
Capture d'écran de la chaîne YouTube IODE European Uyghur Institute.
La situation des Ouïghours, peuple turcophone d'Asie Centrale vivant en Chine, est longtemps restée inconnue du grand public international, mais la reconnaissance du génocide ouïghour par plusieurs pays depuis 2020 a changé le regard porté sur cette region que les Ouïgours appellent le Turkestan oriental, et que Pékin nomme le Xinjiang.
Aujourd'hui, une des missions de la diaspora ouïghoure en Europe est de maintenir l'attention du public et des médias sur les violations des droits humains à l'encontre des Ouïghours, y compris dans les pays d'accueil des réfugiés qui parfois collaborent avec les autorités chinoises pour renvoyer les membres de la communauté en Chine où ils sont immédiatement emprisonnés. Le dernier exemple en date est le renvoi en Chine d'une quarantaine d'Ouïghours par la Thaïlande en février 2025.
Afin de comprendre les défis qui se posent à la diaspora ouïghoure, particulièrement en Europe, Global Voices a rencontré Dilnur Reyhan, sociologue ouïghoure qui vit en Europe, et est en ce moment chercheuse à l'Institut oriental de l'Académie des sciences tchèque. Elle est également la fondatrice et présidente de l'Institut ouïghour d'Europe. Suite à une rencontre à Prague, Global Voices a réalise l'interview par email.

Dilnur Reyhan, photo utilisée avec permission.
Filip Noubel (FN) Grâce à vos efforts et à ceux d'autres, le génocide ouïghour a été reconnu dans plusieurs pays européens dès 2021. Vous marquez aujourd'hui une nouvelle étape importante : l'ouverture de l'Institut ouïghour d'Europe à Paris. Pourquoi est-ce un moment clé?
Dilnur Reyhan (DR): The European Uyghur Institute was founded in early 2019 as a replacement of the Uyghur Student Association in France (Oghouz) that we founded in 2009. I have dreamed of having a building, a place, an Uyghur school for our children, an Uyghur center in Paris for all this time. We are an NGO operating almost entirely through volunteers and donations. Renting a building for our community at the heart of Paris is like a mission impossible. This is why this project has always seemed like an impossible dream to many people. Exactly like the campaign for recognition of the Uyghur Genocide by the French Parliament, no body believed in our succes when we launched it, but finally we did it. For both projects, we started with a dream without having the means to achieve them other than iron will and indestructible resilience.
Dilnur Reyhan (DR): L‘Institut ouïghour d'Europe a été fondé début 2019 pour remplacer l'Association des étudiants ouïghours de France (Oghouz) que nous avons fondée en 2009. Depuis toujours, je rêve d'avoir un bâtiment, un lieu, une école ouïghoure pour nos enfants, un centre ouïghour à Paris. Nous sommes une ONG fonctionnant presque entièrement grâce au bénévolat et aux dons. Louer un bâtiment pour notre communauté au cœur de Paris semblait être une mission impossible. C'est pourquoi pour beaucoup de gens, ce projet a toujours ressemblé à un rêve inaccessible. Tout comme la campagne pour la reconnaissance du génocide ouïghour par le Parlement français, personne ne croyait en notre succès lorsque nous l'avons lancée, mais finalement nous l'avons fait. Pour les deux projets, nous sommes partis d'un rêve, sans avoir les moyens de le réaliser si ce n'est une volonté de fer, et une résilience indestructible.
FN: La décolonisation est un processus douloureux mais nécessaire qui touche également les peuples colonisés. La communauté ouïghoure en exil est-elle touchée par les questions de décolonisation, de remise en question du patriarcat et de la culture du silence ?
DR: People and nations who have suffered under long term colonial domination develop certain forms of collective traits, like the loss of confidence in one's community and in one's collective future, survival strategies and withdrawing into oneself, fear of participating in initiatives linked to one's community or initiatives perceived as ‘suspect’ by the colonial power, a permanent mistrust… Plus, China's transnational repression against Uyghur diaspora is very widespread and harsh, reinforcing the mistrust and fear among the diaspora members. This culture of fear forges a culture of silence. In this context, it is incredibly difficult to mobilize the diaspora collectively for a common project. Living during 75 years under settler colonial politics of CCP and under the classical colonialism of the Manchu and the Chinese even before, forged a particular patriarchal norm of Uyghur institutions.
DR: Les peuples et les nations qui ont connu une longue domination coloniale développent certains traits collectifs, comme la perte de confiance dans sa communauté et dans son avenir collectif, le réflexe de survie et le repli sur soi, la peur de participer à des initiatives liées à sa communauté ou perçues comme suspectes par la puissance coloniale, la méfiance permanente. De plus, la Chine mène une politique dure et intensive de répression transnationale contre la diaspora ouïghoure, ce qui renforce la méfiance et la peur parmi les membres de la diaspora. La culture de la peur a forgé une culture du silence. Dans ce contexte, il est très difficile de mobiliser collectivement la diaspora pour un projet commun. Le fait de vivre pendant 75 ans dans une politique coloniale de peuplement sous la coupe du Parti communiste chinois, et ceci après une longue période de colonialisme classique dans l'Empire chinois et sous une dynastie mandchoue a forgé une norme patriarcale particulière aux institutions ouïghoures.
