« Soutenir ne signifie pas nécessairement comprendre » : entretien avec le fondateur de « Ukrainian Voices » basé à Taïwan, Oleksandr Shyn

Alors que Taïwan et l'Ukraine sont menacés par leurs grands voisins immédiats – la Chine et la Russie – et que l'Ukraine traverse en ce moment une deuxième invasion, l'opinion publique et les médias taïwanais établissent des parallèles entre leur situation et celle de l'Ukraine. Mais cette comparaison est-elle valable ?

Pour mieux comprendre cette problématique, Global Voices a interviewé Oleksandr Shyn, un volontaire ukrainien d'origine coréenne qui est le fondateur et coordinateur de Ukrainian Voices (Voix ukrainiennes), une plateforme qui amplifie la voix de l'Ukraine à Taïwan, et l'organisateur du mouvement de solidarité “Taiwan Stands With Ukraine” (Taïwan soutient l'Ukraine). L'interview s'est déroulée par mail en anglais suite à une rencontre dans un café de Taipei. Les citations ont été modifiées sur le plan du style et de la longueur.

Portrait of Oleksandr Shyn. Photo used with permission.

Filip Noubel (FN): Pouvez-vous décrire le projet Ukrainian Voices, comment il a commencé, quel est son public et où il est accessible ?

Oleksandr Shyn (OS):  The main inspiration behind the Ukrainian Voices (烏克蘭之聲 in Chinese) was the need to help Ukraine and the voices of  Ukrainian people to be heard in Taiwan. From the very beginning of Russias full-scale invasion, both the Taiwanese society and political leadership have shown support for Ukraine.

However, support does not necessarily mean understanding. Indeed, there was a lot of misunderstanding and misconception about what was happening in Ukraine. Many people correctly saw it as an unjust armed invasion, but very few also understood that it was a continuation of Russias colonial and imperial aggression against Ukraine.

One example — during the first protests here in Taiwan in February (which were quite disorganised given that the Ukrainians here were not a consolidated community back then yet), several Russians joined in to express their support. As expected, some of them brought their flags, heart-shaped posters, where one half was yellow-blue and the other — the Russian tricolour. Apart from the emotional harm that this hideous act caused to some Ukrainians, what was more alarming is that those people were sought after by Taiwanese journalists. The next thing you know, local newspapers were full of reports of shattered brotherhood, with a complete disregard for centuries of Russian colonial oppression against Ukrainians, Crimean Tatars and other peoples who now constitute the Ukrainian nation.

It was important for us that, despite the significant size of the Russian community here, their deeper presence in places of influence, including a de-facto embassy here, we be heard as Ukrainians.

With other students and scholars, we organized ourselves into a group, started online platforms, and started offline activities. Representing Ukraine, sharing and amplifying Ukrainian voices, connecting Ukrainian voices with Taiwanese journalists, and informing people here about Ukraine. We organised KyivPrides representation for 2023 Taiwan Pride, consulted Taiwans National Human Rights Museum on their Ukraine-themed exhibition, and continue to speak about of Ukrainian narratives on various platforms — television, universities, schools, and artistic spaces.

We also amplify other initiatives here. The Ukrainians in Taiwan and our allies quickly organised themselves into numerous initiatives to aid Ukraine. One of them, Taiwan Stands With Ukraine, where I also volunteer, has helped to collect millions of hryvnias for aid to  Ukraine.

You can follow Ukrainian Voices’ pages in both English and Mandarin on Instagram, Twitter and Facebook.

Oleksandr Shyn (OS):  L'idée principale des Voix ukrainiennes (烏克蘭之聲 en chinois) était la nécessité d'aider l'Ukraine et la voix du peuple ukrainien à se faire entendre à Taïwan. Dès le début de l'invasion à grande échelle de la Russie, la société taïwanaise et les dirigeants politiques ont manifesté leur soutien à l'Ukraine.

Cependant, soutenir ne signifie pas nécessairement comprendre. En effet, il y avait beaucoup d'incompréhension et d'idées fausses sur ce qui se passait en Ukraine. Beaucoup de gens y ont vu à juste titre une invasion armée inique, mais très peu ont également compris qu'il s'agissait d'une continuation de l'agression coloniale et impériale de la Russie contre l'Ukraine.

Un exemple – lors des premières manifestations ici à Taïwan en février (qui étaient assez désorganisées étant donné que les Ukrainiens n'étaient pas encore une communauté consolidée à l'époque), plusieurs Russes se sont joints pour exprimer leur soutien. Comme prévu, certains d'entre eux ont apporté leurs drapeaux, des affiches en forme de cœur, dont une moitié était bleu-jaune et l'autre — le drapeau tricolore russe. Outre le traumatisme que cet acte hideux a causé à certains Ukrainiens, ce qui est plus alarmant, c'est que ces personnes étaient ensuite interviewées par des journalistes taïwanais. Et du coup, les journaux locaux étaient pleins d'articles parlant de « fraternité brisée », dans un mépris total pour les siècles d'oppression coloniale russe contre les Ukrainiens, les Tatars de Crimée et les autres peuples qui constituent maintenant la nation ukrainienne.

