Pays sahélien et pivot entre l'Afrique du Nord et l'Afrique Centrale, le Tchad est rarement abordé dans les médias comme territoire de littérature. Pour remédier à ce manque, Global Voices a interviewé l'auteur Nétonon Noël Ndjékéry, un des représentants le plus visibles de la littérature tchadienne francophone.
Né à Moundou au sud du Tchad, Ndjékéry vit en Suisse où il se consacre entièrement à l’écriture depuis avril 2021. A ce jour, il a publié neuf livres dont les deux derniers sont Il n’y a pas d’arc-en-ciel au Paradis (éditions Hélice Hélas), et L’Angle mort du rêve (éditions La Contre Allée).
Filip Noubel (FN): Pouvez-vous décrire le paysage linguistique du Tchad?
Nétonon Noël Ndjékéry (NNN): Le Tchad compte 144 langues locales auxquelles s’ajoutent deux langues officielles, le français et l’arabe classique, dévolues à l’administration et à l’enseignement. Le français y a été introduit dès 1900 avec la colonisation occidentale. Quant à l’arabe classique, il y a été imposé par oukase en 1978 alors qu’à l’époque cette langue recensait très peu de locuteurs autochtones.
Certes, une langue véhiculaire appelée tourkou ou « arabe tchadien » est pratiquée de longue date dans cette région du cœur de l’Afrique. Mais si cet idiome partage partiellement sa structure et son vocabulaire avec l’arabe classique, il s’en dissocie drastiquement sur le plan sémantique à force de métissage avec les dialectes du cru. Cela suggère que l’érection de l’arabe classique en langue officielle a procédé d’une volonté politique de s’arrimer au monde arabo-musulman.
Toutefois, bien que le gouvernement tchadien n’entreprenne rien pour les promouvoir, certaines langues locales, notamment le kanembou, le moundang ou le ngambay, demeurent vivaces. Il est néanmoins regrettable qu’elles n’aient pas encore produit à ma connaissance de littérature autre que des traductions de la Bible.
En attendant, pour être audible par les pouvoirs publics tchadiens, il faut continuer à passer par l’une ou l’autre des deux langues importées que sont le français et l’arabe classique.
FN: Comment êtes-vous venu à la littérature après des études de mathématiques?
NNN: Ma vocation littéraire a été très précoce. Le goût du récit m’a été insufflé dès le berceau par ma mère, puis par les gosstar, ces griots tchadiens. Ensuite, sitôt que j’ai appris à lire et à écrire en français, je suis devenu écrivain public, car beaucoup de gens étaient alors analphabètes au Tchad. Or, pour communiquer avec leurs proches ou avec une administration nationale dopée à la langue française et à la rigidité jacobine, ils avaient besoin des compétences d’un lettré francophone.
Je les dépannais donc à l’appel contre une poignée d’arachides ou de la menue monnaie. Mais surtout, cela me permettait de partager les états d’âme de mes clients et surtout de traduire leurs joies ou leurs peines en mots. Ainsi, associée aux techniques de narration que je glanais chez les griots, la gestion des correspondances privées ou officielles d’autrui a été pour moi le meilleur des ateliers d’écriture. Plus je m’y adonnais, plus s’affirmait ma passion pour les lettres. De fil en aiguille, je me suis mis à écrire à l’adolescence des poèmes, puis des nouvelles. C’est ainsi que je suis entré en littérature.
N'empêche que j’ai dû plus tard faire des études de mathématiques, sans quoi je n’aurais pu bénéficier d’une bourse de l’État tchadien. Je me suis ensuite spécialisé en informatique, juste pour gagner mon pain le jour et jouir du plaisir d’écrire la nuit. Comme l’arbre s’enracine à un endroit fixe pour mieux polliniser l’espace et se lancer à la conquête du ciel, j’essaie de couler mon travail au moule de cette maxime qui, à mon sens, définit le mieux l’art en général : partir d’un ancrage local pour viser l’universel. En effet, quel que soit le continent où je situe une histoire, ma matière première demeure la condition humaine. C’est l’éternel humain que je chante et que j’entends faire vibrer. Donc, au-delà de tout cadre, mon travail ambitionne d’abord de porter à tous les continents ma manière subsaharienne de regarder, de ressentir et de dire le monde.
