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Lors des élections pakistanaises de 2024 [fr], alors qu'il était derrière les barreaux, l'ancien Premier ministre Imran Khan a réussi à toucher plus de 250 000 spectateurs sur YouTube grâce à une vidéo générée par l'intelligence artificielle (IA). Son message, délivré via Internet, a atteint un public massif malgré son absence physique de la campagne. Cette utilisation frappante de l'IA a mis en évidence l'influence croissante des outils numériques dans la politique moderne, démontrant comment, même dans des circonstances difficiles, la technologie remodèle la manière dont les politiciens interagissent avec les électeurs.
Alors que l’« Année de la démocratie » [fr] touche à sa fin, plusieurs élections clés se sont déjà tenues ; tandis que d’autres se profilent à l’horizon. Cette année électorale survoltée a vu 72 pays – représentant plus de la moitié de la population mondiale – se rendre aux urnes. L’Afrique, en particulier, a été au cœur de l’actualité, avec 16 élections nationales, soit le double de celles de 2023. La disponibilité généralisée d’outils d’IA comme ChatGPT et les générateurs de vidéos et d’images pilotés par l’IA a donné aux partis politiques de nouveaux moyens d’entrer en contact avec les électeurs, de les impliquer et de façonner l’opinion publique.
Mais ces technologies ne se contentent pas d’offrir de nouvelles opportunités : elles posent également des défis complexes, notamment en matière de lutte contre la désinformation et de garantie d’une utilisation éthique des données. La question se pose toujours : ces technologies profitent-elles réellement aux processus démocratiques ou créent-elles de nouveaux obstacles qu’il convient de surmonter ?
Dans une interview accordée au Global Investigative Journalist Network [fr], Victoria Turk de The Rest of The World , une organisation qui suit l’utilisation de l’IA dans les élections à l’échelle mondiale, a souligné cette double nature de l’IA. Elle a noté :
…quand les gens pensent aux élections et à l’IA générative, ils pensent automatiquement à la désinformation, à la mésinformation, aux deep fakes et à la tromperie intentionnelle des électeurs. Nous en voyons certains, mais il existe également d’autres utilisations créatives de cette technologie. Dans certains cas, nous voyons des partis politiques et des campagnes utiliser cette technologie pour mieux atteindre les électeurs, diffuser leurs supports de campagne et fournir des informations.
L’engagement des électeurs dans un monde numérique
L’évolution vers les campagnes numériques est indéniable. Les outils d’IA permettent aux partis politiques de communiquer avec leurs électeurs de manière plus efficace que jamais. Dans des pays comme l’Inde, qui compte 968 millions d’électeurs inscrits, de nombreux candidats ont utilisé des avatars alimentés par l’IA pour interagir avec les électeurs à un niveau individuel. Cette approche hyper-personnalisée est censée renforcer l’attrait politique des candidats en montrant aux électeurs qu’ils sont à l’écoute de préoccupations spécifiques.
Outre l’engagement personnalisé, l’IA a également contribué à surmonter les barrières linguistiques au sein d’un électorat indien diversifié. Le Premier ministre Narendra Modi [fr], par exemple, a utilisé Bhashini, un outil gouvernemental basé sur l’IA, pour prononcer des discours en hindi qui ont été traduits en temps réel en tamoul, kannada, bengali, télougou [fr], odia [fr] et malayalam [fr]. Si les robots IA peuvent rencontrer des difficultés avec les dialectes et sont susceptibles de mal traduire, ils aident les candidats à atteindre davantage d’électeurs en comblant les fossés linguistiques.
Considérations éthiques et fracture numérique
Malgré son potentiel, l’essor de l’IA dans les élections s’accompagne de défis éthiques, notamment en matière de confidentialité des données, de désinformation et d’équité. Pour lutter contre la désinformation générée par l’IA, le gouvernement indien a pris des mesures proactives en publiant un avis sur les deepfakes et l’IA. Cet avis oblige les plateformes d'informer clairement les utilisateurs que la publication de deepfakes peut entraîner des poursuites pénales en vertu de la loi, signalant ainsi une position ferme contre l’utilisation abusive de l’IA. Il s’agit d’une mesure cruciale pour maintenir l’intégrité des élections et garantir que l’IA est utilisée de manière responsable dans l’arène politique.
De même, au Nigéria, les inquiétudes concernant l’utilisation des données électorales dans le cadre de campagnes ciblées ont suscité des appels en faveur d’une réglementation plus stricte sur la manière dont les données sont collectées et utilisées. La loi nigériane sur la protection des données (NDPA) de 2023 vise à répondre à ces préoccupations, en imposant des normes élevées de protection des données aux responsables du traitement et des contrôles. Les partis politiques doivent veiller à ce que l’IA soit déployée de manière à respecter la confidentialité des données et à se conformer aux réglementations en matière de protection, telles que le règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne, afin de maintenir la confiance des électeurs.
En outre, la fracture numérique demeure un obstacle majeur dans de nombreuses régions. Si l’IA a renforcé la participation des électeurs dans les centres urbains, les électeurs ruraux restent souvent déconnectés. Même si la technologie mobile a permis de combler ce fossé, il reste encore beaucoup à faire pour garantir que chaque citoyen ait accès aux informations nécessaires pour participer pleinement au processus démocratique.
Lutte contre la désinformation grâce à la vérification des faits par l'IA
La désinformation et la mésinformation constituent une menace de plus en plus importante pour la démocratie. L’IA joue également un rôle essentiel pour contrer sa propagation. Des outils de vérification des faits basés sur l’IA ont été déployés par des groupes de la société civile et des vérificateurs de faits indépendants pour lutter contre ce problème.
