L'influence réciproque exercée par les pays partageant des frontières communes peut parfois mener à des traditions culinaires ou musicales similaires.
La Mongolie, pays aux illustres traditions musicales, partage, elle aussi, une histoire commune avec ses voisins. Adjacente à la Russie par le nord et à la Chine par le sud, la Mongolie était autrefois maître de ces deux empires.
L'une des similitudes les moins connues du mélange culturel chinois-mongol réside dans la musique. En effet, les deux pays jouent traditionnellement des instruments à cordes.
Pour mieux comprendre le lien, mais également les différences musicales entre ces deux pays, Global Voices a interrogé Tsendsuren Enkhtur, une musicienne originaire de Mongolie, joueuse de « khuuchir », un instrument à cordes.
Venant d'une famille profondément ancrée dans la musique, Tsendsuren Enkhtur commence son parcours musical à l'âge de 12 ans. Elle étudiera plus tard au State Conservatory of Mongolia, avant d'obtenir un Master au Conservatoire de musique de Shanghai.
En tant qu'artiste, Tsendsuren Enkhtur dédie sa carrière à la préservation et à la popularisation de la musique traditionnelle mongole, tout en élargissant le répertoire musical du khuuchir et en soutenant les artisans locaux.
Cette interview a été raccourcie et modifiée par souci de clarté.
Filip Noubel (FN) : Pourriez-vous nous parler de l'instrument à cordes que vous jouez ? De ses différents noms en Mongolie et en Chine ? De l'histoire qui en découle ?
Tsendsuren Enkhtur (TE): The string instrument I play is called “khuuchir” (хуучир) in Mongolia, reflecting its deep roots in Mongolian culture. The instrument is closely related to a family of string instruments known as the “huqin” in Chinese. The term “huqin” (胡琴) literally translates as “the instrument of the Hu people” where “Hu” refers to a collective of nomadic tribes known historically in both Mongolia and China.
Historians believe that the huqin originated with the nomadic Hu people, who played a pivotal role in the cultural exchanges along the ancient Silk Road. This historical pathway facilitated not only trade but also the interchange of cultural and musical traditions between the East and West. As a result, instruments like the huqin spread across Asia, evolving differently in various regions.
In Mongolia, the khuuchir retained a unique form and playing style, suited to Mongolian musical traditions. It typically features a trapezoidal wooden body and a horsehair bow, mirroring Mongolia's equestrian culture. The sound it produces is inherently resonant and evocative of the vast Mongolian steppes.
In China, the huqin family includes several variations, with the “erhu” being the most renowned. The erhu consists of a cylindrical sound body, typically made of wood, with two strings and a bow interlaced between them. It is known for its expressive range and emotive sound, capable of conveying a spectrum of feelings from melancholy to joy.
Both instruments reflect the shared heritage and divergent cultural paths of the Mongolian and Chinese peoples, stemming from their common ancestry with the ancient Hu nomads. Playing the khuuchir not only connects me to Mongolia’s rich musical tradition but also to a broader, intertwined history with the diverse cultures throughout Asia.
Tsendsuren Enkhtur (TE) : En Mongolie cet instrument est appelé « khuuchir » (хуучир). C'est un nom qui représente bien toute l'histoire de cet instrument dans la culture mongole. Le khuuchir est très proche du « huqin », un instrument à cordes originaire de Chine. Le terme « huqin » (胡琴) peut être traduit par « instrument du peuple Hu », le « peuple Hu » étant un groupement de différentes tribus nomades de Mongolie et de Chine.
Les historiens pensent que le huqin s'est transmis à travers toute l'Asie grâce aux différentes tribus nomades des Hu qui parcouraient le continent le long de l'antique route de la soie. Cette route facilitant à la fois le commerce et l'échange culturel, l'est et l'ouest ont alors pu partager leurs traditions musicales. Et c'est ainsi que des instruments comme le huqin ont pu se développer dans diverses régions d'Asie.
En Mongolie, le khuuchir a conservé une forme et un style musical unique, très représentatif des traditions mongoles. Le khuuchir est composé d'un corps en bois de forme trapézoïdale et d'un archet en crin de cheval, rappelant l'histoire équestre du pays. Le son produit par le khuuchir est « résonant », évoquant les vastes steppes mongoles.
En Chine, le huqin possède plusieurs variantes, le « erhu » étant la plus populaire.
L'erhu est un instrument composé d'une caisse de résonance en bois ouverte au dos, et deux cordes relient les chevilles au bas de la caisse. Le son du erhu est très varié, pouvant évoquer diverses émotions allant de la mélancolie à la joie.Ces deux instruments reflètent l'héritage partagé et les divergences culturelles des peuples chinois et mongoles, deux peuples originaires des anciennes tribus nomades Hu.
