L'histoire du Tchad est marquée par une longue période d’instabilité politique et plusieurs guerres civiles (1965-1979 ; 1979-1982 ; 2005-2010) entre l'armée régulière et des groupes armés rebelles réclamant plus de pouvoir dans la gestion du pays. Le retour au pays de l'opposant Succès Masra, qui annonce se présenter aux élections présidentielles prévues pour 2024, si confirmé, pourrait-il ramener une paix sociale, ou au contraire, exacerber les tensions?
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La crise actuelle remonte à la disparition en avril 2021 du feu Maréchal Idriss Déby Itno, président du Tchad de 1990 à 2021. En effet, à l’annonce de son décès, son fils le Général de brigade Mahamat Idriss Deby Itno est désigné comme Chef de l’État pour une transition du type politico-militaire de 18 mois. Début octobre 2022, le dialogue national inclusif a bien lieu mais est boycotté par une partie de la société civile et de l’opposition dont le parti Les Transformateurs de Succès Masra. Ancien économiste principal à la Banque Africaine de Développement (BAD), Masra est un homme politique revendiquant une idéologie sociale et démocratique.
Au sortir du dialogue d'octobre 2022, la transition est prolongée de deux ans. Suite à cette annonce, le 20 octobre 2022, Masra déclenche une manifestation de l'opposition qui est réprimée par l'armée. Le bilan est lourd: plus de 200 morts selon un rapport de l’Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT). En novembre 2022, Masra s'exile au États-Unis. C'est depuis ce pays qu'il annonce son retour alors que le gouvernement tchadien de transition lance un mandat d'arrêt international à son encontre.
Pour comprendre cette nouvelle crise qui se profile à l'horizon, Global Voices s'est entretenu avec Bienvenue Madjilem, un analyste politique tchadien.
Jean Sovon (JS): Croyez-vous à un retour de l'opposant Succès Masra au Tchad avant 2024 alors qu'il est supposé comparaître devant la justice dès son retour ?
Bienvenue Madjilem (BM): Succès Masra est un homme politique dont le poids sur la scène politique au Tchad est incontestable. Ainsi, il en va de l’intérêt de la réconciliation nationale et du vivre ensemble, pour lesquels les autorités tchadiennes attachent un grand prix, que des conditions propices soient créées pour garantir son retour et sa participation effective au processus de transition et de restauration de l’ordre constitutionnel au Tchad. Lorsqu'il a annoncé son retour, il avait bel et bien l’intention de poursuivre son action politique et de préparer son parti aux prochaines échéances électorales.
Cependant les derniers développements sociopolitiques au Tchad depuis qu'il a annoncé son retour pour le 18 octobre, notamment l’arrestation d’au moins 70 de ses partisans qui préparent son retour, ainsi que l’émission du mandat d’arrêt international à son encontre et la menace de son arrestation ne sont pas de nature à rassurer. Cette situation serait la cause du report de son retour désormais prévu au début du mois de novembre.
Dans un discours prononcé le 10 octobre à l’occasion de l’anniversaire du Dialogue national inclusif et souverain, le Président de la transition s’était exprimé en faveur d’un retour de Masra et des autres opposants politico-armés. Mais au-delà de cette déclaration, je pense qu’il doit personnellement s’investir pour restaurer la confiance et favoriser le retour de l’opposant. Toutefois, la situation pourrait évoluer sous l’impulsion du médiateur de la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC) et des partenaires qui accompagnent le Tchad dans ce processus.
JS : Le mandat d'arrêt émis à l'encontre de Masra ne remet-il pas en cause son éligibilité à se présenter aux élections de 2024 ?
BM : Bien-sûr que ce mandat remet en cause l’éligibilité de Masra aux prochaines échéances électorales, et causera l’invalidation de sa candidature au cas où il serait arrêté. Il s’agit d’un scénario bien connu qui ressemble beaucoup à ce qui s’était passé dans certains pays africains, et qui consiste à instrumentaliser l’institution judiciaire pour barrer la route aux adversaires politiques. Il convient de rappeler que Masra a été écarté de la course à la présidentielle d’avril 2021 face au Maréchal Idriss Déby à cause de son âge, car le régime avait modifié la constitution (article 67) pour rehausser l’âge minimal pour être candidat, qui était de 35 ans, à 45 ans. Ce qui laisse croire que ce mandat d’arrêt n’a d’autre but que de s’inscrire dans cette logique.
