Influence des data sur les récits politiques lors des élections de 2024

« Le piège des données personnelles », bande dessinée XKCD réalisée par Randall Munroe, (CC BY-NC 2.5) [fr].

Traduction de la vignette :
- Hé, regardez, nous avons un paquet de données ! Je vais les analyser.

- Non, imbécile ! Cela ne fera que créer plus de données !

 

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages Web en anglais.]

À l'instar des anciens souverains qui recueillaient des informations en vue d'en tirer des avantages stratégiques, les campagnes modernes ont recours à de vastes ensembles de données personnelles dans le but de cibler les électeurs et garantir des victoires, soulignant ainsi le rôle crucial de ces data.

Le concept de traitement des données peut sembler récent, pourtant le recours à des informations personnelles pour en tirer un avantage politique ne date pas d'aujourd'hui. Le traité « Arthashastra » a été rédigé dans l'Inde ancienne, entre le IIe siècle avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère, et constitue souvent l'ouvrage fondateur de l'art de gouverner. Ce texte traite en profondeur l'art de la gouvernance, de la science politique et de la stratégie militaire. Il évoque la nécessité de recueillir le plus d'informations possible, notamment par le biais de l'espionnage à l'époque. Cependant, l'accent mis sur la collecte et l'analyse des données témoigne sans aucun doute de son efficacité durable et préfigure le rôle central joué par l'information dans les campagnes politiques contemporaines.

Manuscrit de l’ « Arthashastra » du XVIe siècle retrouvé en écriture Grantha à l'Institut de recherche orientale (Oriental Research Institute, ORI), découvert en 1905. Photographie de l'utilisateur de Wikipédia MaplesyrupSushi, relevant du domaine public.

La tradition et les principes clés de « l'Arthashastra » partagent des racines communes avec la notion ultérieure de realpolitik [fr], terme européen datant du XIXe siècle, les deux philosophies privilégiant le pragmatisme et la compréhension des réalités du paysage politique au détriment des notions idéalistes. À l'ère du numérique, l'essence de « l'Arthashastra » et de la realpolitik continue de résonner car les data sont devenues le moteur de nombreuses campagnes politiques modernes.

Dépasser le micro-ciblage pour un macro-impact

Les campagnes basées sur les données personnelles ne cessent de se généraliser. Elles sont souvent évoquées avec le tristement célèbre scandale en 2018, de la société Cambridge Analytica, impliquant la manipulation de données en vue d'influencer la présidence de Donald Trump et des élections étrangères dans plus de 200 pays à travers le monde, illustrant l'efficacité avec laquelle la manipulation de data peut influencer des personnes à travers divers pays, groupes d'âge et milieux. Ces dernières années, les stratèges politiques du monde entier tirent de plus en plus parti des données et des technologies émergentes pour leurs campagnes.

La sensibilisation grandissante à ces nouvelles stratégies de campagne nous aide à mieux comprendre le potentiel considérable des data, en particulier dans le contexte des nouveaux circuits de communication. Dans le domaine des relations publiques (RP), l'importance des diverses plateformes de médias sociaux prend tout son sens, car elles ont le pouvoir d'impulser des changements sociaux. Dans le même temps, ces nouveaux supports présentent également des défis, tels que la multiplication des « tactiques d'influence » ou la désinformation. Le Forum économique mondial (World Economic Forum) a d'ailleurs identifié la désinformation comme le principal risque mondial pour les deux prochaines années.

La réussite des campagnes repose en grande partie sur le degré de confiance que les citoyens placent dans les messages qu'ils reçoivent, dans la mesure où les messages percutants peuvent influencer l'opinion publique et les résultats électoraux. En ce sens, pour gagner l'engagement et, en fin de compte, la confiance, en particulier sur internet, une communication gouvernementale efficace en matière de relations publiques est essentielle. Ces communications stratégiques incitent souvent les citoyens au soutien d'individus ou de mesures spécifiques. Même la meilleure stratégie de relations publiques reste insuffisante sur le long terme si la confiance n'est pas installée. Il est donc essentiel de prendre en compte la psychologie comportementale des personnes, ainsi que les divers facteurs intervenant dans la complexité de l'instauration d'une relation de confiance. La simple « publicité » politique est désormais insuffisante. C'est là que les data deviennent un outil inestimable, souvent perçues comme la ressource la plus précieuse au monde et, à la différence des ressources naturelles, elles sont omniprésentes.

