Cet article est repris sur Global Voices dans le cadre d'un partenariat avec www.afriquexxi.info . L'article original est à retrouver sur le site d’Afriquexxi.
Pendant cinquante-six ans, une même famille et un même clan ont dirigé le Gabon, jusqu’au coup d’État du général Oligui Nguema. Les structures de l’État étaient si imprégnées de cette gestion clientéliste que, selon de nombreux observateurs, une transition démocratique classique aurait été une gageure quasi insurmontable.
La photo a été postée sur les réseaux sociaux le 5 septembre 2023. Albert Ondo Ossa (« A2O »), candidat à l’élection présidentielle gabonaise du 26 août, porte une chemisette bleue à motifs et un pantalon décontracté. Brice Oligui Nguema, auteur, le 29 août, d’un coup d’État contre le président sortant Ali Bongo Ondimba, arbore une veste sombre sur un tee-shirt et un pantalon en toile de jean. Le premier, leader de la plateforme d’opposition Alternance 2023, revendique sa victoire dans les urnes ; le second a mis fin à ce processus électoral « biaisé », selon lui, qui devait offrir un troisième mandat à Ali Bongo, et s’est installé au pouvoir. Les deux personnages se tiennent la main, sourire aux lèvres.
Oligui Nguema pose en tenue civile alors que, depuis le 29 août, il n’apparaissait qu’en tenue militaire. La veille encore, le 4 septembre, à Libreville, il avait enfilé l’uniforme d’apparat rouge de la Garde républicaine lors de sa prestation de serment en tant que président du Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI) – un événement retransmis sur un écran géant dans la capitale devant une foule en liesse. Le fait d’apparaître en tenue civile décontractée est probablement un moyen, pour le putschiste, de souligner le caractère privé et amical de cette rencontre pourtant hautement politique, et de faire passer au second plan la nature militaire du nouveau pouvoir.
Quelques jours auparavant, Ondo Ossa avait dénoncé sur TV5-Monde « une révolution de palais », accusant la demi-sœur d’Ali Bongo, Pascaline, d’être derrière le putsch du chef de la Garde républicaine, et pointant la filiation de ce dernier avec les Bongo, en tant que cousin éloigné d’Ali. Mais, dans son message accompagnant la photo prise le 5 septembre, « A2O » adopte un autre ton :
J’ai pu en toute intimité et collégialité m’entretenir avec le Président de la transition et la restauration des institutions.
L’ancien ministre d’Omar Bongo (entre 2006 et 2008), le père d’Ali Bongo, semble prendre acte de la nouvelle période qui s’ouvre, à savoir une transition à durée indéterminée au moment de la rencontre (selon le nouvel homme fort du pays, il ne faut pas « confondre vitesse et précipitation ») mais suivant un certain nombre de promesses faites aux Gabonais, dont l’adoption d’une nouvelle Constitution par référendum et d’un nouveau code électoral.
Mais après presque cinquante-six ans aux mains d’une même famille, l’État gabonais et ses institutions sont-ils capables d’organiser une transition démocratique ?
Réseaux imbriqués
Florence Bernault, qui enseigne l’histoire de l’Afrique subsaharienne à Science Po Paris et suit le Gabon depuis vingt-cinq ans explique:
Personne au Parti démocratique gabonais (PDG), ni au gouvernement, depuis 2009, n’avait pensé perdre et n’avait donc préparé une transition. Or de nombreux appareils de l’État étaient aux mains du PDG, comme la Cour constitutionnelle, l’Assemblée nationale… Juste changer de président n’était pas possible.
En 2005, le journaliste du Monde Jean-Pierre Tuquoi décrivait – de manière un peu rapide – ainsi le Gabon :
Un pays de cocagne où le président, au fil de près de quarante années de pouvoir ininterrompu, a placé au cœur de l’État les rejetons d’une famille pléthorique. Dans aucun pays du continent africain la mainmise n’est aussi flagrante. La famille Bongo et ceux qui lui sont liés constituent un monde inévitable. La nébuleuse est telle, ses ramifications sont si lointaines, qu’elle brouille les clivages politiques et ajoute à la confusion d’un État patrimonial qui vit de la rente pétrolière.
En 2009, année de la disparition d’Omar Bongo et de l’élection de son fils Ali, Florence Bernault et le sociologue gabonais Joseph Tonda s’interrogeaient encore :
Les réseaux imbriqués des alliés, des clients et des intérêts mis en place par le président [Omar Bongo] et son clan, et qui innervent chaque centimètre carré du pays politique, ont-ils métastasé au point d’être devenus pour le système aussi indispensables qu’une épine dorsale ?
Coupures d'eau et montagnes de cash
Le Gabon affiche, avec 6 641 dollars (environ 6 214 euros) en 2022, selon la Banque mondiale, le quatrième PIB par habitant d’Afrique subsaharienne, mais dans les grandes villes, jusqu’au début des années 2000 bien loties en matière d’infrastructures, les coupures d’eau et d’électricité sont récurrentes, les hôpitaux ne fonctionnent plus correctement et « le pouvoir d’achat des classes moyennes a chuté », constate Florence Bernault, qui s’est rendue au Gabon juste avant les élections. Une réalité qu’aucun chiffre public ne peut étayer. Selon elle:
Les statistiques nationales ne sont plus disponibles, et cela en dit beaucoup sur l’état de l’administration qui n’est plus capable de sonder la société.
