Dans leur quotidien, les femmes vivant dans les pays du Sahel font face à de nombreuses violences dont leurs sociétés refusent de parler en public. Seule la littérature permet de briser les tabous et de commencer un débat sur ces questions.
C'est bien ce qu'accomplit l'écrivaine camerounaise-égyptienne, Djaïli Amadou Amal. Djaïli a connu une jeunesse difficile: mariée de force à 17 ans à un homme plus âgée qu'elle, elle divorce mais se remarie avec un homme qui se révèle violent. Déterminée à trouver sa liberté par l'écriture, elle signe plusieurs romans : “Walaande, l’art de partager un mari” (2010) ; “Mistiriijo, la mangeuse d'âmes” (2013) ; “Munyal, les larmes de la patience” (2017) ; la reprise de Munyal sous le titre “Les Impatientes” (2020) ; en 2022 “Coeur du Sahel“, et “Le harem du roi” (2024) son dernier roman.
Interviewée par Global Voices, via e-mail, l'autrice parle à cœur ouvert de son œuvre ainsi que de son engagement aux côtés des femmes du Sahel.
Jean Sovon (JS): Les femmes du Sahel sont les principales héroïnes de vos romans. En quoi ces personnes qui deviennent des personnages forts et émouvants vous inspirent?
Djaïli Amadou Amal (DAA): Dans mes romans, il s’agit avant tout de la condition des femmes dans le Sahel. Je mets en perspective leur condition et leur désir d’émancipation. D’une part en amenant les femmes (aussi bien que les hommes), les lecteurs je veux dire, à prendre conscience de cette condition. D’autre part, en disant aux femmes que c’est à chacune de prendre ses responsabilités dans la lutte collective pour leur émancipation. Ma vie est faite de résilience et d’abnégation. J’ai une grande conviction pour des principes humains inaliénables. Tout ceci a alimenté ma vision des choses et, d’une certaine façon, justifie et conditionne le sens et les priorités de mon engagement littéraire. Les personnages de mon univers romanesque inspirent ma sensibilité, ils répondent à mes aspirations et désirs de faire évoluer les choses en matière de la condition de la femme dans l’aire culturelle soudano-sahélienne dont je suis issue, et bien au-delà.
JS: Dans vos romans, vous écrivez sur des sujets relativement tabous, comme le rapt et le viol des femmes. Votre statut d'écrivaine reconnue internationalement vous permet-il une certaine liberté et protection contre des courants plus traditionalistes? Que vous disent vos lectrices camerounaises?
DAA : Les thématiques que j’aborde dans mes textes reposent sur mon engagement et mon centre d’intérêt. Dans ce cadre, d’une manière générale je ne me limite pas de sujet. Je ne me pose pas de question sur le caractère tabou ou non des sujets que je traite. Tout ceci, à mon sens, relève des considérations superflues, surtout quand il est question des sujets qui causent arbitrairement des souffrances à la femme. Que vaut l’intérêt de préserver ces sujets au regard des terribles souffrances qu’ils font endurer à la femme aliénée dans son humanité au nom de je ne sais quelle doctrine ? Soyons clairs, aucune tradition ne tienne dès lors qu’elle fait souffrir et aliène quelque composante de la communauté qu’elle caractérise. L’humanité et les droits de l’humanité sont universels et reposent sur des valeurs humaines qui sont elles aussi évidemment universelles. Aucune tradition ne peut se prévaloir au-dessus de ces valeurs. Et d’ailleurs, le temps qu’on y est, je précise que les traditions ne nous viennent pas du ciel et encore ! Elles nous viennent de nos ancêtres. Elles ont certainement évolué pour nous parvenir sous la forme que nous constatons de nos jours. Celles qui étaient adaptées il y a des siècles, ne le sont forcément pas aujourd’hui. Chaque génération, chaque communauté, dans un souci de progrès et d’épanouissement collectif des siens, a pour mission de faire évoluer ses propres traditions pour les adapter à son époque. Une communauté qui ne sait pas faire évoluer positivement ses traditions est condamnée à sa propre déchéance. Et cette évolution ne sera possible que grâce à des personnes éclairées, animées des convictions humanistes profondes et éprises de la vérité que l’humanité, indépendamment de genre ou de couleurs, est unique.
Pour le reste, ma notoriété en tant qu’écrivaine ne guide pas le choix des sujets abordés dans mes textes. Mes premiers romans traitaient déjà des questions taboues dans notre société. Ce que disent les lectrices camerounaises ? Je sais simplement que je reçois beaucoup de soutiens. Nombreuses (et pas seulement les Camerounaises d’ailleurs) m’écrivent pour dire à quel point mes livres les ont aidées à changer et sont fortes désormais. Et tenez, des hommes aussi, il y en a qui m’adressent leurs encouragements. Ceux qui critiquent chez nous, ne lisent généralement pas.
Djaïli Amadou Amal revient sur son expérience de mariage forcé et sa décision de devenir libre et féministe dans cette vidéo du média français 20 minutes:
JS: Les littératures africaines restent peu visibles. Notez-vous des changements, sur le continent ou ailleurs? Les maisons d'édition arrivent-elles à changer le paysage du livre en rendant l’accès, et le prix du livre pour le lectorat africain plus abordable?
DAA : Lentement peut-être mais sûrement, la réalité évolue et elle change. La littérature africaine est une voix à part entière dans le concert de la littérature mondiale. Et cette voix est de plus en plus respectée à la faveur de l’ouverture des peuples au monde. Il y a cependant à noter sur le continent, le principal handicap de la littérature africaine, subsaharienne en particulier, est la faiblesse structurelle qui entoure le monde du livre. La politique du livre est généralement défaillante, et ceci, conjugué au manque de moyens des maisons d’éditions, bride la diffusion et la compétitivité des livres produits sur le continent, quand les livres produits hors du continent arrivent au coût prohibitif pour le citoyen moyen.
En matière de coût, j’ai essayé à mon niveau d’apporter des solutions en conservant les droits de mes ouvrages en Afrique subsaharienne, de sorte que les mêmes textes produits en Europe le soient localement co-publiés au tiers du tarif à l’international.
JS: Quelles autrices et auteurs d’Afrique sub-saharienne, connus ou peu connus, recommandez-vous à nos lecteurs.rices des pays du Sud pour mieux découvrir toutes les nuances de cette partie du continent?
DAA : Il y en a beaucoup dans ce registre. Loin d’être exclusive, je cite Fatou Diome, écrivaine, poétesse et professeure d'université franco-sénégalaise ; Mbarek Ould Beyrouk, journaliste et écrivain mauritanien ; Danielle Éyango, juriste, poétesse et écrivaine camerounaise ; Imbolo Mbue, écrivaine américano-camerounaise.
Après la publication de son roman “Les Impatientes” qui présente les vécus de trois femmes condamnées à être patientes depuis leurs tendres enfances afin d'espérer les époux auxquels elles sont destinées, Djaïli Amadou Amal est reçue sur les plateaux de Tv5monde en janvier 2021. A cette occasion, l'autrice parle de son engagement contre les violences contre les femmes, y compris à travers son association “Femmes du Sahel” qui œuvre pour le développement de la femme dans le Nord-Cameroun.