Ces derniers mois, le Sénégal, dont le système politique est souvent pris comme modèle de démocratie pour les autres pays de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) traverse une énième crise sociopolitique depuis son accession à l’indépendance vis-à-vis de la France en 1960.
La crise a pour principale cause l'imbroglio autour des incertitudes à propos de la décision de Macky Sall, président du Sénégal depuis le 2 avril 2012, de se présenter ou non à la fin de son second exercice pour tenter d'en briguer un troisième lors des élections présidentielles de 2024.
Face à lui, une grande partie de la population, composée en majorité de jeunes (76% des Sénégalais ont moins de 35 ans) avides de changement au sommet de l’État, met toute sa confiance en l'opposant Ousmane Sonko, candidat déclaré à l'élection présidentielle.
Pour comprendre la situation politique, l’enjeu des prochaines élections, et l’implication des jeunes, Global Voices s’est entretenu avec Gilles Yabi, analyste politique, fondateur et directeur exécutif d’une laboratoire d’idées Citizen Think Tank of West Africa (WATHI). Yabi a également été directeur du Bureau Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group.
Jean Sovon (JS): Comment analysez-vous la situation politique actuelle au Sénégal ?
Gilles Yabi (GY) : Je pense que la situation politique au Sénégal s’est détendue après l’annonce du président Macky Sall de son intention de ne pas se présenter pour les prochaines élections de 2024. Cette incertitude était un des facteurs importants de tension dans le pays. Mais l’avenir politique d’Ousmane Sonko, candidat déclaré à la prochaine élection, reste aussi incertain: certes il n’a pas été arrêté mais il est en résidence surveillée depuis plusieurs semaines. La question de sa candidature est toujours posée. Maintenant l’attention se porte sur les conditions d’organisation de ces élections et sur les candidatures qui pourraient être retenues.
JS : La non-candidature de Macky est-elle un boulevard tout tracé pour Sonko vers la présidence ?
GY : Non, car des procédures judiciaires sont contre Ousmane Sonko dans une affaire d’accusation de viol et de menaces de mort mais aussi dans une affaire de diffamation. Dans ces deux cas, on n’est pas au bout du processus judiciaire.
JS : A part Sonko, qui sont les autres candidats en lice?
GY : Il y a une floraison de candidatures: vingt personnalités se sont déclarées candidates mais on s’attend à ce que le nombre qui sera retenu par le conseil constitutionnel soit beaucoup moins élevé que le nombre de candidatures déclarées.
Parmi les candidats les plus prometteurs, il y a Idrissa Seck qui est arrivé deuxième à la dernière élection et qu’on peut considérer comme un opposant même s'il est issu de la collaboration avec le pouvoir en place. On note aussi Khalifa Sall qui peut être une figure consensuelle et représenter une forme d’opposition modérée. Le parti d’Ousmane Sonko peut également proposer un candidat alternatif au cas où ce dernier ne pourrait pas se présenter. Mais il est trop tôt pour savoir qui pourra vraiment incarner l’opposition en l’absence d’une clarification du sort d’Ousmane Sonko.
JS : Est-ce que la mobilisation des jeunes lors des échéances électorales est pareille à celle des récentes manifestations dans le pays?
GY : Il y a un niveau d'engagement relativement important qui est aussi lié à l’histoire politique du pays. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu une crise lorsque le président Abdoulaye Wade a voulu solliciter un troisième mandat en 2012. Il a pu participer à l’élection mais il a été battu. A ce moment-là il y avait aussi eu une mobilisation des mouvements citoyens comme Y’en a marre qui avait réussi à recruter beaucoup de jeunes dans la lutte contre le troisième mandat d’Abdoulaye Wade.
La mobilisation électorale des jeunes a donc joué un rôle dans la défaite d’Abdoulaye Wade, et donc le retrait du président Macky Sall donne le sentiment qu’on peut avoir un processus qui soit libre et ouvert où les jeunes vont se mobiliser. Enfin on parle des jeunes mais on a beaucoup d’enfants et de mineurs qui se mobilisent dans les manifestations mais une partie de cette jeunesse n’a même pas l’âge de voter et parmi ceux qui ont l’âge de voter, une partie n'ira pas chercher ses cartes électorales etn’est pas inscrite sur les listes électorales.
