Lingua, l’initiative de traduction de Global Voices (GV), a vu le jour il y a près de 20 ans. Tout a commencé par un projet personnel motivé par la passion du Taïwanais Portnoy Zheng qui a traduit bénévolement en chinois les histoires de GV pour son propre blog. Cette initiative s'est rapidement transformée en un mouvement communautaire couvrant des dizaines de langues.
Pendant toutes ces années, de nombreux collaborateurs allant des traducteurs expérimentés aux débutants cherchant à enrichir leurs expériences ont accompagné Lingua. Une traductrice, Ya-Mei Chen, se démarque parmi tous les contributeurs. Professeure agrégée à l’Université nationale de technologie de Taipei à Taïwan, elle a intégré GV Lingua dans son enseignement de la traduction.
Souhaitant découvrir son enseignement en situation réelle, Global Voices a organisé une rencontre avec Ya-Mei Chen dans son bureau. À travers cette conversation et l’échange de plusieurs courriels, le Dr Chen décrit son enseignement, sa passion, ainsi que ses expériences personnelles de travail dans le domaine. Le contenu de cette conversation a été édité pour plus de clarté.
Global Voices (GV) : Pourriez-vous nous parler un peu plus de vous et de comment vous avez décidé de poursuivre une carrière dans le domaine de la traduction ?
Ya-Mei Chen (YMC) : Mon amour pour les langues a tout déclenché. J’ai toujours été fascinée par la façon dont les différentes cultures s’expriment, ce qui m’a amenée à étudier la littérature étrangère pour mon diplôme de licence, puis la linguistique pour mon master à Taiwan. Cette passion m’a finalement amenée à l’Université d’Édimbourg pour un doctorat en traductologie.
Maintenant, j’enseigne à l’Université nationale de technologie de Taipei, où je peux partager ma passion pour la traduction avec les étudiants de premier cycle et les étudiants diplômés. Ce métier est en constante évolution, avec de nouvelles opportunités comme la traduction des actualités, la collaboration en ligne et l’influence de l’IA. Pendant plusieurs années j’ai travaillé pour des agences de traduction, j’ai également traduit des livres. Ce sont ces expériences concrètes que j’apporte à mon enseignement.
Ce que j’aime le plus dans la traduction, c’est la façon dont elle mélange la littérature, le langage et l’apprentissage perpétuel. Chaque projet donne l’impression d’ouvrir un nouveau livre. Un jour, c’est un manuel technique ; le suivant, c’est un poème. C'est toujours passionnant. La traduction offre également une façon unique de voir le monde, révélant différentes interprétations en fonction du public et du contexte. Cette exploration constante et les interprétations sans cesse différentes nourrissent ma passion pour la traduction.
GV : Que pensez-vous du rôle d’un traducteur et du travail qu’il accomplit, dans le contexte actuel en particulier ?
YMC : Être traducteur aujourd’hui, c’est comme jongler dans un monde qui nous lance constamment de nouveaux défis. Nous ne nous contentons plus de remplacer des mots par d’autres ; nous sommes des bâtisseurs de ponts culturels, soucieux que nos traductions soient à la fois linguistiquement et culturellement correctes.
L’arrivée d’Internet a tout changé. C’est génial qu’il y ait autant de plateformes en ligne où tout le monde peut essayer de traduire, mais le contrôle de la qualité est d’autant plus difficile. Nous essayons continuellement d’équilibrer l’utilisation de ces nouveaux outils tout en maintenant les normes élevées acquises par l’expérience professionnelle.
Puis il y a toutes les nouvelles technologies, en particulier l’IA. C’est impressionnant et certaines de nos tâches sont vraiment facilitées. Mais l’IA ne peut pas remplacer le savoir-faire humain. Une machine ne peut pas identifier des références culturelles subtiles ou comprendre le contexte comme nous le pouvons. Maintenant, notre travail est de trouver comment travailler avec l’IA, pas contre elle.
Nous ne pouvons pas nous permettre de ne rien faire. Les langues changent constamment, de nouvelles technologies apparaissent sans cesse, et nous devons suivre le rythme. C’est comme courir sur un tapis roulant qui ne cesse d’accélérer.
GV : En tant qu’enseignante, comment décririez-vous le domaine de la traduction à Taiwan tel qu’il est aujourd’hui ? Quels sont les principaux défis et opportunités, pour n’en nommer que quelques-uns ?
YMC : Le domaine de la traduction à Taiwan est dynamique et en constante évolution. Nos programmes académiques produisent des traducteurs qui excellent à la fois dans les compétences linguistiques et la compréhension culturelle. Le rôle de Taïwan en tant que plaque tournante pour les entreprises asiatiques entraîne une forte demande des services de traduction de qualité, en particulier pour les entreprises qui entrent sur le marché chinois.