Rachel Gibson, experte dans les formations politiques, explique, lors d'un entretien avec le Conseil européen de la recherche (European Research Council) :

It’s a fascinating concept because a data-driven approach essentially involves maintaining an extensive database that offers profound insights into your voters. It goes beyond merely considering their demographic traits; it delves into their preferences, personalities, and even psychological profiles. This methodology creates a highly detailed and nuanced portrayal of your target audience. This data isn’t collected just for informational purposes; it serves as the foundation for making strategic decisions regarding your political campaign. It informs everything from the content of your messages and the intended recipients to the choice of communication channels.

Ce concept est fascinant car une approche fondée sur les informations personnelles implique essentiellement la gestion d'une vaste base de données, offrant des informations approfondies sur vos électeurs. Elle ne se contente pas de prendre en compte leurs caractéristiques démographiques, mais elle approfondit leurs préférences, leurs personnalités et même leurs profils psychologiques. Cette méthodologie permet de dresser un portrait très détaillé et nuancé de votre public cible. Ces données ne sont pas uniquement collectées à des fins d'information, elles constituent aussi le fondement de la prise de décisions stratégiques relatives à votre campagne politique. Elles influencent tout, depuis le contenu de vos messages et les destinataires visés jusqu'au choix du mode de communication.

Alors que les campagnes, reposant sur les data, génèrent souvent des préoccupations éthiques en matière de protection de la vie privée et de manipulation potentielle des électeurs, elles sont de plus en plus répandues dans le monde entier. Les partis politiques du monde entier affichent leur compétence numérique grâce à des stratégies telles que la publicité micro-ciblée, la modélisation prédictive ou encore l'intégration de l’IA dans leurs campagnes. En utilisant des plateformes de médias sociaux comme X et TikTok, ces partis affichent une volonté forte d'adopter et d'exploiter les nouvelles technologies à des fins stratégiques.

Ainsi, la campagne présidentielle de Barack Obama aux États-Unis en 2012 est fréquemment décrite comme le parfait exemple de politiques fondées sur les données personnelles, illustrant une évolution significative vers des stratégies de campagne axées sur les data. La campagne a déployé une stratégie numérique sophistiquée pour micro-cibler les électeurs, anticiper leur comportement et optimiser la collecte de fonds, jusqu'à devenir la campagne la plus efficace de tous les temps, avec plus d'un milliard de dollars de dons. Selon Statsig (plate-forme de gestion et d'expérimentation de fonctionnalités), les médias sociaux et la messagerie en ligne auraient joué un rôle central dans le succès de la campagne de Barack Obama en 2012.

Cette approche a séduit plusieurs pays dans les années qui ont suivi, comme l'Inde et le Brésil. Les campagnes de Narendra Modi [fr] en Inde en 2014 et 2019 ont fait appel à des stratégies d'analyse de données et de médias sociaux, comme le note The Economic Times : « Lors des élections de 2014, il a pris le pouvoir grâce au Big Data et vise aujourd'hui à transformer le pays à travers lui. » Au Brésil, lors de la campagne présidentielle de Jair Bolsonaro [fr] en 2018, WhatsApp a été utilisé afin de propager des messages ciblés. Access Now a rapporté que, lors d'un débat politique très animé, des allégations d'utilisation abusive de données personnelles à des fins de campagnes de désinformation ont été formulées sur la plateforme.

Au cours de l'année électorale mondiale actuelle, le parti d'extrême droite allemand, Alternative pour l'Allemagne [fr] (Alternative für Deutschland, AfD), illustre un exemple controversé de campagne axée sur les données personnelles. En dépit de ses opinions extrêmes souvent critiquées, il est parvenu à devenir le deuxième parti le plus populaire d'Allemagne. Cela met en évidence la nature évolutive des tactiques de campagne basées sur les data dans le paysage politique, dans la mesure où elles se détachent des pratiques strictes de micro-ciblage et adoptent une stratégie de diffusion d'un « message universel ».

Selon un article récent de PartyParty : « En tant que nouveaux venus dans l'arène politique, ils adoptent une stratégie visant à ne pas cibler un segment spécifique de l'électorat. Au contraire, ils propagent un message universel, même s'il est adapté pour répondre aux préoccupations sectorielles de l'électorat ». Cette approche est conforme aux idées fondamentales de la realpolitik, qui privilégie les considérations pratiques et la conquête du pouvoir politique par des stratégies efficaces. L'article précise que les data permettent de mieux comprendre les intérêts et les comportements de l'électorat.