JS : Avec la dégradation de la situation sécuritaire au Tchad, est-il réaliste d'espérer l'organisation des élections en 2024 ? Dans la région, le prétexte de la situation sécuritaire est souvent utilisé pour ne pas organiser les élections.
BM : Il est évident que la possibilité d'organiser des élections au Tchad en 2024 dépend de l'évolution de la situation sécuritaire dans le pays, mais il faut surtout interroger la capacité des autorités tchadiennes à relever certains défis majeurs pour la tenue des échéances électorales. Il s’agit ici de la mise en œuvre de l’Accord de paix de Doha du 8 août 2022 entre le gouvernement de la transition et une partie de l’opposition politico-militaire dont certaines conclusions portent sur la mise en place d’un processus de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) ; sur la réforme de l’armée ; sur la mise en œuvre des recommandations du Dialogue national inclusif et souverain du 20 août 2022 ; et sur la création d’un climat sociopolitique favorable garantissant l’exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques et la participation de tous les acteurs sociopolitiques au processus de la transition. Cependant sur tous ces points, les autorités tchadiennes semblent ne pas être prêtes.
Au cours d’une conférence de presse du 2 octobre à N’Djamena, M. Timan Erdimi, chef du Rassemblement des forces pour le changement (RFC), un groupe politico-militaire qui a rejoint le gouvernement de la transition après les accords de paix de Doha, a vivement dénoncé les retards dans la mise en œuvre dudit accord, notamment le point concernant le processus DDR qui est indispensable pour rassurer les parties prenantes et favoriser un climat de paix nécessaire à l’organisation des élections. Tous ces défis sont des signes prémonitoires d’un report des élections comme ce fut déjà le cas au Mali et au Burkina, deux pays qui sont aussi en transition.
JS : La succession de coups d'État, le départ annoncé de la France, et la présence militaire russe dans la région : quel est l'impact sur le Tchad, et qu'en pensent les gouvernants mais aussi les populations tchadiennes ?
BM : Certes il y a les coups d’États en Afrique de l’Ouest et du Centre, une présence militaire russe et le départ des troupes françaises du Niger. Mais surtout, le pays est depuis plusieurs années confronté aux défis sécuritaires résultant de l’afflux des réfugiés soudanais au nord-est, des attaques sporadiques des terroristes de Boko-Haram dans la région du Lac Tchad, et des incursions récurrentes des groupes armés au Nord à la frontière libyenne. Je crois que les autorités tchadiennes ont pleinement conscience de cette situation.
Il est vrai que le bouleversement de la situation sécuritaire au Sahel avec la présence du groupe Wagner est un sujet de préoccupation, mais il n’y a pour le moment, à ma connaissance, aucun signal d’activités subversives de ce groupe en connivence avec des groupes politico-militaires tchadiens qui menaceraient le Tchad.
Quant aux citoyens tchadiens, l'analyse de leurs commentaires sur les réseaux sociaux sur cette situation laisse apparaître une certaine solidarité avec les autorités et peuples maliens, burkinabés et nigériens. D'ailleurs, bien avant que les militaires français ne soient chassés du Burkina Faso (23 janvier 2023), les Tchadiens avaient réclamé le départ des Français au cours d’une manifestation des partis et coalition des Organisations de la société civile proches de l’opposition en 2022 à N’Djamena. Cette dynamique risque de se poursuivre au gré de l’évolution du contexte sociopolitique interne. Aux yeux de nombreux Tchadiens, la France est en quelque sorte « la cause de tous les malheurs » car elle fait fi des aspirations démocratiques tchadiennes en privilégiant ses intérêts politiques et géostratégiques.