
Poste-frontière de Qordai, à la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizistan. Photo du Service frontalier du Kazakhstan. Droit d'utilisation.
L'anthropologue danois Rune Steenberg, qui mène des recherches sur les Ouïghours, s'est vu refuser l'entrée au Kazakhstan ce 12 avril. Cela s'est produit à la frontière entre le Kazakhstan et le Kirghizistan près de Bichkek, la capitale du Kirghizistan. Bien qu'il soit déjà entré au Kazakhstan à plusieurs reprises, les gardes-frontières kazakhs l'on informé qu'il ne serait pas autorisé à entrer sur le territoire.
« J'ai demandé pour quelles raisons. Ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas plus d'informations. Je pense que cela est en rapport avec mes recherches sur le Xinjiang, » a déclaré Steenberg.
Il mène depuis de nombreuses années des recherches sur plusieurs communautés ouïghoures dans le monde, notamment dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang (RAOX) en Chine, également appelée Turkestan oriental. Les Ouïghours constituent une minorité ethnique et religieuse en Chine et vivent principalement dans la RAOX. Depuis 2014, ils sont victimes de détentions de masse dans les supposés « camps de rééducation », soumis à une surveillance intensive, au travail forcé, ainsi qu'à d'autres violations de leurs droits, sous couvert de la lutte contre l'extrémisme par les autorités chinoises.
Steenberg dirige actuellement un projet de recherche financé par l'Union européenne à l'université Palacký d'Olomouc, et il est également chercheur résident et enseignant à l'université américaine d'Asie centrale, à Bichkek.
Au départ, il était un chercheur ordinaire, sans intention de s'engager dans des débats politiques. Mais depuis le début, en 2014, de la répression politique sans précèdent visant les groupes ethniques musulmans et turciques de la RAOX, tels que les Ouïghours et les Kazakhs, et face à la censure généralisée sur le sujet, il est devenu impossible, pour un anthropologue spécialisé dans l'étude des Ouïghours, de rester objectif sans aborder publiquement ce problème.
Au cœur de cette répression, il est devenu non seulement un chercheur de terrain, mais aussi un publiciste, un commentateur politique et l'une des rares voix à s'exprimer ouvertement sur les horreurs que subissent les Ouïghours en Chine.
C'est peut-être cela qui a déplu aux autorités kazakhes, qui ferment les yeux sur les détentions massives et illégales de Ouïghours et de Kazakhs en Chine. Par exemple, lors de la visite du Président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev au Xinjiang en octobre 2023, la question des droits de la population kazakh de Chine n'a pas été abordée publiquement.
Ce n'est pas la première fois qu'un défenseur de la cause ouïghoure se voit refuser l'entrée au Kazakhstan. En 2021, Yevgeny Bunin, le créateur de la plus grande base de données sur les victimes des prisons et des camps du Xinjian, appelée Shahit.biz, n'a pas été autorisé à entrer sur le territoire kazakh en raison de son travail.
Cela s'explique par les liens politiques et économiques étroits entre le Kazakhstan et la Chine, comme en témoigne leur partenariat stratégique global et permanent. Par ailleurs, la Chine est le premier partenaire commercial du Kazakhstan et l'un de ses principaux investisseurs, avec plus de 25 milliards de dollars investis dans le pays entre 2005 et 2023.

Photo de Rune Steenberg. Droit d'utilisation.
Global Voices a échangé par courriel avec Rune Steenberg au sujet des circonstances dans lesquelles il a appris son interdiction d'entrée au Kazakhstan, ainsi que sur ce que cela implique d'être un anthropologue spécialiste des Ouïghours sans accès physique aux principales communautés ouïghoures. L'interview a été éditée pour plus de clarté et de concision.
Global Voices (GV): Dites-nous exactement comment vous avez appris que l'entrée au Kazakhstan vous avait été interdite.
Rune Steenberg (RN): I was on my way from Bishkek to Almaty, crossing at the Qordai-Dostuk border crossing point in the early evening of April 12, 2025. I was going to Almaty to meet friends. I passed through the Kyrgyz border control without problems. I got my exit stamp and walked along to the Kazakh side where I waited in line with everyone else.
When it was my turn, the Kazakh officer scanned my passport, asked me to remove my glasses and khuffiya, and took a picture of me with a small hand-held webcam. Then he looked closer at his screen. He called his colleague over, they discussed and then he turned to me and told me I couldn’t enter.
I asked why that was. He said there was no further information, only that I was ‘blocked.’ So I walked back to the Kyrgyz side. Thankfully, they let me in, canceled my exit stamp, and let me walk back to the bus, which I took back to Bishkek.
Rune Steenberg (RS): Je me rendais de Bichkek à Almaty, en passant par le poste-frontière de Qordai-Dostuk, en début de soirée, le 12 avril 2025. J'allais à Almaty pour voir des amis. Je suis passé sans problème par le contrôle frontalier kirghiz. J'ai reçu mon tampon de sortie, puis j'ai marché jusqu'au côté kazakh, où j'ai attendu dans la file avec d'autres personnes.
