“La littérature d'Asie centrale n'existe au niveau régional qu'en russe”: entretien avec l'écrivain russophone ouïghour Ramil Niyazov-Adyldzhyan

Photo de Ramil Niyazov-Adyldzhyan à Istanbul. Utilisée avec permission.

Alors que la grande majorité des Ouïghours vivent en Chine, où ils sont soumis à une politique de génocide par le gouvernement chinois, une importante diaspora ouïghoure vit également ailleurs en Asie centrale, notamment au Kazakhstan, où elle est plus libre de s'exprimer. Global Voices s'est entretenu avec l'un de ses poètes, Ramil Niyazov-Adyldzhyan, qui écrit en russe.

Niyazov-Adyldzhyan se décrit comme poète, journaliste et traducteur mais surtout comme un « Рус тилдә йезиватқан ярлик уйғурларниң шаир », c'est-à-dire un poète russophone issu de la communauté post-soviétique ouïghoure. On estime que 200 000 Ouïghours de souche vivent au Kazakhstan où ils ont occupé des positions importantes dans en littérature et au gouvernement, tout au long de l'histoire soviétique et post-soviétique.

Niyazov-Adyldzhyan est diplômé de l'École littéraire ouverte d'Almaty (Kazakhstan) où il a suivi le séminaire de poésie de Pavel Bannikov en 2018. Il est membre du Centre culturel créole qui organise des performances d'art alternatif au Kazakhstan.

L'entretien s'est déroulé en russe par e-mail.

Filip Noubel (FN) : Comment décririez-vous votre identité ethnique et linguistique en tant qu'Ouïghour du Kazakhstan ?

Рамиль Ниязов-Атлыджян (РНА): Моё любимое сравнение про “ярлик уйғурлар” (“местные уйгуры” – само-название постсоветских уйгуров) – это сравнение с евреями в Российской империи. У нас есть свой разговорный “идиш” – то есть, уйгурский кириллицей. Есть свой священный “иврит”, который мало кто знает – уйгурский арабской вязью. Есть язык т.н. “первого народа” – это русский, а есть язык как бы “второго народа” – это казахский. Как большинство городских ярлик уйғурлар, я говорю хорошо только по-русски (потому что меня отдали в русскоязычную школу, потому что моя семья училась в таких же русскоязычных школах), а остальные знаю на разговорном, “базарном”, уровне. Я учу языки медленно на какой-то более литературный уровень, конечно, но такая ситуация и таков я – часть этой ситуации, так что ничего удивительного. Подобных уйгуров десятки тысяч в Алматы, только мало кто из них занимается литературой.

Ramil Niyazov-Adyldzhyan (RNA): J'aime comparer notre communauté qui est spécifique par rapport aux autres Ouïghours, c'est à dire les “Yarlik Uyghurlar” ou “Ouïghours locaux” comme nous nous appelons, nous les Ouïghours post-soviétiques, aux Juifs qui vivaient en dans la Russie tsariste [avant 1917]. Nous avons notre propre “yiddish” – une langue ouïghoure écrit en alphabet cyrillique. Ensuite, il y a la “langue hébraïque” sacrée, que peu de gens connaissent, et c'est l'ouïghour écrit en écriture arabe traditionnelle. Il y a aussi la langue dite du « premier peuple », qui est le russe, et la langue, pourrait-on dire, du « second peuple », qui est le kazakh. Comme la plupart des “Yarlik Uyghurlar” urbains, je ne parle bien que le russe, en effet j'ai fréquenté une école russophone, car ma famille a toujours étudié dans des écoles de langue russe.

Je parle toutes les autres langues à un niveau qui me permet d'avoir une conversation, ou, comme on dit, au niveau « bazar ». Il me faut beaucoup de temps pour atteindre un niveau littéraire dans une langue,  c'est mon expérience, et c'est comme ça que je fonctionne, donc cela n'a rien d'étonnant. Des dizaines de milliers d'Ouïghours ont la même expérience à Almaty, car très peu d'entre eux sont engagés dans un processus littéraire.

