Par Mohamed Osman Guudle
Le paysage politique de la Corne de l’Afrique est l’un des plus complexes et des plus conflictuels au monde. Son épicentre est le conflit de longue date entre la Somalie et le Somaliland, qui trouve ses racines dans l’histoire, les héritages coloniaux et les identités nationales concurrentes.
En janvier 2025, la Somalie obtient son siège au Conseil de sécurité de l’ONU pour deux ans.
Mais alors que le monde parle de la Somalie et de ses problèmes de terrorisme, de gouvernance et de sécurité, très peu d’attention a été accordée à la République du Somaliland, reconnue internationalement comme faisant partie de la Somalie, bien que cette dernière ait rétabli son indépendance perdue du 26 juin 1960, le 18 mai 1991.
Un conte de deux histoires
Pour comprendre le conflit entre la Somalie et le Somaliland contemporains, il faut prendre en compte l’héritage colonial qui a été infligé à ces deux pays. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les puissances européennes ont divisé la Corne de l’Afrique en cinq zones distinctes. La partie nord était sous administration britannique, formant un protectorat appelé Somaliland britannique, tandis que l’Italie régnait sur la partie sud de la Somalie.
Alors que le Somaliland britannique avait un système plus non interventionniste, la Somalie italienne a connu une administration coloniale plus directe ; les deux pays se sont unis lors de leur indépendance en 1960 (le 26 juin pour le Somaliland, le 1er juillet pour la Somalie) pour former la République somalienne grâce à l’idéal pansomali d’un État-nation intégré réunissant tous les peuples de langue somalienne, y compris ceux d’Éthiopie, du Kenya et de Djibouti.
Cette unité était cependant fragile dès le départ. La région du nord, tombée sous la domination britannique, se sentait politiquement et culturellement détachée du gouvernement dominé par le sud à Mogadiscio. En termes simples, l’histoire coloniale du Somaliland contraste fortement avec celle du Sud, laissant un héritage de méfiance.
La chute de la République somalienne et la restauration de l'indépendance du Somaliland
La République somalienne était relativement stable jusqu’aux années 1970, lorsque le régime militaire de Siad Barre prit le pouvoir à la suite d’un coup d’État. Le gouvernement de Siad Barre prônait au départ une sorte de « socialisme scientifique » et d’unité nationale, mais il bascula rapidement dans un autoritarisme de haut rang, provoquant un mécontentement croissant au sein de la population du Somaliland.
À la fin des années 1980, dans le nord, un mouvement d’opposition se forma : le Mouvement national somalien (SNM). Il réclamait l’autonomie à la suite d’une répression gouvernementale impitoyable. Entre 1987 et 1989, environ 200 000 personnes [ang] furent massacrées par les forces de Siad Barre, et des millions d’autres s’enfuirent vers les pays voisins. Le conflit fit rage et, en 1991, lorsque le gouvernement central tomba et Siad Barre fut chassé, la région du nord rétablit unilatéralement son indépendance sous le nom de République du Somaliland. Depuis lors, le Somaliland a fonctionné dans une relative stabilité, forgeant son propre gouvernement, son armée et ses institutions, mais il n’a jamais été reconnu par la communauté internationale.
L'intégrité territoriale de la Somalie contre la quête de reconnaissance du Somaliland
La genèse du désaccord entre la Somalie et le Somaliland trouve son fondement dans deux récits opposés : le statu quo d’une intégrité territoriale à laquelle se réclame la Somalie, juxtaposé à la revendication d’indépendance du Somaliland fondée sur une identité unique et une autonomie historique.
Pour la Somalie, la séparation du Somaliland signifie une violation de son intégrité territoriale. Le gouvernement somalien considère toujours le Somaliland comme une « partie intégrante de la République somalienne » et affirme que la reconnaissance du Somaliland créerait un précédent dangereux sur l’ensemble du continent africain pour les « mouvements séparatistes ».
Le gouvernement somalien, avec le soutien de l’Union africaine (UA) et des Nations unies, donne la priorité à l’unité nationale pour assurer la stabilité régionale. Il prône la réconciliation et la résolution pacifique des conflits à l’intérieur des frontières reconnues de la Somalie, en mettant l’accent sur la coopération contre les menaces telles qu’Al-Chabaab, la piraterie et les conflits entre clans [ang]. Le gouvernement promeut un système fédéral accordant des pouvoirs régionaux tout en rejetant toute sécession.
