exploiter Internet pour créer une connexion mondiale sans précédent » : un entretien avec Ethan Zuckerman. Première partie

Ethan Zuckermann. Photo libre d'utilisation via licence Wikimedia Commons (CC BY 2.0)

Ethan Zuckerman, technologue, professeur à l'Université du Massachusetts à Amherst, co-fondateur de Global Voices et figure éminente du monde Internet avec une longue expérience remontant à 1989, a déclenché une discussion importante en 2014 avec des excuses sincères intitulées «Excuses publiques pour avoir foiré en ne remettant pas en question les hypothèses ». Ethan en tant qu'ancien employé de Tripod.com, a réfléchi sur son rôle dans l'invention des publicités pop-up largement détestées, mais utilisées pour générer des revenus, la destination Web la plus populaire au début des années 1990.

Né de cette expérience et de la conviction que les gens doivent avoir le droit de s'exprimer librement et d'être entendus, Global Voices enregistre l'actualité mondiale, la dynamique géopolitique et les histoires humaines depuis près de 20 ans. Aujourd'hui, la plate-forme médiatique est devenue une plaque tournante pour les nouvelles, la recherche et les histoires d'intérêt humain d'innombrables communautés et langues dans le monde, souvent marginalisées ou négligées par les médias grand public. Ethan s'est entretenu avec Juke Carolina de la façon dont ce média à but non lucratif a été conceptualisé et pourquoi.

Juke Carolina (JC) : Pouvez-vous nous expliquer comment GV a vu le jour, de sa conception à son lancement ?

Ethan Zuckerman (EZ) : C'était au début des années 2000, 2003, je pense, ou peut-être 2004. Rebecca (MacKinnon) et moi étions tous deux boursiers au Berkman Center . Le Berkman Center était probablement, à ce moment-là, le principal centre d'étude d'Internet et de la société. Et Rebecca et moi étions tous les deux très intéressés par la façon dont Internet construit des ponts entre le Nord et le Sud. Ou vraiment entre les États-Unis, l'Europe et d'autres nations. Comment pourrions-nous utiliser Internet, la possibilité que les gens puissent se parler et s'écouter d'une manière nouvelle et en quelque sorte sans précédent, et ce pour une connexion réellement mondiale ?

Rebecca parle couramment le mandarin et un peu le cantonais, et elle a vécu en Chine pendant une grande partie de sa vie. Elle y a vécu très jeune, donc son chinois est excellent. Elle y a vécu en tant que journaliste pour CNN. Elle était donc vraiment intéressée à utiliser Internet pour comprendre ce qui se passe en Chine, en Corée du Nord et dans d'autres pays sur lesquels nous ne savions pas grand-chose. J'ai passé mes 20/30 ans en Afrique subsaharienne (ASS). Je suis allé au Ghana en tant que boursier Fullbright quand j'avais 20 ans. J'ai dirigé une ONG appelée Geek Corps, qui travaillait sur le volontariat technologique, dans toute l'Afrique subsaharienne (ASS). Et j'étais intéressé par (la question) « Internet pouvait-il créer des ponts entre les habitants de l'ASS et le reste du monde ? »

Une grande chose qui se passait au début des années 2000 était la montée des blogs. Vous aviez donc beaucoup d'auteurs, gérant leurs propres sites Web, écrivant quelques fois par semaine / quelques fois par mois sur ce qui se passait dans la politique et la société locales, et Rebecca et moi avons commencé à compiler des listes de blogs que nous pensions étaient formidables. Il y avait une conférence de blogueurs organisée à l'Université de Harvard, et Rebecca surtout, car c'était son travail, a organisé une piste internationale pour cette conférence. Et nous avons invité des amis du monde entier à venir en faire partie. Et nous avions des gens du Moyen-Orient, d'Afrique subsaharienne, d'Asie, beaucoup de blogueurs que nous avions lus mais que nous n'avions jamais rencontrés en personne. Et nous nous sommes tellement amusés à traîner ensemble à Harvard, que nous avons conclu que nous devions faire quelque chose. Et ce que nous avons fini par faire, c'est de créer un blog qui allait garder une trace de ce qui se passait dans toutes ces différentes conversations. Donc, nous avons écrit un manifeste sur le droit de s'écouter et de s'entendre, et nous avons commencé le travail de maintien d'un blog, un blog de voix mondiales qui essayait d'amplifier les voix du monde entier. Ce que nous avons réalisé très rapidement, c'est que c'était (en gardant une trace de ces différentes conversations), un travail beaucoup trop gros pour deux personnes et particulièrement surtout pour deux Américains. Il fallait que des gens dans toutes les régions du monde avec qui nous travaillions en fassent partie, un blog de voix mondiales qui essayait d'amplifier les voix du monde entier. Ce que nous avons réalisé très rapidement, c'est que c'était (en gardant une trace de ces différentes conversations) beaucoup trop gros pour deux personnes et particulièrement trop gros pour deux Américains, il fallait que des gens dans toutes les régions du monde avec qui nous travaillions en fassent partie, un blog de voix mondiales qui essayait d'amplifier les voix du monde entier. 

JC : Comment vous et Rebecca – deux personnes très différentes avec des parcours différents – vous êtes-vous connectés et avez-vous décidé de travailler ensemble ?

