Des milliers de Brésiliennes sont descendues dans les rues de différentes villes à la mi-juin pour protester contre une proposition de loi visant à restreindre davantage l'accès à l'avortement légal et sécurisé. Cette loi pourrait criminaliser les victimes de viol et leur retirer des droits actuellement garantis par la législation.
La proposition de loi 1904/24, présentée par le député évangélique Sóstenes Cavalcante du Parti libéral, le même parti que l'ancien président Jair Bolsonaro, a été signée par 56 autres parlementaires de la chambre basse du Congrès national du Brésil.
Le 12 juin, la Chambre a approuvé une demande de vote en urgence, permettant de voter sans que la proposition de loi passe par des discussions en commission. Un sondage réalisé sur le site de la Chambre jusqu'au 17 mai montre que 12 % des électeurs soutiennent la proposition de loi tandis que 88 % s'y opposent.
Si la proposition de loi est approuvée, un avortement pratiqué après 22 semaines sera passible de la même peine qu'un homicide au Brésil, même pour les femmes victimes de violences sexuelles. Cela signifie qu'elles pourraient être condamnées à une peine plus longue que leurs violeurs.
Actuellement, le Brésil n'autorise l’avortement que dans trois situations : en cas d’anencéphalie, si la grossesse représente un risque pour la vie de la femme ou si elle est le résultat d'un viol.
Selon Agência Brasil, en 2023, le Brésil a enregistré 74 930 cas de viol. Parmi ceux-ci, 56 820 concernaient des personnes vulnérables, c'est-à-dire des victimes âgées de moins de 14 ans ou souffrant de problèmes de santé mentale. En 2023, le pays a enregistré 2 687 cas d'avortement légal, dont 140 concernaient des filles de moins de 14 ans et 291 des jeunes entre 15 et 19 ans.
Pour comprendre les enjeux actuels, Global Voices s'est entretenu avec Debora Diniz, anthropologue, chercheuse et experte dans le débat sur l'avortement légal. Elle a dû quitter le Brésil il y a six ans en raison de menaces liées à sa position sur la question. Debora Diniz est associée à l'université de Brasilia (UnB) et à l'ONG Instituto Anis, qui a également signé une action présentée à la Cour suprême en 2017 pour dépénaliser tous les avortements jusqu'à 12 semaines de grossesse.
Pour Debora Diniz, la nouvelle proposition de loi est une manœuvre de l'extrême droite brésilienne visant à faire pression sur la Cour suprême et à influencer sa décision au sujet de l'avortement, ainsi qu'à défier le président Luiz Inácio Lula da Silva et ses promesses envers les évangéliques. En 2022, lors de l'élection opposant Lula au président sortant Bolsonaro, des citations suggérant une position pro-avortement de Lula ont été diffusées pour instiller la peur et réduire le nombre de votes, en particulier parmi les électeurs religieux.
À l'époque, Lula avait réaffirmé une position qu'il maintenait depuis des années : personnellement contre l'avortement, mais le défendant en tant que question de santé publique. Cette fois, le président a qualifié la dernière proposition de « folie ».
Quelques jours plus tard, dans une interview, il a souligné l'inégalité sociale qui présente des risques plus élevés pour les femmes pauvres devant interrompre une grossesse et a interrogé le député Cavalcante : « Je veux savoir si sa fille a déjà été violée, comment il se comporterait. Ce n'est pas une question simple. »
Global Voices : Comment évaluez-vous ce qui est proposé dans la proposition de loi 1904/24 ?
Debora Diniz: O que está proposto é um retrocesso de quase 100 anos. É uma tentativa de criar ainda mais barreiras ao acesso ao serviço de aborto legal, em particular, para as meninas vítimas de estupro, mulheres em risco de vida. Acho que os proponentes não esperavam tamanha reação da sociedade brasileira. Na verdade, quando digo que a questão do aborto é que está sendo proposta, ela é o que está na superfície. Na profundidade, está uma queda de braço com a Suprema Corte, está um cheque de lealdade do presidente Lula a suas promessas com a bancada evangélica e o poder médico se movimentando. Mas, em termos de consequências concretas, é a criação de barreiras para as mulheres e as meninas, em particular as mais vulneráveis.
Debora Diniz : Ce qui est proposé représente un recul de 100 ans. Il s'agit d'une tentative de créer davantage d'obstacles à l'accès aux services d'avortement légal, en particulier pour les filles victimes de viol et les femmes avec un risque vital. Je pense que les auteurs de la proposition de loi ne s'attendaient pas à une telle réaction de la société brésilienne. Lorsqu'une question relative à l'avortement est soulevée, ce n'est que la partie visible de l'iceberg. En réalité, il y a un bras de fer avec la Cour suprême, une vérification de la loyauté envers le président Lula et ses promesses envers les évangélistes au Congrès, ainsi qu'un mouvement du pouvoir médical. Mais concrètement, cela crée des obstacles pour les femmes et les filles, en particulier les plus vulnérables.