Il était important pour nous que, malgré la taille importante de la communauté russe et sa présence plus marquée dans les cercles d'influence, car il y a une ambassade russe de facto, nous soyons entendus en tant qu'Ukrainiens.

Avec d'autres étudiants et universitaires, nous nous sommes organisés en groupe, avons lancé des plateformes en ligne et organisé des rencontres afin de représenter l'Ukraine, partager et amplifier les voix ukrainiennes, connecter les voix ukrainiennes aux journalistes taïwanais et informer les gens ici sur l'Ukraine. Nous avons organisé une délégation de la Kyiv Pride pour la Taiwan Pride 2023, consulté le Musée national des droits de l'homme de Taïwan sur son exposition sur le thème de l'Ukraine et continuons à parler des événements ukrainiens sur diverses plateformes – télévision, universités, écoles et espaces artistiques.

Nous amplifions également d'autres initiatives ici. Les Ukrainiens de Taïwan et nos alliés se sont rapidement organisés en de nombreuses initiatives pour aider l'Ukraine. L'un d'eux, Taiwan Stands With Ukraine, où je fais également du bénévolat, a aidé à collecter des millions de hryvnias pour aider l'Ukraine.

Vous pouvez suivre les pages d'Ukrainian Voices en anglais et en mandarin sur Instagram, Twitter et Facebook.

FN : Quel type de retours obtenez-vous du site et de vos activités? Quelles sont les questions typiques du public taïwanais ?

OS: There are always words of support and affirmation. I remember that when we were parading at Taiwan Pride in October 2022 with the Ukrainian and Kyiv Pride flags raised, the people on the side of the road kept cheering 烏克蘭加油. (Long Live Ukraine!)

It is my impression that an overwhelming majority of people in Taiwan believe that what is done against Ukraine is a breach of justice. They did not stay oblivious to our tragedy. An overwhelming majority choose to express such understanding — in writing, in speaking, and by donating. It is truly hard to describe with words: So many people come to “Taiwan Stands With Ukraine” fundraisers to express support or to donate. Surprisingly, people of all ages and ethnicities. This is not an exaggeration that here we are heard more than in any other country in Asia.

I often hear words of admiration for the bravery and unity of our people. Sometimes, along with I dont think that we, the Taiwanese, would be like that if we were attacked. To which I always give a humble response: We neither expected to be that resilient and united, but in the face of an existential threat and through this excruciating pain, we united — this is only natural.

OS: Les gens nous soutiennent pleinement. Je me souviens que lorsque nous défilions dans la Taiwan Pride en octobre 2022 avec les drapeaux ukrainien et celui de la Kyiv Pride hissés, les gens sur les trottoirs n'arrêtaient pas d'acclamer 烏克蘭加油 – Vive l'Ukraine !

J'ai l'impression que la grande majorité des Taïwanais pensent que ce qui est fait contre l'Ukraine est une atteinte à la justice. Ils ne sont pas restés indifférents à notre tragédie. Une écrasante majorité choisit d'exprimer leur soutien par écrit, en prenant la parole et en faisant des dons. C'est vraiment difficile à décrire avec des mots : tant de gens viennent aux collectes de fonds “Taiwan Stands With Ukraine” pour exprimer leur soutien ou faire un don. Étonnamment, ce sont des gens de tous âges et de toutes origines. Il n'est pas exagéré de dire qu'on nous porte plus d'attention ici que dans n'importe quel autre pays d'Asie.

J'entends souvent des mots d'admiration louant la bravoure et l'unité de notre peuple. Parfois, on entend des remarques du style “Je ne pense pas que nous, les Taïwanais, serions comme ça si nous étions attaqués.” À quoi je réponds toujours humblement : nous ne nous attendions pas à être aussi résilients et unis, mais face à une menace existentielle et à travers cette douleur atroce, nous nous sommes unis – c'est tout naturel.

FN : On compare souvent la situation de Taïwan à celle de l'Ukraine vis-à-vis de la Chine et de la Russie. Quelle est votre opinion là-dessus?

OS: Many analogies are being drawn in these situations, and they are all widely discussed — geopolitics, defence and military capabilities, civil defence, disinformation and narratives. I do not think it is wrong, after all Ukrainians and  Taiwanese do share a newly discovered solidarity, while Russia and China have de facto become allies.

However, specific issues of the comparison between Taiwan and Ukraine do not get much airtime, such as colonialism and decolonisation, multiculturalism and nationalism, and identities and voices.

We have received a lot of positive feedback after the recent speaker event that we co-organised with the National Human Rights Museum in Taipei in May. Our speaker there Alim Aliev, the deputy director-general of the Ukrainian Institute, talked to our Taiwanese audience about the Crimean Tatar people and their historical struggle with Russian colonialism in the past and today. This aspect of Ukraines history, of course, is new to most Taiwanese people, hence the fascination and feedback.