Jouer du khuuchir me rapproche non seulement des traditions musicales de Mongolie, mais cela me rapproche également des diverses cultures d'Asie dont l'histoire se croise à celle de notre pays.
FN : Pourquoi avez-vous décidé d'étudier en Chine ? Quel est votre ressenti sur la manière dont vous reliez les cultures chinoises et mongoles en jouant des musiques composées pour l'erhu sur un khuuchir ?
TE: My decision to study in China was significantly influenced by two accomplished khuuchir players who graduated from the Shanghai Conservatory of Music, which is now also my school. Their skill and mastery in playing the khuuchir left a profound impression on me, inspiring my journey to study the erhu in China.
Bridging the musical heritages of the khuuchir and the erhu has been a fascinating and enriching experience. Although these instruments share similarities — both being part of the huqin family and played with a bow — the khuuchir and erhu have distinct musical repertoires and playing techniques. Historically, the khuuchir was adapted to use many elements typical of the Chinese erhu since the 1990s when Mongolia began importing them from China. This adaptation made the transition to learning the erhu’s repertoire more accessible.
One of my standout experiences was performing the 5th Rhapsody by Wang Jianmin (王建民), a piece inspired by Inner Mongolian melodies. This performance was particularly special because I incorporated a unique technique reminiscent of the morin khuur, another traditional Mongolian instrument. This technique, novel to my audience in China, was highly appreciated and demonstrated how blending these musical traditions could yield exciting new sounds. My time in China has not only enhanced my skills but also provided me with valuable insights into how I can contribute to the development of the Mongolian khuuchir. Learning from a diverse erhu repertoire, experimenting with new techniques, and understanding different musical expressions have equipped me with ideas and directions for enriching Mongolia’s musical heritage upon my return.
TE : Si j'ai décidé d'étudier en Chine, c'est grâce à deux joueurs de khuuchir professionnels, eux aussi diplômés du Conservatoire de musique de Shanghai, l'école où j'étudie actuellement. Leur manière de jouer m'a tellement marqué que j'ai décidé de partir en Chine pour étudier l'erhu.
C'est une expérience fascinante de servir de lien entre la musique d'un khuuchir et d'un erhu. Même si ces instruments partagent des similitudes, tous deux venant de la famille du huqin et se jouant avec un archet, ils ont en fait un répertoire très différent et ne se jouent pas de la même manière. Historiquement, les éléments typiques des compositions pour erhu ont été introduits dans celles pour khuuchir au début des années 90, quand la Mongolie a commencé à exporter les instruments en Chine. Ces exportations ont rendu l'apprentissage du répertoire de l'erhu plus accessible.
L'une des expériences qui m'a le plus marqué était de jouer la 5ᵉ Rhapsodie de Wang Jianmin (王建民), une œuvre inspirée des mélodies mongoles. Cette prestation m'a vraiment marquée parce que j'y ai incorporé une technique utilisée pour jouer du morin khuur, un autre instrument traditionnel de la Mongolie. Le public n'avait jamais ni vu ni entendu cette technique, et ils ont adoré. Cela montre à quel point le mélange de sonorités peut mener à de nouveaux sons magnifiques.
Le temps que j'ai passé en Chine m'a non seulement permis d'améliorer ma technique, mais j'ai également pu comprendre et trouver de nouveaux moyens d'enrichir le répertoire du khuuchir. En apprenant le répertoire de l'erhu, j'ai pu expérimenter de nouvelles techniques. Comprendre ces différents moyens d'exprimer la musique m'a offert de nouvelles clés pour m'aider à enrichir l'héritage musical de la Mongolie lorsque je rentrerai au pays.
Voici une interprétation de la 5ᵉ Rhapsodie de Wang :
FN : Comment la musique s'est-elle développée en Mongolie durant le 20ᵉ siècle ? Et quelles étaient les plus grandes tendances et influences entre la Chine et la Mongolie ?
TE: The 20th century was a period of significant transformation for Mongolian music, marked by the onset of professional musical education and the strong influence of Western and Soviet music traditions. Early in the century, Mongolian musicians commonly used a four-stringed khuuchir, known as the sihu in Chinese, to perform folk songs, praises, and traditional compositions. This era saw the establishment of formal musical education in Mongolia, initially independent of Chinese influences.