GV : Quels seraient les effets immédiats d'une telle législation ?
DD: Seriam o que estamos vendo. Neste caso, teria um aumento da gravidez infantil, por estupro presumido, para quem tem menos de 14 anos. Mulheres em risco de vida sendo obrigadas a morrer, porque a proibição é por tempo gestacional, e o risco de vida é em estágios avançados da gravidez.
DD : Ce serait ce que nous voyons déjà. Dans ce cas, nous aurions une augmentation des grossesses précoces pour viol présumé, c'est-à-dire pour les moins de 14 ans. Les femmes avec un risque vital seraient forcées de mourir, car il y a une interdiction en fonction du délai de grossesse, et plus le stade de la grossesse avance, plus le risque pour leur vie augmente.
GV : Une étude de l'université fédérale de Santa Catarina (UFSC) indique que, dans la pratique, 3,6 % des villes disposent de services d'avortement légal et qu'environ 10 % des femmes violées dans le pays y recourent. Cela signifie que nous avons une législation qui garantit le droit à l'avortement, mais que dans la pratique, le scénario est différent. Quelle est la réalité des femmes qui ont besoin de ce service dans le pays ?
DD: Ou seja, você tem uma legislação que garante, mas tem o outro cenário que é o acesso. Havia uma concentração de acesso no estado de São Paulo, o estado de São Paulo desmantelou esses serviços. E a realidade das mulheres que têm que recorrer aos serviços no país é uma realidade de desterro. Elas têm que atravessar fronteiras, buscar recursos financeiros, enfrentar, além de sobreviver a uma brutal violência, porque para as mulheres em risco de vida, atravessar fronteira é algo praticamente impossível. Mas hoje, além de estar sobrevivendo a uma violência, ela vai ter que buscar recursos financeiros, se ausentar do trabalho, buscar soluções para o cuidado dos filhos. São barreiras que tornam intransponíveis o acesso ao aborto legal.
DD : Il y a une législation qui le garantit, mais il existe une autre étape, qui est l'accès à ce droit. Il y a eu une concentration de l'accès à cette procédure dans l'État de São Paulo, puis l'État de São Paulo a démantelé ces services. La réalité des femmes qui ont besoin de recourir à ces services au Brésil est une réalité d'exil. Elles doivent traverser les frontières, chercher des ressources financières, faire face, au-delà de la survie, à une violence brutale. Pour les femmes avec un risque vital, il est presque impossible de traverser une frontière. Mais, en plus de survivre à une situation de violence, elles devront aussi chercher des ressources financières, s'absenter de leur travail, trouver des solutions pour s'occuper de leurs enfants. Autant d'obstacles qui font de l'accès à l'avortement légal quelque chose d'insurmontable.
GV : Historiquement, comment s'est déroulé le débat sur l'avortement au Brésil ? A-t-il toujours été interrompu ou y a-t-il eu des avancées ?
DD: Esse PL é uma resposta a um momento único na sociedade brasileira que é ação no Supremo Tribunal Federal que pede a descriminalização do aborto nas primeiras 12 semanas. É uma resposta ao que é a onda verde na América Latina, com a descriminalização na Argentina, na Colômbia, no México, no Uruguai. Ou seja, essa fúria da resposta é também uma fúria de uma intimidação de um momento único de transformação da sociedade brasileira. Mas, ao mesmo tempo, a política representativa, da qual não corresponde, não representa, o vivido pelas mulheres, pelas meninas que podem gestar, é uma política feita pelo patriarcado mais tradicional de homens, que vão fazer do aborto um nicho da política extremista, um nicho da extrema-direita, que achou que teria um termômetro de força com o fanatismo. E não teve.
DD : Cette proposition de loi est une réponse à un moment unique dans la société brésilienne marqué par l'action en Cour suprême demandant la dépénalisation de l'avortement dans les 12 premières semaines de grossesse. C'est une réaction à la vague verte en Amérique latine, avec la dépénalisation en Argentine, en Colombie, au Mexique et en Uruguay. Cette réponse enragée est aussi une rage d'intimidation dans un moment unique de transformation de la société brésilienne. Cependant, la politique représentative, dominée par le patriarcat masculin traditionnel, ne reflète ni ne représente les expériences des femmes et des filles qui peuvent enfanter. L'avortement devient un créneau pour des politiques extrémistes et une niche pour l'extrême droite, qui pensait pouvoir mesurer sa force par le fanatisme. Mais ce n'est pas le cas.