FN : Quelles sont vos sources d'inspiration en matière de poésie et de prose, puisque vous pratiquez les deux ?

РНА: Я бы сказал, что я пишу о степи, смерти и любви. Пишу по-русски как Маркес по-испански, как Йейтс по-британски, как Целан по-немецки. Как Дарвиш-палестинец пишет об Андалусии, так я пишу о Кашгаре. Абдурехим Откур поселится в моей спальне, как Лорка — у Дарвиша. Пишу о местах, в которых хочется умирать (таких немного). Конечно, ещё я пишу для того, чтобы обновить язык и он не застаивался и не превращался в болото.  В мире много смерти, и её не станет меньше, а поэзии мало. Ни от чего она не спасает, но и помирать без неё жаль. Исламские богословы говорят, что только знающий человечьи пределы языка, может понять слова на том уровне, на котором Господь говорил в откровении. Поэтому я читаю поэзию.

RNA: Je dirais que j'écris sur la steppe, la mort et l'amour. J'écris en russe comme Marquez en espagnol, Yeats en anglais, Paul Celan en allemand. De la même manière que le poète palestinien Mahmoud Darwich a écrit sur l'Andalousie, j'écris sur Kachgar [un centre de la culture ouïghoure aujourd'hui rattaché à la province chinoise du Xinjiang]. Abdurehim Ötkür [un célèbre poète ouïghour] vit dans ma chambre, tout comme [le poète espagnol] Lorca vivait dans la chambre de Darwich. J'écris sur les endroits où je veux mourir (il y en a plusieurs). Bien sûr, j'écris aussi pour renouveler la langue, pour qu'elle ne stagne pas ou ne se transforme pas en marécage. Il y a beaucoup de morts dans le monde, et cela ne risque pas de diminuer, mais il n'y a pas assez de poésie. La poésie n'apporte aucun salut, mais il est dommage de mourir sans elle. Les théologiens islamiques disent que seuls ceux qui connaissent les limites humaines du langage peuvent comprendre le sens des mots au même niveau que Dieu lorsqu'il a parlé dans la révélation. C'est pourquoi je lis de la poésie.

Vous pouvez trouver la poésie de Niyazov-Adyldzhyan en russe sur cette page. Voici un court extrait :

я хочу

чтобы твоя любовь прошлась по мне

как танк по чеченцу

оторвала язык

как голову Хаджи Мурат

сожгла прошлое

как татарина в мечети

и выколола глаза

Je souhaite / que ton amour m'écrase / comme un tank écrase un Tchétchène / que ton amour arrache la langue / comme Hadji Murad l'a fait avec la tête / qu'il brûle le passé / comme un Tatar dans une mosquée / et arrache le yeux

FN : Vous traduisez également de la poésie de l'ouïghour vers le russe. Quels sont vos auteurs ouïghours préférés ?

РНА: Да, какое-то время назад я начал заниматься изучением уйгурского языка вместе с преподавательницей, и переводы – моя любимая часть наших занятий. К сожалению, как я сказал, на местном уйгурском хоть и опубликовано много, но в моей семье знает литературный уйгурский – старики только. Читают ли они на нём – нет. Поэтому мои любимые поэты – это те, чьи стихи пел Абдурейхим Хейит, а любимый писатель – Зия Самади (так как его романы переводили на русский, и на нём я их читал).

RNA: Oui, il y a quelque temps, j'ai commencé à étudier l'ouïghour avec un professeur, et les traductions sont ce que préfère de nos cours. Malheureusement, comme je l'ai dit, bien que beaucoup d'oeuvres ont été publiées en ouïghour local, dans ma famille, seules les personnes âgées connaissent cette langue littéraire. Lisent-ils pour autant en ouïghour ? Non. Par conséquent, mes poètes préférés sont ceux dont les poèmes ont été chantés par Abdurehim Heyt [un poète et musicien culte probablement mort sous la torture chinoise]. Mon écrivain préféré est Ziya Samadi [un éminent écrivain ouïghour qui a vécu au Kazakhstan soviétique], puisque ses romans ont été traduits en russe, donc je peux les lire dans cette langue.