EZ : C'est une très bonne question. Je pense qu'une grande partie de cela est que de nombreux Américains pensent que ce qui se passe dans leur propre pays est la chose la plus intéressante au monde. Et que le reste du monde n'est pas très intéressant. Rebecca et moi pensions différemment. Nous sommes beaucoup plus intéressés par ce qui se passe dans différentes parties du monde que par ce qui se passe aux États-Unis.

À ce stade particulier dans l'histoire des blogs, la chose la plus importante était la politique de gauche. Et Rebecca et moi n'étions pas intéressés. Je pense que trouver quelqu'un d'autre qui s'intéresse à la technologie mais qui n'était pas super intéressé par ce que les Américains en faisaient mais plutôt intéressé par ce qui se passe dans d'autres parties du monde, était une connexion vraiment intéressante pour nous deux.

Je pense donc que nous avons très vite vu l'un en l'autre quelqu'un qui avait une vision différente de ce que la technologie pouvait faire et de ce que nous pourrions en tirer. Et ce fut un véritable moment de transformation pour nous. Je pense donc que nous venions de voir l'un dans l'autre, quelqu'un qui veut en savoir plus sur le monde.

À ce jour, bon nombre de personnes qui ont eu le plus de succès sur Global Voices étaient ce que nous appelions des « figures de pont ». Et il y a, en quelque sorte, deux caractéristiques d'une figure de pont : premièrement, une personne qui connaît assez bien deux cultures. C'est la première qualification; il faut bien connaître au moins deux cultures. Deuxièmement, quelqu'un qui est passionné par la défense de votre culture d'origine. Global Voices a accueilli des personnes qui comprennent un pays et une culture de l'intérieur et de l'extérieur, qui sont enthousiastes, fières et désireuses de s'impliquer dans la réflexion depuis l'extérieur du pays.

Juke : En 2014, vous avez écrit un article de blog intitulé «A Public Apology on Screwing Up by Not Questioning Assumptions» (Des excuses publiques pour avoir foiré en ne remettant pas en question les hypothèses). Je dois demander, pourquoi remettre en question les hypothèses est-il important ?

EZ :Commençons par dire de quoi parlait ce message. Mon histoire avec Internet remonte assez loin. Je me suis mis sur Internet en 1989, j'étais très actif sur Internet avant le web. Il s'agissait d'un Internet basé sur des tableaux d'affichage textuels appelés UseNet. J'ai commencé à travailler sur le web très tôt en 1993, alors qu'il commençait tout juste à devenir un nouveau standard. Et en 1994, je travaillais pour une entreprise appelée Tripod.com, qui était une grande entreprise de réseaux sociaux. Et les réseaux sociaux à cette époque n'étaient pas Facebook ou LinkedIn, c'étaient des pages Web personnelles. Vous pouvez avoir votre propre page d'accueil personnelle. Et nous avons hébergé les pages d'accueil personnelles de 18 millions de personnes. Et cela en a fait la destination la plus populaire sur le Web. C'était une affaire chère. Le paiement des serveurs et des espaces disque nous coûtait des centaines de milliers de dollars par mois. Et nous devions trouver un moyen de gagner de l'argent. La façon de le faire à l'époque était par la publicité. Mais il y avait un problème avec la publicité qui, à ce moment-là car les annonceurs ne voulaient pas être sur la même page que le contenu généré par l'utilisateur.

Ils ne voulaient donc pas être sur la même page que ma page d'accueil. Ils craignaient que je puisse publier du contenu controversé. J'ai donc trouvé une solution qui consistait à associer une annonce à une page d'accueil sans la mettre en fait sur la même page. Je l'ai mis dans une fenêtre pop-up séparée. Ce que cela signifie, c'est que j'ai inventé les publicités pop-up, ce qui est vraiment détestable – je pense que cela et à juste titre. Comme je pense que ce n'est pas une très bonne solution au problème et une chose assez misérable à constater. Mais ce que j'ai écrit, c'est cette idée que j'avais en tête alors, nous avons découvert que l'Internet financé par la publicité n'est pas très bon pour nous si on veut soutenir le contenu par la publicité, la tentation est de créer un contenu de plus en plus controversé, qui rend très difficile d'obtenir des clics et des pages vues, comportant des associations malsaines.

Cet aveu franc d'Ethan sur son erreur en ne préconisant pas plus tôt des modèles commerciaux alternatifs et en luttant contre les pratiques malsaines dans la publicité en ligne est un signal d'alarme pour le paysage en évolution d'Internet. En tant que professeur et auteur, les idées d'Ethan ont mis en lumière la nécessité d'un changement dans le modèle commercial Internet contemporain.

EZ : Si vous essayez d'obtenir le plus de pages vues possible, vous êtes susceptible de privilégier un contenu très controversé, un contenu très émotionnel, un contenu qui met les gens en colère, et j'ai donc écrit cet aveu parce que je pense que mes erreurs d'il y a quelques années ne préconisaient pas des modèles commerciaux différents. J'aurais dû pousser contre la publicité ciblée et contre tout ce modèle qui régit l'Internet contemporain. Je ne pense pas que ce soit très sain.

Retrouvez la deuxième partie de cette interview ici .

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