Taiwans Indigenous people have been subjected to oppression as well, and such parallels do help us understand each other. But at the same time, comparisons should not aim to draw perfect parallels, because those never work. That is why it was so important that we communicate with people about nuances of how Ukraine, although multiethnic, is different from Taiwan, a migrant nation, and why in Ukraine, ethnic Ukrainians are also de-facto Indigenous, but not legally considered as such unlike the Crimean Tatars — a framework entirely different from that of Taiwan.

OS: De En effet, on a établi certaines analogies qui sont toutes largement débattues au niveau géopolitique, défense et capacités militaires, défense civile, désinformation et récits. Je ne pense pas que ce soit une erreur, après tout, les Ukrainiens et les Taïwanais partagent une solidarité relativement récente, alors que la Russie et la Chine sont devenues des alliés proches.

Cependant, cette comparaison entre Taïwan et l'Ukraine ne fait pas l'objet d'une analyse précise dans les aspects liés au colonialisme et à la décolonisation, au multiculturalisme et au nationalisme, et aux questions d'identités.

Nous avons reçu beaucoup de commentaires positifs après la conférence que nous avons co-organisée récemment avec le Musée national des droits de l'homme à Taipei en mai. Notre conférencier Alim Aliev, directeur général adjoint de l’Institut ukrainien, a parlé à notre auditoire taïwanais du peuple tatar de Crimée et de sa lutte historique contre le colonialisme russe hier at aujourd'hui. Cet aspect de l'histoire de l'Ukraine est bien sûr nouveau pour la plupart des Taïwanais, d'où une certaine fascination et beaucoup de réactions.

Les peuples autochtones de Taïwan ont également connu l'oppression, et de tels parallèles nous aident à nous comprendre. Mais en même temps, les comparaisons ne doivent pas viser à établir des parallèles parfaits, car cela ne fonctionne jamais. C'est pourquoi il était si important que nous expliquions les nuances sur le fait que de la façon l'Ukraine, bien que multiethnique, est différente de Taïwan, qui est une nation de migrants, et pourquoi en Ukraine, les Ukrainiens de souche sont également des autochtones, même s'ils ne sont considérés comme tels d'un point de vue purement juridique, contrairement aux Tatars de Crimée. Il s'agit donc d'une situation très différente de celle de Taïwan.

Cette image du compte Instagram montre le dernier événement en date d'Ukrainian Voices

FN : Qu'en est-il des perceptions de Taïwan en Ukraine ?

OS: The perception of Taiwan in Ukraine has changed drastically. First of all, it increased. Taiwan is often in the news in Ukraine, and not only related to Chinas foreign policy — Taiwans internal politics, human rights achievements, and pro-Ukrainian action are often reported. I do not see that level of self-censorship by Ukrainian media, politicians, and authors about Taiwan (so as not to anger China) anymore.

Unfortunately, a lot of Taiwan solidarity comes from the Taiwan–China dichotomy, and as a result of  Chinas repeated anti-Ukrainian actions and rhetoric. That does create misunderstandings, such as the  popular perception of Taiwan in Ukraine as the Good China, Real China.

Just as the misperception of Ukraine in Taiwan and the world as a once brotherly nation with Russia, such perceptions originate not from bad intentions but from a lack of direct dialogue and exchange. After all, our knowledge of each other had for a long time been dictated by narratives told by others, not ourselves.

The many platforms that are being created between the two countries will help solve this problem.

OS: La perception de Taïwan en Ukraine a radicalement changé. Tout d'abord, elle s'est élargie: Taïwan est souvent cité dans l'actualité en Ukraine, et pas seulement dans un cadre lié à la politique étrangère de la Chine.  La politique intérieure de Taïwan, les réalisations en matière de droits humains et l'action pro-ukrainienne sont souvent rapportées dans les médias. Je ne vois plus ce niveau d'autocensure de la part des médias et des politiciens ukrainiens à propos de Taïwan pour soi-disant ne pas irriter la Chine.

Malheureusement, une grande partie de la solidarité taïwanaise vient de la dichotomie Taïwan-Chine et des actions et de la rhétorique anti-ukrainiennes répétées de la Chine. Cela crée des malentendus, tels que cette perception très courante de Taïwan en Ukraine comme étant la “bonne Chine”, la “vraie Chine”.

Tout comme la perception erronée de l'Ukraine à Taïwan et dans le monde, comme étant une nation autrefois fraternelle de la Russie, de telles perceptions ne proviennent pas de mauvaises intentions mais plutôt d'un manque de dialogue et d'échange directs. Après tout, notre perception mutuelle a longtemps été dictée par des récits racontés par d'autres, et pas par nous-mêmes.

Les nombreuses plateformes qui se créent entre les deux pays permettront de résoudre ce problème.

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