
« Champs de blé à perte de vue dans l'est de l'Ukraine. » Image de Polina Rytova, sous licence libre Unsplash.
De nombreuses personnes à travers le monde ont suivi avec incrédulité l’invasion russe de l’Ukraine il y a un an. Il s’agissait d’une guerre orchestrée par un seul homme, comme un marionnettiste se donnant en spectacle devant un public, mieux, la majeure partie du monde. Comme plusieurs, je suis restée scotchée à cette actualité, suivant dans les journaux l’évolution de la situation, anxieuse pour mes amis et collègues ukrainiens, ainsi que leurs familles. Quoi qu’il en soit, j’étais loin de me douter que ce cauchemar durerait une année entière sans qu’on puisse envisager une issue de sortie.
Depuis lors, les débris de destruction laissés par cette invasion ont été catastrophiques. Les réactions mondiales en faveur de l’Ukraine, bien que d’une aide significative, n’ont pas empêché la Russie de continuer sa domination dans cette guerre, notamment grâce à ses mercenaires, son régime autocratique qui réduit au silence toute opposition locale, et grâce à une poignée de soutiens internationaux, dont la Chine et l’Iran.
Cependant, malgré la terreur semée par la Russie, les Ukrainiens ont fait preuve de courage et d’unité. Ils continuent de tenir bon, défendant leur passé, présent et futur. Je suis de tout cœur avec tous les amis et collègues courageux qui ont continué à faire leur travail, malgré le chaos. Je présente également mes sincères condoléances à toutes les familles de ceux qui ne sont plus des nôtres.
Au début de l’invasion, j’ai écrit cette réflexion personnelle sur la façon dont la guerre était rapportée et perçue dans les pays comme la Turquie, où je vis. Je réitère ce que j’ai écrit à l’époque : de même qu’au début de la guerre, un an plus tard, nous les journalistes, analystes, et observateurs, vivons dans une bulle d’informations où les voix se rejoignent. Il ne fait aucun doute que notre aventure dans l’abîme de la propagande russe ou prorusse n’a visiblement pas changé les choses. Au contraire, la situation est devenue incontrôlable. L’an dernier, nous avons encore appris une chose : peu importe la quantité de reportages objectifs, d’analyses approfondies et de contenus vérifiés que nous offrons, tant que l’audience reste sourde, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire pour changer le discours propagandiste. En outre, tant que les auteurs de cette propagande n’ont aucune conscience ou peur des crimes qu’ils ont commis, que pouvons-nous faire ?
Je vous propose ici un extrait de « Le fracas du temps » de Julian BARNES :
[A défaut de la traduction originale par Jean-Pierre Aoustin, nous avons proposé celle pour nos lecteurs]
And yet, for all this, for all that he was unparalleled in depicting tyrants knee-deep in blood, Shakespeare was a little naive. Because his monsters had doubts, bad dreams, pangs of conscience, guilt. They saw the spirits of those they had killed rising in front of them. But in real life, under real terror, what guilty conscience? What bad dreams? That was all sentimentality, false optimism, a hope that the world would be as we wanted it to be, rather than as it was. Those who chopped the wood and made the chips fly, those who smoked Belomory behind their desks at the Big House, those who signed the orders and made the telephone calls, closing a dossier and with it a life: how few of them had bad dreams, or ever saw the spirits of the dead rising to reproach them.
Et pourtant, malgré le fait qu’il n’avait pas son pareil pour dépeindre des tyrans baignant dans le sang, Shakespeare était un peu naïf. Car ses monstres avaient des doutes, cauchemars, états d’âme, de la culpabilité. Ils voyaient s’élever devant eux les esprits de ceux qu’ils avaient tués. Mais dans la vraie vie, sous la vraie terreur, quelle mauvaise conscience ? Quels mauvais rêves ? C’était de la sensiblerie, un faux optimisme, l’espoir que le monde soit tel qu’on le voudrait et non tel qu’il est. Ceux qui coupaient le bois et faisaient voler les copeaux, ceux qui fumaient la Belomory derrière leur bureau de la Grande Maison, ceux qui signaient les ordres et passaient les coups de téléphone, bouclant un dossier et avec lui une vie : combien peu d’entre eux ont fait de mauvais rêves, ou ont vu les esprits des morts se lever pour leur faire des reproches !