Un exemple récent est celui des élections turques de 2023, où des deepfakes ont été utilisés pour discréditer les dirigeants de l’opposition. Des vidéos générées par l’IA associant faussement des personnalités politiques à des activités criminelles sont devenues virales, démontrant à la fois les risques et le potentiel de l’IA dans la lutte contre la désinformation. Pour atténuer ces dangers, l’IA est déployée pour vérifier rapidement les faits et s’assurer que les électeurs ne sont pas induits en erreur par des contenus fabriqués. Des plateformes comme Full Fact au Royaume-Uni et Africa Check en Afrique du Sud utilisent l’IA pour analyser les discours politiques, les articles d’actualité et les publications sur les réseaux sociaux à la recherche de fausses informations.
La capacité de l'IA à analyser et à identifier les fausses informations en temps réel pourrait changer la donne en atténuant l'impact négatif des deepfakes et d'autres formes de manipulation numérique. Cependant, cela nécessite également une vigilance et des améliorations constantes.
IA et polarisation politique
Il a été démontré que les algorithmes d'IA utilisés sur les plateformes de médias sociaux, comme Facebook, X (anciennement Twitter) et YouTube, influencent considérablement la polarisation politique. Ces algorithmes sont conçus pour maximiser l'engagement des utilisateurs en sélectionnant un contenu qui correspond à leurs opinions existantes, renforçant souvent leurs convictions et créant des chambres d'écho. Cela peut accroître l'animosité partisane, en particulier dans les pays fortement polarisés comme les États-Unis et le Brésil.
Des recherches montrent que même si les plateformes de médias sociaux ne sont pas forcément la cause profonde de la polarisation, leur conception peut l’exacerber. Des études ont montré que les utilisateurs exposés au contenu de ces plateformes sont plus susceptibles de s’en tenir à leurs opinions, ce qui conduit à des divisions politiques plus profondes. Par exemple, ces plateformes utilisent des algorithmes qui promeuvent des contenus suscitant des réactions émotionnelles, ce qui amplifie souvent les messages politiques qui divisent et polarisent.
Les efforts visant à lutter contre ce problème, comme l’adaptation des algorithmes pour promouvoir des perspectives diverses, sont essentiels. Cependant, de telles initiatives sont souvent de courte durée en raison de la crainte de perdre l’engagement des utilisateurs et la rentabilité.
Blockchain et systèmes de vote transparents
Au-delà de l’engagement des électeurs et de la vérification des faits, la technologie blockchain [fr] est devenue un outil permettant de garantir la transparence des élections. Si la blockchain a souvent été associée à la finance et à la cryptomonnaie, son potentiel pour garantir l’intégrité des élections est désormais testé. Alors que l’Estonie a été pionnière dans l’adoption de systèmes de vote basés sur la blockchain à l’échelle nationale, la Sierra Leone a mené un essai notable lors de ses élections de 2018. Une société basée en Suisse, Agora, a utilisé la technologie blockchain pour enregistrer les votes dans le district urbain de la zone occidentale dans le cadre d’une démonstration de faisabilité. Cet essai visait à démontrer comment la blockchain pouvait enregistrer les votes de manière sécurisée et transparente.
Bien que la Commission électorale nationale de la Sierra Leone ait officiellement géré les résultats en utilisant des méthodes traditionnelles, l’expérience de la blockchain a montré le potentiel des futures élections à intégrer cette technologie pour une plus grande transparence.
Comme le démontrent ces expériences, la blockchain pourrait ouvrir la voie à des élections plus sûres et plus transparentes, même si son adoption se heurte encore à des obstacles en termes d’évolutivité et de mise en œuvre à grande échelle.
Une nouvelle ère pour la démocratie ?
L’« Année de la démocratie » 2024 met en lumière le potentiel transformateur de l’IA et des outils numériques pour favoriser des élections solides, transparentes et inclusives. Des pays comme la Sierra Leone, l’Inde et l’Estonie démontrent que l’IA peut améliorer considérablement les processus démocratiques, mais seulement si les considérations éthiques et inclusives sont prioritaires.
Alors que ces élections mondiales se déroulent, le véritable test consistera à savoir si l’IA renforcera les valeurs démocratiques ou, au contraire, exacerbera les défis existants. L’intégrité de ces élections et les réponses aux inévitables conflits révéleront non seulement l’état actuel de la démocratie, mais détermineront également si des régions comme l’Afrique émergeront comme des modèles d’élections efficaces et de renaissance démocratique ou continueront à subir des revers électoraux.
Une nouvelle ère pour la démocratie ?
L’« Année de la démocratie » 2024 met en lumière le potentiel transformateur de l’IA et des outils numériques pour favoriser des élections solides, transparentes et inclusives. Des pays comme la Sierra Leone, l’Inde et l’Estonie démontrent que l’IA peut améliorer considérablement les processus démocratiques, mais seulement si les considérations éthiques et inclusives sont prioritaires.
Alors que ces élections mondiales se déroulent, le véritable test consistera à savoir si l’IA renforcera les valeurs démocratiques ou, au contraire, exacerbera les défis existants. L’intégrité de ces élections et les réponses aux inévitables conflits révéleront non seulement l’état actuel de la démocratie, mais détermineront également si des régions comme l’Afrique émergeront comme des modèles d’élections efficaces et de renaissance démocratique ou continueront à subir des revers électoraux.