Quand mon tour est arrivé, l'agent kazakh a scanné mon passeport, m'a demandé d'enlever mes lunettes et mon khuffiya (foulard), puis a pris une photo de moi avec une petite webcam portative. Ensuite, il a regardé plus attentivement son écran. Il a appelé un collègue, ils ont échangé quelques mots, puis il s'est tourné vers moi et m'a dit que je ne pouvais pas entrer.
J'ai demandé les raisons. Il m'a répondu qu'il n'avait pas plus d'informations, seulement que j'étais « bloqué ». Je suis donc retourné du côté kirghiz. Heureusement, ils m'ont laissé repasser, ont annulé mon tampon de sortie et m'ont autorisé à repartir à pied jusqu'au bus, pour que je puisse retourner à Bichkek.
GV: Vous laissez entendre qu'on vous a interdit l'entrée parce que vous menez activement des recherches sur la répression politique et massive visant les Ouïghours et les Kazakhs en Chine, et que vous en parlez publiquement dans les médias. Pourtant, vous n'avez jamais critiqué publiquement le Kazakhstan, n'est-ce pas ? Les droits des minorités nationales dans un pays voisin sont-ils un sujet aussi tabou au Kazakhstan?
RS: I do not know why I am banned. Also, I do not know for how long. I was not given any information about this yet. I went to ask at the Kazakh embassy in Bishkek and the Danish honorary consulate in Bishkek. I emailed the Danish embassy in Moscow, which the honorary consul told me was responsible for the matters of Danish citizens in Kazakhstan.
I know that people have before been banned from Kazakhstan for writing about Uyghur issues and Xinjiang (such as Gene Bunin, Dilnur Reyhan, and a few others), but I’m not sure that is why I am banned. At the same time, I can’t imagine any other reason they would have done it. I have always respected the time limits of my stay and never violated any laws or regulations in Kazakhstan. So it’s just a qualified guess.
RS: Je ne sais pas pourquoi je suis interdit d'entrée. Je ne sais pas non plus pour combien de temps. Je n'ai pas encore reçu d'information à ce sujet. Je suis allé me renseigner à l'ambassade du Kazakhstan ainsi qu'au consulat honoraire danois à Bichkek. J'ai envoyé un e-mail à l'ambassade danoise à Moscou, que le consul honoraire m'a indiqué comme étant responsable des affaires concernant les citoyens danois au Kazakhstan.
Je sais que des personnes ont déjà été interdites d'entrée au Kazakhstan pour avoir écrit sur la situation des Ouïghours et le Xinjiang (comme Gene Bunin, Dilnur Reyhan, et quelques autres), mais je ne peux pas affirmer que ce soit la raison de mon interdiction. En même temps, je ne vois pas d'autre explication possible à cette décision. J'ai toujours respecté la durée légale de mes séjours et je n'ai jamais enfreint la moindre loi ni aucun règlement au Kazakhstan. Ce n'est donc qu'une déduction plausible de ma part.
GV: Vous êtes anthropologue spécialisé dans l'étude des Ouïghours. Ironie du sort, vous êtes aujourd'hui interdit d'entrée dans les deux pays où vivent les plus grandes communautés ouïghoures au monde. Quels sont vos projets de recherche désormais ?
RS: There are many Uyghurs across the world in more than a hundred countries. Also, I have so much material already that it would probably be wise to take some years to process, analyze, and write about it rather than doing further research. I have hundreds of Uyghur books that can now no longer be found in China because they have been banned or removed and they too deserve analytical attention. They are very important.
So I won’t run out of material. Also, as I am currently leading a research project called Remote Ethnography of XUAR, I am constantly improving my methods for researching without having direct on-the-ground access. There is so much to find and so much to do even when you cannot go in person. Do check out our homepage for tips and inspiration.
RS: Il y a de nombreux Ouïghours dans plus d'une centaine de pays à travers le monde. Par ailleurs, j'ai déjà accumulé une telle quantité de données qu'il serait probablement plus judicieux d'y consacrer plusieurs années d'analyse et d'écriture, avant d'entreprendre de nouvelles recherches. Je possède des centaines de livres ouïghours qui ne sont aujourd'hui plus disponibles en Chine, car ils ont été interdits ou retirés de la vente. Ces ouvrages méritent eux aussi un véritable travail d'analyse. Ils sont très importants.
Je ne risque donc pas de manquer de matière. De plus, je dirige actuellement un projet de recherche intitulé Remote Ethnography of XUAR (REMOTE XUAR), dans le cadre duquel j'améliore constamment mes méthodes pour mener des recherches sans accès direct au terrain. Il y a énormément à explorer et à accomplir, même lorsqu'on ne peut pas se rendre sur place. Je vous invite d'ailleurs à consulter notre site pour y trouver des conseils et de l'inspiration.