L'art est politique : cinq leçons du cas d'un activiste satirique au Kazakhstan

 

Illustration de Daniyar Mussirov. Utilisée avec permission.

Aisulu Toyshybek est l'auteur de cet article Vlast.kz publié le 15 avril, 2025. Cette version est éditée et publiée sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu. 

Le militant Temirlan Yensebek n'a pas été autorisé à assister à son procès. C’est la triste réalité que pourrait titrer le site satirique de Yensebek Qaznews24.

Le 11 avril à Almaty, le juge Beinegul Kaisina a condamné le journaliste à cinq ans de « restriction de liberté » (une peine non privative de liberté) ainsi qu'à une interdiction de faire du journalisme et de s'engager publiquement, entre autres sanctions. Dans la petite salle d'audience où s'est déroulé le procès de trois jours, aucun siège n'était réservé pour l'accusé.

Aisulu Toyshybek, chroniqueuse de Vlast, a observé les deux premiers jours du procès depuis l'extérieur du palais de justice. Dans cet article, elle revient sur les enseignements tirés de cette affaire.

Leçon 1 : L’art est politique

« Le privé est politique » est l'un des slogans les plus connus du mouvement féministe, popularisé dans les années 1960 et 1970. Au fil des décennies, il a inspiré d'innombrables réinterprétations de la pensée féministe. Il est devenu la pierre angulaire de la pensée féministe et de mouvements sociaux plus larges, y compris le féminisme intersectionnel. Pour le paraphraser : la créativité est politique.

La créativité consiste à créer quelque chose de nouveau, à voir au-delà des cadres habituels et à transformer des idées audacieuses en réalité. Notre mode vestimentaire, nos croyances, ce que nous prenons au petit-déjeuner, nos valeurs et nos normes sociales – tous ces éléments ont été créés par quelqu'un et finalement adoptés par la majorité.

Créer, c'est défier la norme, la nature, le hasard ou même le divin. Sans création, il n'y a pas de développement, car en produisant quelque chose de nouveau, nous changeons la vie. Le changement s’opère souvent discrètement, comme une semence, mais au fil du temps, il transforme le paysage. De la même manière, les personnes créatives changent un pays en remodelant les normes par le biais du sens et de l'imagerie. Comment quelque chose d'aussi puissant pourrait-il ne pas être politique ?

La créativité est fondamentalement politique. Que sa forme soit radicale ou non, elle a toujours ce côté audacieux et authentique. Temirlan Yensebek, 29 ans, a trouvé un moyen original d’affronter les réalités de la vie au Kazakhstan. Le contenu satirique de son compte Qaznews24 , lancé il y a quelques années sur Instagram a manifestement touché une corde sensible : 75 000 abonnés recueillis. Le gouvernement a vite réagi: isolement, arrestation le 17 janvier 2025, placement en centre de détention. Le procès s’est déroulé à huis clos dans un quartier éloigné et sans livestream.

Il a été accusé d'« incitation à la discorde interethnique » en vertu de l'article 174 du code pénal.

Temirlan Yensebek connecté via livestream dans la salle d'audience. Photo d'Olga Loginova avec sa permission.

Leçon 2 : La famille peut être un allié de poids

Depuis le début, Temirlan a été épaulé par son père Marat Turgymbai qui a maintenu une communication ouverte avec le public. Il a été le défenseur public de son fils aux côtés de l'avocate Zhanar Balgabayeva, étant donné que Temirlan n'a même pas obtenu l'autorisation d’ assister à son propre procès.

En dehors de la salle d'audience, sa fiancée Mariya Kochneva a continué à le défendre. Le 10 avril, elle a été arrêtée et condamnée à une amende avec d'autres militants.

Personne ne devrait être confronté seul au système judiciaire kazakh. La communauté de Temirlan nous a montré comment éviter cela.

Leçon 3 : manifestation de solidarité des amis et des sympathisants

Le procès de Temirlan n'est pas le seul cas de poursuites judiciaires motivées par des considérations politiques au Kazakhstan, mais il se distingue par la densité de son réseau de relations. Des membres de Oyan, Qazaqstan, un mouvement populaire pour les réformes politiques, et de la communauté de Qaznews24 ont lancé une campagne le 17 janvier 2025, pour demander sa libération. Cinq personnes ont organisé des piquets de grève en solo après son arrestation.

Au cours du trimestre suivant, alors que Temirlan attendait son procès, des amis lui ont écrit, lui ont apporté de la nourriture et des fournitures, et se sont présentés en personne au tribunal.

Leçon 4 : l'attention du public compte

Dans les procès à motivation politique, le niveau d'attention du public peut être tout aussi important que les procédures judiciaires. Interdire les livestreams, refuser l'entrée aux observateurs et exclure Temirlan de la salle d'audience sont autant de tentatives de détournement de l’attention publique , pour placer son histoire hors du champ de l'information.

Lorsque les tribunaux, les enquêteurs et la police opèrent dans une parfaite et unique action répressive, l'attention du public est encore l'un des rares remparts encore accessibles aux citoyens.

Les partisans de Temirlan manifestent devant la salle d'audience. Photo d'Olga Loginova, utilisée avec permission.

Lorsqu'une affaire suscite un intérêt public, le système est obligé d'en tenir compte . Même si cela ne constitue pas un gage d’équité, son influence est réelle dans le déroulement du procès, dans la formulation de la peine aux conditions de détention, ou lors de la procédure d'appel.

La sensibilisation du public devient une forme de protection. Imparfaite, mais concrète. Tout compte : les likes, les partages, les commentaires, les messages, les protestations, les déclarations. Lorsque le public reste engagé, il envoie un message : nous vous observons et nous nous souviendrons.

La décision du juge Kaisina d'accélérer le procès, probablement pour empêcher les partisans de Temirlan de s'organiser, est une parfaite illustration de l’importance de l’implication du public.

Zhanar Balgabayeva, l'avocate de Temirlan. Photo d'Olga Loginova, usage autorisé.

Leçon 5 : Il est normal d'avoir peur, mais faites quelque chose

Dans une déclaration, Temirlan s'est adressé au tribunal, l'avertissant que les poursuites dont il fait l'objet menacent l'avenir du journalisme indépendant au Kazakhstan:

« Si vous m'imposez ces restrictions, mes collègues auront malheureusement peur de faire leur travail. »

Ce procès n'était pas seulement une affaire contre Temirlan. Il est devenu la confrontation de deux systèmes de valeurs : l'un représentant la dignité humaine, la liberté et la vie, et l'autre considérant les gens comme des objets jetables. Le verdict n'était pas seulement une attaque contre le journalisme indépendant, mais aussi contre la liberté d'expression et la créativité.

C’est maintenant qu’il faut décider quel système nous voulons soutenir.

Et avant de choisir, nous devons nous rappeler que dans un système qui n’accorde aucune valeur à la la vie humaine les sujets sûrs et la prescription n'existent plus.

Même si votre travail n'interpelle pas les autorités aujourd'hui, cela ne signifie pas que vous êtes en sécurité.

Quand les artistes doivent s'autocensurer, ils meurent spirituellement en quelque sorte dans cette créativité encadrée. Ces conditions entrainent la dégradation de la culture et l’appauvrissement tant émotionnel que matériel du public.

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