Cependant, nous sommes confrontés à des défis comme une concurrence intense, une pénurie de traducteurs expérimentés et une adaptation plus lente aux nouvelles technologies. Malgré ces obstacles, l’industrie reste résiliente. Les agences de traduction investissent dans la technologie et s’associent avec les universités pour mieux préparer les futurs traducteurs. Des groupes gouvernementaux et privés encouragent également la culture de la traduction et la recherche, renforçant ainsi la renommée internationale de Taiwan.
Un problème important reste la présence de pratiques contraires à l’éthique, où certains opérateurs sous-paient les traducteurs et réduisent les coûts. Les droits des traducteurs et à la qualité du travail en souffrent. Pour y remédier, nous avons besoin de meilleures protections, de normes salariales équitables et de systèmes de certification. En outre, la promotion de la formation professionnelle en traduction est cruciale pour que le public reconnaisse notre travail.
Pour l’avenir, il existe des opportunités intéressantes. Les nouvelles technologies facilitent le processus de la traduction et la demande de traducteurs spécialisés dans des domaines comme le droit et la médecine est en augmentation. La situation géographique de Taiwan nous confère une position forte sur le marché mondial de la traduction, en particulier pour les traductions de l’anglais vers le chinois.
GV : Selon vous, comment l’intégration de Global Voices dans votre classe peut-elle profiter à vos étudiants ?
YMC : Intégrer Global Voices dans ma classe offre de nombreux avantages à mes étudiants. C’est l’occasion de travailler dans de réelles conditions. Les étudiants sont sensibilisés à leurs approches de traductions et à des perspectives diverses et le travail d’équipe est encouragé.
Tout d’abord, Global Voices Lingua permet aux étudiants de travailler sur de réels projets de traductions. Ils appréhendent des besoins du monde réel et s’imprègnent du contexte des contenus à traduire ; ce qui leur permet de développer des compétences pratiques qu’ils utiliseront dans leur carrière.
Deuxièmement, traduire des articles de Global Voices Lingua encourage les étudiants à approfondir leur travail. Ils apprennent à prendre en compte le public cible, les nuances culturelles et les besoins de chaque traduction. Cette approche les aide à prendre des décisions éclairées et à réaliser des traductions adaptées au contexte.
Troisièmement, les articles de Global Voices traitent de divers sujets et points de vue, favorisant ainsi l’ouverture d’esprit et la sensibilisation culturelle des étudiants. Ils ont accès à des informations qui ne sont pas toujours couvertes aux médias traditionnels ; ce qui leur permet de développer leur compréhension et d’être sensibilisés aux communautés sous-représentées. Savoir que leurs traductions contribuent à partager des contenus importants peut être très motivant.
Enfin, le modèle de crowdsourcing de Global Voices Lingua favorise la collaboration. Les étudiants reçoivent des commentaires de bénévoles et de traducteurs expérimentés, ce qui leur permet d’améliorer leurs compétences grâce à l’interaction avec une communauté mondiale. Cet apprentissage collaboratif enrichit leur expérience globale et les aide à devenir de meilleurs traducteurs.
GV : Selon vous, comment l’IA change le domaine de la traduction ? Quels sont les conseils que vous donneriez à vos élèves pour surfer sur cette vague ?
YMC : L’IA bouleverse le champ de la traduction, en particulier avec des outils comme ChatGPT, Claude et Gemini. Ces technologies rendent nos traductions plus fluides et plus sensibles au contexte, améliorant ainsi la productivité et la qualité, en particulier pour les langues où les ressources sont plus rares. C'est aussi une opportunité de produire des traductions créatives. Pourtant ces avantages s’accompagnent de défis, tels que les préoccupations concernant la précision, l’éthique et le respect des nuances culturelles.
Je conseille à mes étudiants de se familiariser aux outils de l’IA et d’apprendre à évaluer de manière critique leurs résultats. Il est essentiel de comprendre comment utiliser efficacement ces outils et de connaître leurs implications éthiques. De plus, maîtriser la post-édition devient crucial, car c’est une compétence qui peut élever les traductions générées par l’IA au niveau supérieur. J’encourage également les étudiants à se concentrer sur les domaines où la créativité et une compréhension culturelle profonde sont essentielles — ce sont des contextes où l’IA est approximative, ce qui rend la traduction humaine essentielle.
Enfin, il est essentiel de rester informé des derniers développements en matière d’IA et de technologie linguistique. Le réseautage avec des professionnels de la technologie, d’autres traducteurs et linguistes peut être une source d’inspiration et aider les étudiants à garder une longueur d’avance dans ce domaine en constante évolution. Ces collaborations peuvent leur donner accès aux dernières tendances et aux meilleures pratiques, et les préparer à répondre aux exigences de notre industrie de haute technologie.