JS : Comment ces jeunes peuvent-ils contribuer pour faire du Sénégal ce modèle démocratique dans la sous-région ?
GY : On ne clarifie pas toujours de quelle tranche d’âge on parle. Mais ce qui est clair, c’est que les jeunes sont majoritaires dans les pays africains et forcément, ils jouent un rôle très important sur le plan politique. Pas seulement au moment des élections mais en termes de manifestation, de participation.
Le rôle que les jeunes jouent au Sénégal est d’abord celui de veille. Ils demandent une certaine rupture par rapport à des pratiques politiques, économiques et au type de gouvernance dans le pays. Il y a de vrais enjeux et les victimes les plus importantes sont les jeunes qui ont donc la légitimité pour alimenter les débats et orienter les pré-campagnes et campagnes sur ces questions.
Mais n'oublions pas ce qui reste déterminant: les décisions qui sont prises par les acteurs politiques au plus haut niveau et qui ont la latitude de réellement créer les conditions pour qu’il y ait de vraies campagnes et de vraies élections articulées autour des idées.
JS : Quels sont les véritables enjeux sociaux et économiques de cette élection ?
GY : Comme toutes les élections dans des pays à régime présidentiel, c’est un rendez-vous important parce que le changement à la tête de l’État peut influencer les orientations politiques, économiques et sociales. Aujourd’hui, le Sénégal est dans une situation particulière avec un développement visible et incontestable des infrastructures physiques. Il y a eu des progrès importants dans beaucoup de domaines mais en même temps, on voit bien que cela ne suffit pas à faire reculer le chômage des jeunes.
Un autre élément clef est que le Sénégal devient un pays producteur de pétrole et de gaz et cela suscite beaucoup de passion et d’espoir de la part de beaucoup d’acteurs et de la population. C'est un des enjeux importants pour cette élection parce que la production attendue va commencer en 2024 et donc le futur président est celui qui sera là au moment où l'économie du pays recevra une sortie de stimulation par la production des hydrocarbures.
JS : Comment se déroule la campagne ?
GY : Aujourd’hui une partie des campagnes se passe en ligne mais cela ne remplace pas les campagnes traditionnelles parce que même dans les pays qui ont un niveau de connexion assez élevé, seule une minorité de la population a vraiment les moyens de se connecter et de participer à des débats en ligne. Donc une partie se passe en ligne notamment pour atteindre les jeunes qui sont les plus connectés, mais aussi pour que la diaspora participe à l’élection. Il y aura une campagne électorale sur le terrain avec des meetings, un travail de porte à porte de certains candidats. Il y a aussi des parrainages citoyens que les candidats reçoivent auprès des électeurs. Maintenant, il s'agit des parrainages par des élus. C'est en fait une sorte de début de campagne dès cette étape parce que ça oblige les candidats à aller chercher du soutien politique directement auprès des citoyens, des maires ou des députés. Il y aura une campagne sur le terrain et on sait très bien que ces campagnes dépendent beaucoup plus des moyens financiers dont disposent les différents candidats.
JS : Quels sont les acteurs étrangers dans cette élection : la France ? la Chine ? la Russie ? les États Unis ? Comment agissent-ils ?
GY : Beaucoup d’acteurs étrangers seront intéressés par les prochaines élections au Sénégal. Le pays a un positionnement géographique important pour observer le reste de l’Afrique. C’est aussi un point d'ancrage pour la partie francophone de la sous-région. Tous ces acteurs vont observer l’élection et le facteur économique que je soulignais qui est dû au pétrole et au gaz, est aussi important pour les acteurs étrangers, les acteurs publics, les États mais aussi les acteurs privés.
JS : Votre conclusion?
GY : Le Sénégal doit continuer à construire des institutions politiques qui soient démocratique et efficaces. Ces deux éléments sont importants. On a besoin d’un État qui ait à sa tête des personnalités qui soient acceptées comme légitimes par les populations et qui soient capables de continuer à consolider les institutions. C’est le défi le plus important pour le Sénégal et en particulier à un moment où il y a beaucoup d’attentes, parfois certes démesurées par rapport aux ressources, qui dans beaucoup d'endroits n’ont pas nécessairement changé la trajectoire économique du pays positivement.