“La guerre civile au Soudan risque de durer des années si rien n'est fait “: Interview avec l'expert Hatim Abdulaziz

Des déplacés à la frontière du Darfour au Soudan ; Capture d'écran de la chaîne YouTube de France24

Les victimes de la guerre civile soudanaise continuent de partager leur quotidien entre violations des droits humains et une situation humanitaire critique.

La guerre civile oppose deux armées au sein de la République du Soudan : les Forces armées soudanaises (FAS) dirigées par le général Abdel Fattah al Burhan, et les Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemeti. Elle est le fruit d'un passé sombre et d'une gestion chaotique du pays sous la présidence d’Omar el-Bechir, en place de 1989 à 2019. Après trois affrontements meurtriers de 1955 à 1972, puis entre 1983 et 2005 et de 2003 à 2020, le conflit qui commence le 15 avril 2023 est la quatrième guerre civile que connaît le pays.

Lire : Au Soudan, la population civile prisonnière des ambitions politiques de deux chefs militaires

L'évolution de la situation accentue l'instabilité que vivent les populations déplacées qui sont les premières victimes de cette guerre. Le 31 janvier 2024, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux réfugiés (HCR) indique que la guerre a fait près de 8 millions de déplacés.

Pour comprendre la situation sur le terrain, Global Voices s'est entretenu, via LinkedIn, avec Hatim Abdulaziz, expert en gestion de projet dans le contexte humanitaire, et chef de bureau à (SUDO).

Jean Sovon (JS) : A l'heure actuelle, quelle est la situation des droits humains au Soudan?

Hatim Abdulaziz (HA) : Malheureusement, la situation des droits de l'homme au Soudan s'est aggravée en raison de la guerre en cours entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide. Cette détérioration se manifeste à la fois par l'extension géographique du conflit et par la gravité des transgressions. Nous avons vu ces transgressions s'étendre à de nouveaux États tels que Khartoum (capitale situé au centre-est du pays), Al-Jazirah (centre-sud-est) et le Nil Blanc (sud du pays). Sous le règne d'Omar el-Bechir, la guerre était principalement limitée à la région du Darfour (ouest), à la région du Kordofan (centre) et au État du Nil Bleu (sud du pays). Les différentes forces militaires commettent toutes sortes de violations des droits de l'homme et de crimes de guerre, notamment des exécutions sommaires, des tortures, des déplacements forcés, la destruction de villages, le pillage, la privation de la population d'eau, de nourriture et d'éducation. Chaque camp accuse l'autre de commettre ces crimes, mais il y a peu de progrès en termes d'enquête ou d'efforts réels pour protéger les civils.

JS  : Les deux camps bloquent l'acheminement de l'aide humanitaire vers les camps des déplacés. Les hommes forts Hemeti et Burhan n'agissent-ils pas ainsi à dessein?

HA  : Les communautés touchées dans près de la moitié du Soudan ont un besoin urgent d’aide humanitaire, en particulier en termes de nourriture, d'eau, d'abris et de protection. Malheureusement, l'aide humanitaire actuelle fournie par la communauté internationale ne couvre que moins de 5 % des besoins réels. Le Soudan connaît la pire crise de déplacement au monde [rapport en anglais], avec de graves défis auxquels sont confrontés les enfants et les femmes. Cependant, les dirigeants des deux camps en conflit ne font aucun effort pour soutenir les victimes ou atténuer leurs souffrances. De plus, chaque camp entrave la distribution de l'aide dans les territoires et les zones contrôlées par le camp adverse. La crise humanitaire s'aggrave chaque jour davantage, et il y a de sérieuses craintes qu'elle ne conduise à une famine généralisée, compte tenu du taux de chômage élevé et des échecs agricoles dans plusieurs régions du Soudan. La responsabilité d'une éventuelle famine incombe principalement aux dirigeants des deux armées en conflit et à la communauté internationale, qui n'a pas encore pris de mesures fortes et efficaces pour intervenir avant que la situation ne se détériore davantage.

JS : Aujourd’hui, est-ce qu’on peut affirmer que les espoirs pour que le Soudan retrouve la paix et la stabilité diminuent ?

HA : La guerre actuelle au Soudan présente différentes dimensions, notamment des facteurs politiques, géographiques, sociaux, ethniques, historiques et des influences régionales. Une erreur majeure commise par l'ancien régime d'Omar el-Bechir a été de permettre la croissance de deux armées distinctes avec des chaînes de commandement et des dirigeants différents au sein d'un même pays, ce qui a finalement conduit à une collision entre elles, comme nous l'avons constaté 11 ans après la création des Forces de soutien rapide (FSR). El-Bechir poursuit ses propres intérêts et ceux de son parti, ignorant l'intérêt national. Il utilise M. Hemeti et ses troupes pour combattre les factions du Darfour en son nom. Les FSR ont réussi cette tâche et ont presque vaincu toutes les factions rebelles du Darfour. Cependant, au fil du temps, les FSR ont commencé à poursuivre leurs propres intérêts en termes de richesse et de partage du pouvoir. La complexité de la situation rend difficile d'atteindre la paix dans les mois à venir, et il est presque impossible pour l'une des parties de vaincre l'autre, car les deux camps sont bien armées et disposent de dizaines de milliers de soldats mobilisés et motivés prêts à combattre. Les exigences minimales de chaque partie sont encore loin d'être satisfaites. L'armée régulière demande le démantèlement des FSR et l'arrestation de leurs dirigeants, tandis que les FSR exigent l'arrestation de dirigeants importants de l'ancien régime, y compris el-Bechir, ainsi qu'une plus grande justice dans le partage des richesses et du pouvoir.

De plus, il y a les effets des partis civils et démocratiques dirigés par Abdallah Hamdok, l'ancien Premier ministre, qui demandent l'arrestation des islamistes du Parti du Congrès National et leur reddition de comptes pour tous les crimes commis au cours des 34 dernières années. De l'autre côté, il y a des islamistes de l'ère el-Bechir qui tentent de reprendre le pouvoir. À moins que la communauté internationale ne prenne des mesures réelles pour inciter les deux parties à venir à la table des négociations, la paix n'est pas envisageable dans les prochains mois, et il y a un risque important de sombrer dans une guerre civile prolongée qui pourrait durer des années.

JS : Après une scission en 2011 avec le Soudan du Sud, ne craignez-vous pas une nouvelle scission de l’actuel Soudan?

HA : Le spectre de la sécession existe toujours, mais il est loin de devenir une réalité pour plusieurs raisons: aucune des deux parties en conflit ne plaide actuellement en faveur de la sécession. Les Darfouris (habitant de Darfour) ne sont pas partisans d'une séparation du Darfour du reste du Soudan. Chacune des deux parties espère toujours réussir dans la guerre et contrôler l'ensemble du Soudan. L'extension de la guerre pour atteindre de nouveaux États centraux tels que Khartoum, Al Jazeera et le Nil Blanc a détourné l'attention du Darfour, et un nombre important de Darfouris vivent depuis des décennies dans le centre, le nord et l'est du Soudan. On note aussi qu'il y a une forte présence de dirigeants darfouris qui participent au gouvernement et soutiennent l'armée. Pour finir, il existe une tension et des conflits importants entre différents groupes ethniques du Darfour. Bien que les Soudanais craignent une autre partition, ce n'est actuellement pas une issue probable de cette guerre.

Ce conflit reste peu couvert dans la presse internationale, éclipsé par la guerre en Ukraine et à Gaza. Pourtant la dernière guerre civile soudanaise a déjà fait des milliers de morts, dont près de 15 000 dans ville du Darfour.

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