GV : Qu'est-ce qui explique la différence avec les autres pays d'Amérique latine ? La religion y joue-t-elle un rôle ?
DD: Eu diria, primeiro, que Colômbia e México estavam com uma Suprema Corte forte para tomar decisões relacionadas a direitos individuais e fundamentais. Na Argentina, quando se decide a nova lei do aborto, foi em um momento de uma mudança de configuração do Parlamento, com novas representações, especialmente com juventude diversa. Essa é uma diferença, porque no Brasil, como nos Estados Unidos e na Hungria, a questão do aborto se configura como um nicho da extrema-direita e como um nicho extremista. E, particularmente pela política representativa brasileira que tem uma sobreposição com as religiões, de uma maneira instrumental das religiões, o que é muito singular da sociedade brasileira.
DD : La Colombie et le Mexique disposaient d'une Cour suprême forte pour statuer sur les droits individuels et fondamentaux. En Argentine, lorsque les députés se sont prononcés sur la nouvelle législation relative à l'avortement, la configuration du parlement venait de changer, notamment avec une diversité de la jeunesse. Au Brésil, comme aux États-Unis et en Hongrie, la situation est différente, car l'avortement est un créneau pour l'extrême droite et les extrémistes. La politique représentative brésilienne est marquée par une superposition des religions, utilisée de manière instrumentale, ce qui est très singulier à la société brésilienne.
GV : La déclaration du président Lula sur l'avortement, le présentant comme favorable à sa dépénalisation, a été exploitée par ses adversaires lors des élections de 2022. Il a même affirmé qu'il était personnellement contre et a renvoyé le débat à la législature. Comment interprétez-vous cette discussion dans l'environnement politique ?
DD: Este PL não é sobre aborto. Ele é um teste de lealdade para o presidente Lula, um desafio, uma queda de braço com ele, como é uma queda de braço com a Suprema Corte, com a liminar concedida pelo ministro Alexandre de Moraes, na ação que nós apresentamos, em que derrubou a ação do Conselho Federal de Medicina (CFM), que impunha restrições [para interromper gravidezes resultantes de estupro e com mais de 22 semanas de gestação]. É importante explicar que esse PL vem de um extravasamento de poderes, de um abuso de poder do CFM sobre o aborto.
DD : Cette proposition de loi ne porte pas sur l'avortement. Il s'agit d'un test de loyauté envers le président Lula, d'un défi, d'une lutte au bras de fer avec lui et la Cour suprême, après la décision du juge Alexandre de Moraes, qui a annulé une résolution du Conseil médical fédéral (CFM) imposant des restrictions [sur l'interruption des grossesses résultant d'un viol au-delà de 22 semaines]. Il est important d'expliquer que cette proposition provient d'un excès de pouvoir, d'un abus de pouvoir du Conseil en matière d'avortement.
GV : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre expérience personnelle en tant que participante à ce débat au Brésil pendant un certain temps, avec un coût personnel ?
DD: Eu trabalho na questão do aborto como pesquisadora, coordeno a Clínica Jurídica, na Universidade de Brasília (UnB), que apresentou com o PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) a ação que pede a descriminalização do aborto, quanto a atual ação, que ganhou a liminar e derrubou a ação do CFM. A minha atuação é de pesquisa, de incidência política, em particular com litígio estratégico. Desde a propositura da ação, que pede a descriminalização, eu saí do país por questões de ameaça, por questões de fundamentalismo e extremismo.
DD : Je travaille sur le débat sur l'avortement en tant que chercheuse, je coordonne la clinique juridique de l'université de Brasilia qui a présenté, aux côtés du PSOL (Parti socialisme et liberté), le dossier demandant la dépénalisation de l'avortement et l'action en cours qui a conduit à la décision provisoire de l'annulation de l'action du CFM. Mon rôle est un rôle de recherche, d'incidence politique, notamment en matière de contentieux stratégique. Depuis que l'action demandant la dépénalisation a été proposée, j'ai quitté le pays en raison de menaces, à cause du fondamentalisme et de l'extrémisme.
GV : Quels sont les moyens possibles aujourd'hui au Brésil de discuter rationnellement de questions comme celle-ci ?
DD: A Suprema Corte decidir a ação. Seja para ganharmos ou perdemos, a gente recomeça esse debate público.
DD : La Cour suprême est en train de statuer sur l'action. Que nous gagnions ou perdions, nous pouvons relancer ce débat public.