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Cet article fait partie de Undertones, la lettre d'information de l’Observatoire des médias civiques de Global Voices. Il présente le résumé d’une recherche annuelle sur les écosystèmes médiatiques en Turquie et ce à quoi nous pouvons nous attendre en 2023. Chaque fois que vous cliquez sur un hyperlien dans le texte, vous verrez le récit et les messages médiatiques le confirmer. Abonnez-vous à Undertones.
Dans quelques mois, des millions de citoyens turcs éliront leur président lors d’une élection tendue qui est empêtrée dans des crises humanitaires, économiques et politiques. Les tremblements de terre meurtriers qui ont frappé la Turquie la semaine dernière sont les derniers d’une série de chocs qui pourraient façonner le vote décisif du pays.
Pour la première fois en deux décennies, l’opposition de centre-droit a une chance de battre le président sortant Recep Erdoğan. Cependant, si Erdoğan obtient un nouveau mandat, il pourrait s’accrocher au pouvoir indéfiniment. « On parle d’élections comme des ‘dernières’ si Erdoğan gagne », expliquent nos chercheurs.
Censure lors d'une catastrophe humanitaire
Le sud-est de la Turquie et la Syrie ont été frappés par de violents tremblements de terre au début du mois de février, faisant des dizaines de milliers de morts. En Turquie, le choc initial a fait place à la colère contre la médiocrité de la préparation et de la réponse de l’État aux catastrophes. Comme le partage Arzu Geybullayeva, l’une de nos chercheuses sur la Turquie, « l’une des questions les plus fréquemment posées tout au long de la semaine dernière était : « Où se trouve l’État ? »
En guise de réponse aux critiques en ligne, l’État turc s’est tourné vers des pratiques de censure telles que la perturbation de l’accès aux plateformes de réseaux sociaux, la détention d’utilisateurs de réseaux sociaux et de journalistes, et le lancement d’une application encourageant les citoyens à dénoncer les contenus « manipulateurs » en ligne. Le 10 février, environ 300 comptes ont été identifiés pour avoir partagé des « messages provocateurs », 37 personnes ont été interpellées et quatre arrêtées.
Ces mesures sont devenues plus fréquentes sous le régime du président Recep Erdoğan et son parti Justice et Développement (AKP pour son acronyme en turc). Au cours de ses 20 ans de règne, Erdoğan a restreint la liberté de la presse, calomnié et criminalisé l’opposition et les dissidents, stigmatisé la communauté LGBTQ+ et promulgué des politiques contre les droits des femmes. Cela a créé un terrain fertile pour les contenus fascistes sur les plateformes de réseaux sociaux turques.
Le fascisme en pleine ascension
Les critiques affirment que le règne d’Erdoğan permet la montée du fascisme en Turquie. À son tour, la polarisation politique s’accroît ; l’AKP, par exemple, a qualifié l’opposition de «terroriste».
Pourtant, le fascisme n’est pas seulement d’origine locale. Nos chercheurs ont constaté que le contenu fasciste créé par des mouvements aux États-Unis et en Europe se déplace dans les écosystèmes médiatiques turcs. « Cela affecte la population, principalement les jeunes et les hommes au chômage », explique Sencer Odabasi, l’un de nos chercheurs.
La communauté LGBTQ+ est, avec les journalistes indépendants, les chercheurs universitaires et les militantes féministes, l’une des cibles des récits conservateurs. La communauté LGBTQ+ dépend souvent des financements étrangers pour son travail de plaidoyer et est accusée de faire partie d’une conspiration occidentale visant à apporter « l’idéologie LGBT » en Turquie. Le récit met également en garde contre les « conséquences dangereuses » que cela peut avoir sur les jeunes. Dès lors, les cahiers, les stylos et les jouets aux couleurs de l’arc-en-ciel sont interdits ou strictement réglementés.
« Les personnes LGBTQI+ sont considérées comme membres d’une organisation illégale, notamment en raison des préjugés fortement associés au mot « organisation » en turc (örgüt), qui les associe au terrorisme », explique Odabasi.
Des récits contradictoires
Bien que les valeurs nationalistes, religieuses et conservatrices puissent jouer un rôle dans les prochaines élections turques du 14 mai, les préoccupations économiques sont en tête de liste. Après les tremblements de terre, la colère suscitée par Erdoğan et la gestion des crises humanitaires par son parti pourrait également influencer les votes.
L’économie turque, déjà chancelante avant la pandémie et la guerre de la Russie contre l’Ukraine, a plongé avec un taux d’inflation de 121 % au cours de l’année écoulée, selon des groupes indépendants. Les économistes accusent la politique monétaire du gouvernement d’être à l’origine de l’inflation galopante, qui pousse des millions de Turcs dans la précarité. Beaucoup sont frustrés par la gouvernance économique de l’AKP.
Les politiciens de tous bords ont pointé du doigt, parfaitement conscients que les votes dépendent du nombre de personnes qui croient à leur récit. Nos chercheurs ont documenté comment Erdoğan et son parti ont accusé les « puissances impérialistes occidentales sombres » et l’opposition de saboter économiquement le pays, tandis que l’opposition a accusé Erdoğan et son parti de corruption, ainsi que leur politique économique malsaine. L’extrême droite tient les réfugiés syriens pour responsables des malheurs de la Turquie.
À quoi s'attendre en 2023?
Après le tremblement de terre, le gouvernement a fait valoir qu’il s’agissait du « désastre du siècle » et que « l'on n'aurait rien pu faire » pour atténuer l’impact. L’opposition, cependant, accuse l’AKP d’être responsable de l’instabilité des infrastructures turques et a accusé le parti au pouvoir de tenter de saper les efforts de secours des organisations de la société civile. L’AKP, selon l’opposition, est plus préoccupé par son image que par une véritable aide.
« Erdoğan et son gouvernement n’ont pas été à la hauteur ou n’ont simplement pas voulu agir », a déclaré Mert Renkmen, un autre chercheur sur la Turquie. « Pendant ce temps, les organisations locales ont défini les besoins à la vitesse de l’éclair. »
Aujourd’hui, le leadership d’Erdoğan est peut-être en jeu, avec des accusations de corruption, de mauvaise gestion économique et de réponse lente et inadéquate au tremblement de terre. Cela pourrait conduire à une crise électorale.
Le 13 février, l’ancien ministre de l’AKP, Bülent Arınç, a tweeté que les élections devraient être reportées. Cela a suscité la controverse, car les élections ne peuvent être reportées qu’en temps de guerre.
« On craint que le président ne reporte la date des élections à une date ultérieure, compte tenu de la peur de perdre les élections », explique Geybullayeva. Les prochaines semaines seront décisives pour l’avenir de la Turquie.