FN : En avril, vous avez fait une lecture publique à Tachkent en Ouzbékistan. Comment c'était? Peut-on parler aujourd'hui d'une littérature centrasiatique ?

РНА: На своих языках – не уверен, ведь каждая страна сейчас слишком занята своим собственным контекстом и нациестроительством, а вот русскоязычная – да, вполне существует, но в контексте русофонной (как франкофонной) литературы. Хамдам Закиров, уехавший в Финляндию из Ферганы, читает в Риге стихи с Артуром Пунте на одном якобы языке. С Даніком Задорожним мы читали вместе стихи тоже на якобы одном языке в Петербурге в 2019-м году, а Ниджат Мамедов, очевидно, знает русский язык лучше, чем любой россиянин, а Тимур Муцураев – это, очевидно, главный бард русскоязычной литературы. Что будет с этим всем дальше – зависит от процессов скорее политических и военных, нежели литературных. Хочу ли я перестать писать стихи по-русски и начать писать только по-уйгурски? Не знаю.

RNA: Dans les langues d'Asie centrale, je ne pense pas, parce que chaque pays est maintenant trop préoccupé par son propre processus de construction de la nation; par contre en russe, oui, cela existe, mais dans le contexte d'une littérature russophone. Hamdam Zakirov, qui a quitté sa ville natale de Ferghana en Ouzbékistan et s'est installé en Finlande, lit de la poésie à Riga avec Artur Punte dans la même langue. Danik Zadorozhny [poète ukrainien] et moi avons lu des poèmes ensemble dans cette supposée langue commune à Saint-Pétersbourg en 2019, et Nijat Mammadov [poète russophone azerbaïdjanais] connaît évidemment le russe mieux que n'importe quel Russe, tandis que Timour Moutsouraev [poète tchétchène] est évidemment le principal barde de la littérature de langue russe. Ce qu'il adviendra de tout cela dépend davantage des processus politiques et militaires que des processus littéraires. Est-ce que je veux arrêter d'écrire de la poésie en russe et commencer à écrire uniquement en ouïghour ? Je ne sais pas.

Pour en savoir plus Hamdam Zakirov qui fait revivre la musique soviétique d'Asie Centrale, lisez Un DJ ouzbek s'est donné pour mission de faire connaître la musique vintage soviétique

FN : La décolonisation est désormais un thème à la mode au Kazakhstan, moins en Russie où la question coloniale n'est presque jamais évoquée dans l'espace public. Pourquoi? 

РНА: Кроме расистского исламофобного правительства, что устроило геноцид чеченцев в 90-е, а в нулевых на фоне т.н. “global war on terror” перебило всю кавказскую интеллигенцию – то есть только в рамках контр-террористических операций ?  Нет человека с большим эдиповым комплексом перед США, чем русские государственники и русские либералы. Одни говорят: “Почему им можно бомбить Ирак, а нам – нет?”, а вторые: “США тоже бомбили Ирак, и их же за это не отменяли в медиа?”.

RNA: A part le gouvernement islamophobe raciste [russe], qui a orchestré le génocide des Tchétchènes dans les années 90, et dans les années 2000 sur fond de soi-disant « guerre mondiale contre le terrorisme » , et a tué toute l'intelligentsia caucasienne, ce sujet n'est évoqué que dans le cadre d'opérations anti-terroristes. Personne n'a un plus grand complexe œdipien par rapport aux États-Unis que les fonctionnaires de l'État russe et les libéraux russes. Certains d'entre eux disent : « Pourquoi [les États-Unis] peuvent-ils bombarder l'Irak, mais pas nous ?

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