Depuis plusieurs années, des lanceurs d’alerte se sont mis à publier sur les réseaux sociaux des vidéos de routes défoncées, provoquant de nombreux accidents de la route.
Le constat, partagé par nombre de Gabonais, que l’État est au service d’un clan, a été particulièrement exacerbé au lendemain du putsch, lorsque des montagnes de cash ont été retrouvées chez certains dignitaires du régime, notamment chez des proches du fils d’Ali Bongo, Noureddine, le dauphin putatif de son père (arrêté depuis), mais aussi chez un collaborateur de la première dame, Sylvia Bongo. Les sommes atteindraient plusieurs milliards de F CFA (plusieurs millions d’euros). Aussitôt, de nombreux Gabonais ont comparé cette somme avec le manque d’infrastructures hospitalières.
Joseph Tonda, sociologue et anthropologue, enseignant chercheur réagit:
C’est le trésor public qui était caché dans ces villas.
Joint à Libreville par Afrique XXI, l’auteur du Souverain moderne assure que:
Dans ce pays riche, l’université Omar-Bongo [où il enseigne la sociologie, NDLR] est dans un état déplorable. Une grande partie des étudiants gabonais qui obtiennent leur bac poursuivent leurs études supérieures au Sénégal, au Burkina Faso, au Mali… On aurait pu s’attendre à l’inverse. Le cœur de l’État est vermoulu, et réformer ce système va être compliqué. C’est un peu comme la légende du baron de Münchausen, qui se serait sauvé de la noyade en se tirant lui-même par les cheveux.
Sous Bongo père, un partage au sommet
La dégradation s’est accélérée depuis l’arrivée d’Ali Bongo au pouvoir. Le dirigeant, diminué depuis 2018 par un accident vasculaire cérébral sévère, n’aurait pas adopté les pratiques de son père, qui savait « partager » le pouvoir non seulement avec sa famille, mais aussi et surtout avec d’autres leaders régionaux. Si bien que, durant son interminable règne (1967-2009), les ruraux se sentaient représentés et avaient l’impression de profiter indirectement du système.
Axel Augé, sociologue et enseignant-chercheur à l’académie militaire de Saint-Cyr explique:
Les Bongo n’ont pas été les seuls à diriger.
Auteur de travaux sur les élites politiques gabonaises, il précise :
Ils ont partagé le pouvoir entre différentes familles, entre différentes communautés ethno-culturelles… »
Selon lui, sous Omar Bongo, il y a eu une « très forte mobilité des élites gouvernantes » et « un très grand renouvellement de la classe politique au gré des grâces et des disgrâces ». Il en veut pour preuve que « dans les familles il y a toujours un membre plus ou moins proche ou apparenté avec une personnalité politique, un membre de la Garde républicaine… » La longévité du régime s’expliquerait en partie par cet équilibre régional et ce « partage limité » de la richesse – une grande partie de la population en étant quoi qu’il en soit privée.
Les principaux leaders de l’opposition, réunis aux seins de la plateforme Alternance 2023 – Alexandre Barro Chambrier, Albert Ondo Ossa, Mike Jocktane, Paulette Missambo (nommée par Oligui Nguema à la tête du Sénat)… – ont tous été ministres d’Omar Bongo. Jean Ping, candidat en 2016 et dont la défaite contestée avait provoqué une violente crise postélectorale, a lui aussi été aux affaires sous Bongo père. Il est par ailleurs l’ex-mari de Pascaline Bongo, la demi-sœur d’Ali. Axel Augé conclut:
La dextérité du père a été de s’inscrire dans la durée par ce partage au sommet.
Demande d'équité et de justice
Joseph Tonda estime que si l’État gabonais existe, il a longtemps été « le corps, la personne de Bongo ». Il explique:
Dans le langage, quand un problème se posait dans la société, on disait : “il faut aller voir Bongo, il est le seul à pouvoir régler le problème”. Dans les différents départements, dans les différents ministères, dans les différentes institutions, les structures de l’État étaient incarnées par des représentants du roi-président, comme s’ils étaient des doubles de son corps, c’était ça la structure fondamentale de l’État gabonais.
Les autorités de transition seront-elles capables d’éradiquer les mauvaises habitudes et d’instaurer un nouveau paradigme comme l’expliquait, avant les élections, l’universitaire Noël Bertrand Boundzanga ?
Pour le sociologue Axel Augé :
La jeunesse peut être un acteur capable de rompre avec ces mauvaises habitudes dont elle est la première victime.
Et Joseph Tonda ajoute:
Il y a une demande d’équité, de justice. Les gens aimeraient que tous soient égaux devant la justice et les structures de l’État, qu’il n’y ait plus de clientélisme.