As the century progressed, the four-stringed khuuchir became widely used. However, the mid-20th century brought a pivotal change influenced by Soviet intervention. During this period, a Soviet music specialist, while helping to establish a national orchestra in Mongolia, advised that the four-stringed khuuchir was unsuitable for orchestral use due to tuning standards among other reasons. This led to a significant modification of the instrument, where two strings were removed, adapting the khuuchir to a two-stringed format much more akin to the Chinese erhu. The late 20th century two-stringed khuuchir, for instance, reflected a direct influence from the Chinese erhu, facilitating easier integration into diverse musical ensembles and allowing for a broader repertoire.
TE : Le 20ᵉ siècle fut une période de grands changements dans la musique mongole. Par exemple, les musiciens pouvaient désormais suivre des cursus scolaires dans le domaine de la musique professionnelle, très marqué par l'influence des traditions musicales de l'ouest et de la Russie.
Au début du siècle, les musiciens mongols utilisaient beaucoup une sorte de khuuchir à quatre cordes, rappelant le sihu de Chine. Ils s'en servaient pour jouer des chansons folkloriques, des louanges et même des compositions classiques. Cette époque fut très marquée par l'arrivée de l'éducation musicale en Mongolie, indépendante de l'influence chinoise.Le khuuchir à quatre cordes s'est ensuite démocratisé dans le pays, mais l'influence soviétique au milieu du siècle a tout fait changer. Alors qu'il aidait à la création d'un conservatoire national en Mongolie, un soviétique, spécialiste de la musique, a conseillé de ne plus utiliser le khuuchir à quatre cordes. D'après lui, cet instrument ne convenait pas à une utilisation orchestrale. L'une des raisons était les standards d'accordages qui ne correspondaient pas à ceux d'un orchestre. Ce changement a mené à une transformation de l'instrument. Deux cordes ont alors été retirées, donnant à l'instrument l'apparence d'un erhu chinois.
Et le khuuchir à deux cordes de la fin du siècle reflétait énormément ces influences, permettant une intégration plus facile de divers ensembles musicaux et l'élargissement du répertoire de l'instrument.
FN : La scène musicale d'Oulan-Bator est très cotée. Où jouez-vous généralement ? Et à quoi ressemble votre public ?
TE: As a solo professional khuuchir player, I perform primarily at the Grand Theatre of National Arts, Mongolia's largest national performing arts organization. My music spans two main categories: traditional Mongolian professional music and a more contemporary genre.
To date, I have released four albums. Two of these albums, Portraits and Mother Tongue, include a mix of Mongolian and global professional music, all accompanied by piano. These albums showcase the traditional capabilities of the khuuchir, blending seamlessly with classical and world music elements.
The other two albums, Born Retro Vol.1 and Vol.2 venture into more experimental territories, mixing jazz and hip-hop with the traditional sounds of the khuuchir. This fusion aims to reinterpret the traditional uses of the khuuchir, presenting it within the framework of popular music genres to reach a broader audience.
Through my performances and recordings, I strive to demonstrate the versatility and beauty of the khuuchir, not only within the realms of professional music but also in popular music settings. My audience in Ulaanbaatar is diverse, encompassing lovers of traditional Mongolian music, as well as younger generations and international listeners drawn to innovative musical fusions.
TE : La plupart du temps, je joue au Grand Théâtre d'arts nationaux de Mongolie, la plus grande structure d'arts du spectacle du pays. Ma musique peut se catégoriser en deux genres distincts : en effet, je joue à la fois dans un style rappelant la musique classique mongole, mais également dans un style plus moderne.
À l'heure actuelle, j'ai sorti quatre albums. Deux de ces albums, Portraits et Mother Tongue, sont dans le genre classique, avec un accompagnement au piano. Dans ces albums, j'ai essayé de mettre en valeur tout le potentiel du khuuchir, en intégrant des sonorités du monde de la musique classique et occidentale.
Les deux autres albums, Born Retro Vol.1 et Vol.2, sont un peu plus expérimentaux. J'ai essayé de combiner des sonorités Jazzy et Hip-Hop avec le khuuchir. Avec ce mélange, j'ai essayé de réinterpréter la manière de jouer du khuuchir, pour faire découvrir cet instrument à un plus large public.
Au travers de mes performances et de mes albums, j'essaie montrer la beauté du khuuchir, de montrer toutes les manières d'en jouer. Pas seulement dans le monde de la musique professionnelle, mais aussi dans celui de la musique populaire.
Quant à mon public d'Oulan-Bator, il est assez varié. Il y a beaucoup d'amateurs de musique classique mongole, mais il y a également de nombreux jeunes qui aiment la fusion de genres musicaux.
Voici un exemple de la fusion de genre dont Tsendsuren Enkhtur parlait.
Vous pourrez également retrouver une playlist de sa musique juste au-dessous et sur le compte Spotify de Global Voices, sur laquelle vous retrouverez également de la musique venant des quatre coins du monde.