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L'incomparable Tina Turner, la chanteuse de rock and roll qui a été rendue célèbre sous l'emprise d'un partenaire abusif, ayant tout risqué pour le quitter et reconstruire sa carrière en repartant à zéro pour finalement devenir une superstar mondiale, est décédée le 24 mai à l'âge de 83 ans. Elle avait une santé précaire depuis un certain temps, ayant été victime d'un AVC en 2013, et diagnostiqué d'un cancer de l'intestin en 2016. Elle a ensuite souffert de complications rénales, pour lesquelles elle a subi une transplantation l'année suivante.
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Née dans le Tennessee le 26 novembre 1939, de son vrai nom Anna Mae Bullock, ses débuts[fr] étaient tout à fait ordinaires, bien que quelque peu mouvementés. Tina et ses deux sœurs aînées sont envoyées chez leurs grands-parents pour de longues périodes puisque leurs parents déménageaient souvent pour le travail. Bullock a parfait son talent pour le chant dans la chorale de l'Eglise baptiste, mais à l'âge de 11 ans, sa mère s'est enfuie dans l'Illinois pour échapper à un mariage abusif. Bullock l'a finalement rejoint, et se fut au Manhattan Club à St. Louis qu'elle vit pour la première fois Ike Turner se produire avec son groupe, the Kings of Rhythm. À l'époque, elle avait 17 ans, et elle lui a demandé si elle pouvait rejoindre le groupe ; il a accepté. Et un soir, pendant l'entracte, Bullock a réquisitionné le micro et a chanté la chanson de B.B King « You Know I Love You ».
En 1958, peu de temps après avoir obtenu son diplôme de fin d'études secondaires, elle a sous la tutelle de Turner enregistré sa première chanson sous le nom Little Ann. Cependant, elle ne commence à attirer l'attention qu'en 1960 lorsqu'un DJ a entendu sa démo sur « A Fool in Love », une chanson qu'Ike Turner avait écrite pour Art Lassister. La cassette a atteint le bureau d'Henry « Juggy » Murray, président de Sue Records, un label R&B. Turner savait qu'il avait trouvé la perle rare avec Bullock. Il l'a renommé “Tina”, lui a conféré son nom de famille et l'a déposé sous forme de marque afin que, si Bullock quitte le monde de la musique, une autre chanteuse puisse la remplacer en prenant le nom de scène « Tina Turner ».
Il était loin de se douter que Turner était irremplaçable. Sa popularité monte rapidement: « A Fool In Love » atteint la deuxième place du hit-parade Hot R&B Sides et la 27e du Billboard Hot 100. Ceci a été suive par le single « It's Gonna Work Out Fine, » qui a fait obtenir au duo une nomination au Grammy pour meilleure performance Rock and Roll. Pour surfer sur la vague de popularité, Turner a créé le Ike & Tina Revue qui a effectué de nombreuses tournées à travers les États-Unis, jouant même devant des publics non soumis à la ségrégation raciale dans des clubs et hôtels du sud du pays. Ike et Tina se sont mariés en 1962, et les contrats d'enregistrements se sont rapidement succédés les années suivantes, notamment leur période avec Warner Brothers, qui les a aidés à accroître leur notoriété grâce à des apparitions télévisées dans des émissions telles qu’American Bandstand[fr] et Hollywood a Go-Go.
Après leur apparition dans le film du concert The Big T.N.T. Show en 1966, ils ont signé avec l'influent producteur de musique Phil Spector[fr], et font pendant l'automne, la première partie de la tournée britannique des Rolling Stones. C'était la première fois que Tina Turner commençait à connaître la liberté créative et a élargi son répertoire vocal, même si elle faisait toujours partie de l'opération d'Ike. Ils ont fait la première partie de la tournée états-unienne des Rolling Stones et une pléthore de star de la musique comme David Bowie, Elvis Presley et Elton John, se produisent lors des multiples concerts des Turner à Las Vegas. En 1970, sous les conseils de Spector, les albums d'Ike et Tina se sont éloignés de leur répertoire R&B habituel pour inclure des classiques du Rock and Roll comme « Come Together »,« Get Back », et « Honky Tonk Woman ». En 1971, leur reprise de « Proud Mary » de Creedence Clearwater Revival est devenue leur plus grand succès. La carrière de Turner va aussi l'amener dans le monde du cinéma, où elle donnera plusieurs représentations saluées par la critique.
Alors que son image publique se développait, sa vie personnelle était un désastre. Ike était verbalement et physiquement violent. La violence était devenue si insoutenable qu'elle a tenté de se suicider en 1968. Elle l'a finalement quitté après 16 ans de mariage et à renoncé a tout sauf au droit de son nom de scène. Cette seule possession, qui lui a été conférée comme un acte de propriété, la rendra finalement libre.
Au début de sa carrière solo, après avoir survécu un certain grâce aux bons alimentaires et à la gentillesse de ses amis, Turner a subvenu à ses besoins en participant à des émissions de variété à la télévision. Bien qu'une grande partie de ses revenus ait servi à régler des procès liés aux concerts qu'elle n'assurerait plus en tant que membre du Ike and Tina Revue, elle travaillait dur et réapparaît avec une nouvelle image sexy. C'était à présent une Turner ne commandant pas seulement la scène, mais prenant également sa vie en main, selon ses propres termes.