FN: Comment se passe votre vie en Suisse dans une autre culture et se tisse votre rapport à distance au Tchad ? En 2017, vous recevez le Grand Prix littéraire national au Tchad – comment êtes-vous perçu au Tchad comme écrivain ?
NNN: J’ai désormais vécu plus longtemps en Europe que sur mon continent natal. Néanmoins, je n’aurais pas pu écrire autant si je n’avais pas été exilé. Car la vie en Afrique ne se conçoit qu’en communauté. Et toute activité, comme la lecture ou l’écriture, dont l’exercice exige de l’individu de s’isoler est généralement mal acceptée et expose celui qui s’y adonne à la marginalisation.
Par conséquent, je suis redevable à la Suisse de m’offrir ce havre de paix et de liberté depuis lequel les vicissitudes de mon pays d’origine me parviennent grossies par contraste. Cet écartèlement entre deux antipodes est un de ces facteurs qui créent en moi la tension nécessaire à la création.
Certes je séjourne aussi souvent que possible au Tchad. Mais je n’en éprouve pas moins des scrupules à vivre loin de ma patrie. Encore que cette distance m’aide paradoxalement à mieux appréhender les réalités tchadiennes. En effet, avoir le nez collé à une fresque ne permet pas d’en apprécier tous les détails. Il faut prendre du recul pour avoir une vue d’ensemble. Et c’est précisément ce précieux panorama que me fournit l’exil.
En 2021, à la Bibliothèque nationale du Tchad à N’Djamena, il n’y avait aucun de mes livres, mais seulement une de mes photos grandeur nature. Cette anecdote résume assez bien comment mes compatriotes me perçoivent. Ils connaissent mon nom grâce aux médias, mais très peu me lisent. Figurez-vous qu’un roman importé d’Europe se vend sur place à un prix équivalent au sixième du salaire moyen local. A ce tarif-là, la censure n’a nul besoin de sévir. La lecture n’a donc de sens qu’utilitaire pour les élèves et les étudiants qui, une fois leur diplôme en poche, préfèrent lire leur destin au fond d’un bon verre d’alcool.
Cela dit, le Grand Prix littéraire national qui m’a été attribué m’a d’autant plus réjoui que je ne l’attendais pas. Je prends cette reconnaissance pour un magnifique pari sur l’avenir dans la mesure où il propose mon travail en source d’inspiration pour la jeunesse tchadienne.
FN: Comment et où lire les littératures tchadiennes?
NNN: Il semble qu’il existe une littérature tchadienne de langue arabe classique. Mais n’étant pas arabophone, je ne la connais pas. En revanche, la littérature tchadienne francophone m’est beaucoup plus familière. Elle est l’une des plus jeunes d’Afrique subsaharienne. Le recueil de contes qui a symboliquement marqué sa naissance au Tchad sous les étoiles n’a été publié qu’en 1962. Depuis, beaucoup d’autres livres sont parus, mais . la qualité n’est pas toujours au rendez-vous.
Toutefois, quelques écrivains aux talents internationalement reconnus permettent au Tchad de figurer sur la carte littéraire mondiale. Les plus en vue aujourd’hui sont notamment les poètes Nimrod Bena et Nocky Djedanoum, le dramaturge Koulsy Lamko et le cinéaste-romancier de renommée planétaire Mahamat-Saleh Haroun. Pour en savoir plus, je recommande de consulter les pages qui leur sont consacrées sur les réseaux sociaux ou sur les sites de leurs éditeurs respectifs.
Le succès de ces auteurs confirmés entretient une riche pépinière de talents qui promet à terme de belles moissons littéraires … Pour peu que le gouvernement en place lui fournisse les intrants et le cadre propices à son épanouissement !
Au Tchad, deux grandes messes annuelles s’efforcent de rythmer la vie littéraire. Il y a d’abord le Festival International Le Souffle de l’Harmattan qui demeure l’unique foire du livre dont le retentissement déborde des frontières nationales. Enfin, depuis 2017, novembre a été décrété « mois du livre et de la lecture ». C’est la seule manifestation d’envergure durant laquelle l’État tchadien célèbre l’écrit et les écrivains. C’est à cette occasion qu’est, par exemple, remis le Prix Littéraire national dont j’ai été le premier récipiendaire.