FN: Qu’en est-il de la décolonisation du récit chinois sur les Ouïghours, y compris au sein de la diaspora chinoise ?
DR: The colonial nature of the Sino-Uyghur relationship is not very known to the Chinese public, even among the Chinese diaspora. So far, while much of the Chinese diaspora has remained silent at best since the start of the Uyghur genocide, Chinese dissidence has spoken out against the atrocities of communist policy and does not acknowledge the colonial relationship, deliberately reducing it to a question of simply human rights and ‘minority rights.’ Reducing a people to the status of a ‘minority’ is a way of validating and legitimizing colonization. However, to solve the underlying problem, we must address its root cause, which is Chinese colonialism in Uyghur lands. Decolonizing minds begins with recognizing the colonial relationship between China and East Turkestan.
At the European Uyghur Institute, the work of decolonizing minds is aimed not only at the Chinese-speaking public but also at the Uyghur diaspora. To this end, we are currently developing a multilingual web media project, particularly in Chinese, aimed at young progressives in the Chinese diaspora, alongside broadcasts in Uyghur, English, and French.
DR: La nature coloniale des relations sino-ouïghoures est méconnue du public chinois, y compris de la diaspora chinoise. Jusqu'à présent, une grande partie de la diaspora chinoise est restée, au mieux, silencieuse depuis le début du génocide ouïghour. La dissidence chinoise a dénoncé les atrocités de la politique communiste mais ne reconnaît pas la relation coloniale, la réduisant délibérément à une simple question de droits humains et de « droits des minorités ». Réduire un peuple au statut de « minorité » est une façon de valider et de légitimer la colonisation.
Pour résoudre le problème qui sous-tend ce discours, nous devons nous attaquer à sa cause profonde, à savoir le colonialisme chinois en terres ouïghoures. Décoloniser les esprits commence par reconnaître la relation coloniale entre la Chine et le Turkestan oriental. À l'Institut ouïghour d'Europe, le travail de décolonisation des esprits s'adresse non seulement au public sinophone, mais aussi à la diaspora ouïghoure. À cette fin, nous développons actuellement un projet de média web multilingue, notamment en chinois, destiné aux jeunes progressistes de la diaspora chinoise, parallèlement à des émissions en ouïghour, en anglais et en français.
FN : Vous travaillez également avec les jeunes Ouïghours en exil. Quels sont leurs principaux défis et comment décririez-vous leur identité ?
DR: The younger generation that grew up in the diaspora gives us a lot of hope. They are progressive, feminist, and humanist youth. They want to learn about Uyghur history, they are fluent in several languages besides the language of their respective countries, are studying in various fields, and are connected to the youth of their countries and their times. They want to be able to connect diaspora activism with the institutions of their countries, especially in the West; they are much more innovative and competent.
In 2024, the European Uyghur Institute organized the first-ever International Secular Uyghur Youth Congress, bringing together around a hundred young Uyghurs from around the world in Paris for a week to discuss topics like colonialism, feminism, antiracism, and artivism. Since then, these young people have organized several similar gatherings on a smaller scale, trying to innovate new ways of activism within the diaspora. They are also much more sensitive to the colonial question and decolonization.
DR: La jeune génération issue de la diaspora nous donne beaucoup d’espoir. Ce sont des jeunes progressistes, féministes et humanistes. Ils souhaitent en savoir plus sur l’histoire ouïghoure, parlent couramment plusieurs langues en plus de celle de leur pays respectifs, étudient dans divers domaines et sont en contact avec la jeunesse de leur pays et de leur temps. Ils souhaitent pouvoir relier le militantisme de la diaspora aux institutions de leur pays, surtout dans les pays occidentaux ; ils sont beaucoup très innovants et compétents.
En 2024, l’Institut ouïghour européen a organisé le tout premier Congrès international de la jeunesse laïque ouïghoure, réunissant une centaine de jeunes Ouïghours du monde entier à Paris pendant une semaine pour débattre des thèmes du colonialisme, du féminisme, de l’antiracisme et de l’artivisme. Depuis, ces jeunes ont organisé plusieurs évènements similaires à plus petite échelle, et cherchent à innover en créant de nouvelles formes de militantisme au sein de la diaspora. Ils sont également très sensibles à la question coloniale et à la décolonisation.
Pour en savoir plus, lire aussi le cahier spécial de Global Voices: Documenter les persécutions des minorités du Xinjiang aux mains du gouvernement chinois