C'est son cinquième album solo Private Dancer[fr], sorti en 1984 qui a consolidé son image d'artiste toujours d'actualité qui avait encore beaucoup à offrir. Le succès retentissant de cet album a été la chanson « What's Love Got to Do With It? » qui a été sa première chanson classée numéro 1 aux États-Unis. Elle a ensuite rapidement rempli les stades, dont un au Brésil qui est considéré comme l'un des plus grands concerts de l'histoire, avec 180 000 personnes présentes. En 1985, elle a également participé au concert Live Aid[fr] au stade Wembley à Londres, qui a permis de récolter des millions de dollars pour venir en aide aux victimes de la famine en Éthiopie.
Le conservateur de films trinidadiens Jonathan Ali a partagé un extrait d'un essai de son collègue barbadien Jason Jeffers, qui soulignait l'importance de la visibilité de Turner pour les Caribéens :
In 1985, on my little island, the heroes in almost every movie, book, cartoon and comic we obsessed over were white men. I remember one night tearfully asking my mother why my hair wasn’t straight. I’d been playing superheroes outside again and wanted my hair to blow in the wind like He-Man’s did when he battled his arch-nemesis Skeletor; my curls just stood there, inert….
Then came Tina Turner’s ‘We Don’t Need Another Hero (Thunderdome).
En 1985, sur ma petite île, les héros dans presque tous les films, livres, dessins animés et bandes dessinées que l’on adorait étaient des hommes blancs. Je me souviens une nuit, j’ai demandé à ma mère en pleurant pourquoi je n’avais pas les cheveux lisses. Je jouais souvent aux superhéros à l'extérieur et je voulais que mes cheveux s'envolent dans le vent comme ceux de He-Man lorsqu'il combattait son ennemi juré Skeletor ; mes boucles restaient là, inertes..…
Puis la chanson de Tina Turner « We Don’t Need Another Hero (Thunderdome) » est arrivée.
Ali a également partagé le récit du réalisateur George Miller sur « Le casting emblématique de Turner » dans le rôle de Tante Entity dans le film [fr] :
Mad Max is about an apocalyptic world, and we needed someone who was powerful, but most of all, who was a wonderful survivor […] and as a writing reference we kept on saying, ‘Someone like Tina Turner, someone like Tina Turner.’
Mad Max est à propos d’un monde apocalyptique, et nous avions besoin de quelqu’un de puissant, mais par-dessus tout, de quelqu’un qui était un merveilleux survivant […] et comme référence d'écriture, nous n'arrêtions pas de dire : « Quelqu'un comme Tina Turner, quelqu'un comme Tina Turner ».
Sa décision de parler publiquement de son expérience en tant que survivante de violences domestiques, évoquée avec force dans le film « What's Love Got To Do With It »[fr] basé sur son autobiographie de 1986 intitulé « I Tina »[fr], a permis a beaucoup de gens de s'identifier à elle, gravant ainsi son nom pas seulement sur leurs lèvres, mais aussi dans leurs cœurs. Ceci a été particulièrement vrai dans les Caraïbes[fr], qui luttent[fr] contre un taux élevé de violences domestiques et de féminicide. Pour beaucoup de femmes caribéennes, Tina Turner était un symbole de résistance et d'espoir, de ce qu'il pourrait arriver si l'on était sincère, travailleur et courageux, si l'on avait la foi. Elle attribue une grande partie de cette réussite au bouddhisme, qui, selon elle, lui a donné la force dont elle avait besoin pour quitter Ike.
Son incroyable retour a consolidé son titre de reine du Rock and Roll. Turner a été intronisée (avec Ike, qui était en prison à ce moment-là pour avoir conduit sous l'influence de cocaïne) au Panthéon du Rock and Roll en 1991, lorsqu'elle a commencé à jouer le rôle de femme politique. À cette époque, elle a trouvé l'amour auprès d'Erwin Bach, un producteur de disques allemand (qu'elle a épousé en 2013), et passe plus de temps en Suisse, où elle a été naturalisée.
En 1994, ses succès ont été rassemblés dans une anthologie de trois disques baptisée « The Collected Recordings ». En 1999, elle a annoncé sa dernière tournée des stades, qui est devenue la tournée la plus rentable de l'année 2000. Elle a toutefois continué à se produire sur scène pendant un certain temps, notamment lors de la tournée du 50e anniversaire de Tina! (une comédie musicale de Broadway). Sa deuxième autobiographie, « Tina Turner : My Love Story », a été publiée en 2018.
Son intégration au Panthéon du Rock and Roll en tant qu'artiste solo a finalement eu lieu en 2021, alors qu'elle était âgée de 81 ans. Cette même année, le documentaire « Tina » est diffusé sur HBO, et elle a vendu son catalogue de musique au label d'édition BMG pour une somme non divulguée.
Les utilisateurs des réseaux sociaux des Caraïbes, comme les internautes du monde entier, ont rendu hommage à l'icône mondiale, la remerciant pour sa musique et son exemple. Ils ont salué son « optimisme indomptable », applaudis son sens unique du style et l'ont qualifiée de légende.
Les triomphes de Turner ne l'ont pas protégée des traumatismes puisque son fils Craig, issu d'une relation avec le saxophoniste Raymond Hill, s'est donné la mort en 2018 et Ronnie, son fils avec Ike, est décédé d'un cancer du côlon quatre ans plus tard, mais elle a toujours essayé de se concentrer sur la joie : sa musique, son mari et les enfants qui lui restent, Ike Jr. et Michael, tous deux issus du premier mariage d'Ike, et qu'elle a élevés. Les petites choses significatives qui font une vie extraordinaire.