Le Somaliland souhaite être reconnu en raison de son histoire qui en a fait une entité distincte avant l’unification de 1960. La restauration de l’indépendance en 1991 a été motivée par le désir d’échapper au chaos et au conflit violent qui ont ravagé le sud de la Somalie après l’effondrement de son gouvernement central.
Pour le Somaliland, sa stabilité est la preuve de sa capacité à se gouverner lui-même, à assurer la paix et l’ordre. Il a développé son propre système politique, organisé plusieurs élections [ang] libres et développé une économie relativement forte basée sur le commerce, l’élevage et les transferts de fonds de la diaspora somalienne.
Les dirigeants du gouvernement du Somaliland insistent sur le fait que la République somalienne n’a pas défendu le nord et que, par conséquent, le peuple du Somaliland a parfaitement le droit à l’autodétermination, comme toute autre nation. Ils font référence à la reconnaissance internationale accordée à d’autres États autoproclamés, comme le Kosovo, et soutiennent que leur cas ne devrait pas être traité différemment.
Le siège de la Somalie au Conseil de sécurité
Le siège de la Somalie au Conseil de sécurité de l'ONU renforce son monopole de représentation de l'ensemble du peuple somalien, y compris du Somaliland, sur la scène internationale et lui permet de faire avancer son programme diplomatique contre l'indépendance du Somaliland. Cela représente un cauchemar pour le Somaliland, étant donné qu'il est peu probable que la communauté internationale s'oriente vers la reconnaissance du Somaliland tant que la Somalie est activement engagée dans la diplomatie mondiale.
La communauté internationale est sensible à la situation explosive dans la Corne de l’Afrique et au besoin croissant de trouver des solutions aux nombreux conflits dans la région. Cependant, elle reste divisée sur la question de l’indépendance du Somaliland. Bien que des pays comme l’Éthiopie [ang] et le Kenya [ang] aient exercé une diplomatie informelle avec le Somaliland, soutenant son autonomie de diverses manières, ils se sont abstenus de le reconnaître officiellement, en raison des appréhensions concernant les implications régionales plus larges d’un soutien à la sécession.
C’est pour cette raison que l’UA s’en est toujours tenue à la lettre sur la question de l’intégrité territoriale [ang] en Afrique et craint que la reconnaissance du Somaliland ne favorise davantage la « fragmentation » en Afrique, en particulier là où d’autres mouvements « sécessionnistes » se produisent.
Les dirigeants du Somaliland estiment [ang] toutefois que leur position n'est pas sécessionniste et ne doit pas être replacée dans le contexte de la politique continentale. Ils soulignent que cette question est pour eux une question d'autodétermination et d'un gouvernement somalien qui n'a pas réussi à assurer la stabilité et l'inclusion de tous ses citoyens.
Aucune solution probable
Alors qu’une grande partie de la Corne de l’Afrique est confrontée à des problèmes politiques et sécuritaires, le conflit entre la Somalie et le Somaliland représente toujours un fossé fondamental qui n’a pas été surmonté. L’absence d’initiatives pertinentes en faveur d’une reconnaissance de la part de la Somalie ou d’un engagement en faveur d’un processus de réconciliation qui prendrait en compte les aspirations des deux régions signifie que la communauté internationale est peu susceptible de faire un geste à cet égard.
La quête d’indépendance du Somaliland est imprégnée d’une identité distincte, d’une guerre traumatisante et d’une expérience de répression sous le gouvernement central somalien. Pour la Somalie, l’objectif est l’unité dans une région sujette à l’instabilité et la garantie de la souveraineté.
Pour l’instant, ces deux récits – unité ou autodétermination – sont dans une impasse, l’avenir de la Corne de l’Afrique étant en jeu.
Le Dr Mohamed Osman Guudle est un chercheur somalien spécialiste des questions liées à l'économie, aux sciences politiques et aux relations internationales. Il est titulaire d'un doctorat de l'Université d'Istanbul (2019) et est chercheur basé à Hargeisa, au Somaliland. Il se concentre sur les questions politiques et économiques de la Corne de l'Afrique, en particulier du Somaliland, de l'Éthiopie, de Djibouti et de la région de la mer Rouge. En outre, il est président de la Somaliland Society of Political Scientists (SSPS), une organisation à but non lucratif dédiée à l'avancement de l'étude et de la recherche en sciences politiques.