En conséquence, les partis politiques adaptent le contenu de leurs publicités pour proposer une alternative convaincante aux récits politiques établis. Plutôt que de cibler tout le monde, il est plus efficace de s'adresser à un large éventail de segments électoraux. Cette stratégie permet de renforcer la loyauté des partisans actuels ou de séduire de nouveaux électeurs. Le parti Alternative pour l'Allemagne (AfD) a fait appel à des publicités ciblées dans le but de séduire divers groupes, notamment les électeurs homosexuels et anti-LGBTQ+, ainsi que certains immigrés et ceux hostiles à l'immigration ; cette stratégie a même réussi à attirer le soutien des immigrés, des communautés LGBTQ+ et des jeunes électeurs, habituellement considérés comme étant progressifs. 

Un article paru dans The Guardian analyse le processus par lequel ce parti hostile à l'immigration est parvenu à attirer les électeurs issus de l'immigration. Il explique pourquoi certains immigrés, désireux de s'intégrer dans la société allemande, ont pris leurs distances par rapport à leurs communautés ethniques, pendant que le parti diffusait un discours différenciant les « bons » et les « mauvais » immigrés.

Les données personnelles facilitent la diffusion de messages micro-ciblés dans les campagnes électorales, permettant ainsi la manipulation de l'opinion publique.

Le projet de loi #DPDIB rendra plus facile l'utilisation de nos données par les partis politiques et limitera l'obligation de rendre des comptes à l'approche des élections.

Pour en savoir plus ⬇️ https://t.co/rJ3puvNV6C

- Open Rights Group 🧡 (@OpenRightsGroup) 22 avril 2024

Même si ces cas illustrent principalement les dangers des campagnes basées sur les informations personnelles, Kate Dommett, professeuse de politique numérique et co-autrice d'un nouveau livre intitulé « Campagnes et partis politiques pilotés par les data » (« Data-Driven Campaigning and Political Parties »), soutient que les campagnes, reposant sur les informations personnelles dans le cadre d'élections politiques, ne posent pas systématiquement des problèmes :

Data-Driven Campaigning is often viewed as a sinister threat to democracy, but data can be used in a range of different ways, which can be more or less problematic. Whilst there have been fears about fine-grained micro-targeting, in practice we’ve mainly seen UK parties target messages at broad groups. What is clear is that data is now a normal part of campaigning, and we should expect parties to use data, analytics, and technology to optimize their campaigns in 2024.

Les campagnes, utilisant les données personnelles, sont souvent perçues comme une menace inquiétante pour la démocratie, mais ces données peuvent être exploitées de multiples façons, lesquelles peuvent s'avérer plus ou moins problématiques. Alors que l'on craignait un micro-ciblage très fin, dans la pratique, nous observons surtout que les partis britanniques adressent leurs messages à des groupes plus larges. De toute évidence, les data font désormais partie intégrante des campagnes, et nous devrions nous attendre à ce que les partis se servent des données, de l'analyse et de la technologie pour optimiser leurs campagnes en 2024.

« Données imparfaites », bande dessinée XKCD par Randall Munroe, (CC BY-NC 2.5) [fr].

1ère vignette
Nous avons compris que toutes nos données étaient erronées.

2ème vignette
BIEN
… nous ne sommes donc pas sûrs de nos conclusions.

3ème vignette
MAUVAIS
… nous avons donc fait beaucoup de calculs et avons constaté que nos données étaient en fait fiables.

4ème vignette
TRES MAUVAIS
… nous avons donc développé une IA pour générer des données plus fines.

Passer à l'action

Outre l'influence incontestable de l'information, des principes de gouvernance anciens aux stratégies numériques modernes, elle implique également des responsabilités éthiques, comme l'ont montré les controverses passées et les discussions en cours sur la manipulation des données. Les plateformes de médias sociaux ont leur part de responsabilité et une nouvelle législation est essentielle pour contraindre les grandes entreprises technologiques à garantir la transparence de leurs algorithmes et du ciblage des publicités politiques. Par ailleurs, il est tout aussi fondamental de sensibiliser les citoyens à ces questions, de remédier aux phénomènes de chambre d'écho médiatique, de développer l'esprit critique et de promouvoir l'éducation médiatique et numérique.

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