Tout au long de l’année écoulée, je n’ai cessé d’entendre le mot « conscience » ou je devrais plutôt dire, inconscience. À ceux qui prennent des décisions et les mettent en œuvre. La conversation sur le peuple russe ajoute une nuance supplémentaire : Les Russes antiguerre ont quitté le pays par crainte de répercussions. Ceux qui sont restés ont été réduits au silence, tandis que le reste du public est divisé entre ceux qui maintiennent leur soutien à la politique guerrière de l’État et ceux qui s’en préservent.
Il a été intéressant de couvrir ces nuances depuis la Turquie. Comme certains pays, la Turquie s’est non seulement abstenue de prendre des sanctions à l’encontre de la Russie, mais également a maintenu son espace aérien ouvert aux vols, devenant une destination populaire aux Russes qui ont quitté leur terre natale depuis le début des hostilités. Dans le quartier où je vis à Istanbul, je vois des Russes fréquenter les mêmes cafés et restaurants ou encore faire leurs courses dans les mêmes boutiques que les autres habitants. Depuis l’invasion de l’Ukraine, j’ai assisté à plusieurs concerts dont les artistes venaient de Russie. J’ai interviewé le propriétaire d’un café russe, et je ne cesse d’entendre des histoires relatant que de plus en plus de Russes se rendent en Turquie afin d’y rester pour le moment. L’autre jour, alors que je faisais la queue à la caisse de mon épicerie locale, un Russe payait ses produits (en liquide) et rendait la petite monnaie que la caissière lui avait donnée. En anglais, il lui a dit qu’il n’en avait pas besoin. Je n’ai pas pu résister de lui répondre. En russe, je lui ai dit que cette monnaie lui serait peut-être utile pour payer un autre article. L’homme, d’abord surpris d’entendre du russe, s’est ensuite ressaisi et m’a répondu qu’il n’en avait pas trouvé l’utilité. Au moment de partir, il a levé les yeux, hésitant à me parler, puis il quitta le magasin. Ce n’est qu’après que j’ai pensé à l’état d’esprit dans lequel il était.
Je vis dans mon quartier depuis plus de 10 ans. Naturellement, j’ai noué des liens d’amitié avec le personnel et les propriétaires de magasins, de cafés et d’autres commerces. Lorsque je leur demande s’ils ressentent une augmentation de la clientèle russe, ils me répondent tous « oui ». À Kadikoy, un quartier animé situé à 20 minutes en voiture de mon domicile, j’entends encore parler plus de russe dans les rues.
Pour un journaliste, il s’agit d’un récit, mais pour quelqu’un qui a des liens avec la région et qui a des amis en Ukraine, déchirée par la guerre, il est difficile d’écrire ces récits. Si les Turcs en tant que peuple et la Turquie en tant qu’État ont accueilli à bras ouverts les entreprises et les émigrés russes, pour des personnes comme moi, c’est un peu plus compliqué. Cette situation, ainsi que le discours nationaliste et anti-occidental qui persiste en Turquie et qui prétend que la Russie a été provoquée, fait qu’il est difficile de s’opposer à ces points de vue.
Tout cela me rappelle une fois de plus le récit que j’ai écrit au début de la guerre, les connaissances que les gens comme moi ont, et la familiarité avec les vibrations « Big Brother » de la Russie dans notre région nous placent dans une position de sceptiques, mais des sceptiques dans un pays étranger — du moins dans mon cas — qui a ses propres préoccupations et ses propres récits historiques.
Où cela me mène-t-il ? Dans un lieu où la patience, l’éthique journalistique et les relations personnelles s’affrontent quotidiennement. Mais aussi avec une tâche : continuer à expliquer à ceux qui voient les choses autrement, que la Russie, un État agresseur, n’avait pas besoin d’une provocation pour envahir l’Ukraine. Comme 2022 nous l’a montré, tout avait été planifié.