En 2020, on parle beaucoup du poète Joseph Brodsky. En lien avec l'actualité, on se se souvient de son poème « Ne sors pas de ta chambre », dont voici la dernière strophe : (Brodsky) « Ne sois pas idiot ! Sois ce que les autres n'étaient pas Ne sors pas de ta chambre, Donne plutôt libre cours à tes meubles, Fusionne ton visage à la tapisserie, enferme-toi et barricade ta porte Avec l'armoire pour échapper à Chronos, Cosmos, Eros, la Race, le Virus. » De plus, le 24 mai 2020, Brodsky aurait fêté ses 80 ans. Ce jour-là, juste en face de la Maison Muruzi à St-Pétersbourg où le poète a vécu jusqu'à son départ d'URSS, est apparu ce dessin : Pas pour longtemps... Dès le lendemain il a été recouvert d'une couche de peinture dans le style suprématiste, apparemment sur ordre du concierge de l'école 189. Initiative personnelle ou ordre venu d'en haut ? Difficile à dire. Une chose est sûre : l'avis des citoyens n'a pas été pris en compte. Brodsky s'est fait repeindre pour qu'on ne s'habitue pas à lui Et surtout pour que l'incident ne se répète pas ! Ce n'est pas la première fois que des dessins sont détruits simplement parce qu'ils avaient été réalisés sans autorisation. La censure communale affecte non seulement les classiques littéraires mais aussi les héros comiques. En septembre 2016, la police a détenu l'artiste Artiom Bourge, auteur d'un graffiti représentant le brigadier Zadov, personnage joué par Dimitri Nagiev dans la très populaire série TV Ostorozhno, modern! L'acteur s'était emporté contre les fonctionnaires locaux qui avaient fait effacer le dessin, qualifiant de pourriture humaine ceux qui s'en prennent au street art, alors qu'un nouveau scandale de corruption éclaboussait les forces de l'ordre. À peu près au même moment, un autre graffiti a été effacé, un portrait de Pavlov Durov, le fondateur de VKontakte et Telegram. Les autorités avaient agi suite à une plainte de l'activiste Dimitri Tsvetkov sans tenir compte de l'avis des autres habitants de St-Pétersbourg. Ah ! Si seulement les fonctionnaires et la police étaient toujours aussi efficaces, par exemple lors de la falsification des élections à St-Pétersbourg en 2019. « MM. les contrôleurs de la commission électorale ! Où allez-vous ? C'est une blague ?! » Mais revenons au street art. Le 1er avril de cette année, la journée du rire, un dessin des personnages de l'émission humoristique Kalembour est apparu à St-Pétersbourg. À la voirie, on a fait comprendre qu'on ne trouvait pas ça drôle et le lendemain le dessin avait disparu. Le même destin attendait l'œuvre de l'avenue Liteïny en 2019, inspirée du film Ivan Vasilevich change de profession. Un an plus tôt au même endroit disparaissait le portrait de Yuriy Shevchuk, leader du groupe de rock DDT. Vladimir Gregoriev, architecte en chef de St-Pétersbourg, a partagé dans une récente interview son opinion sur ces graffitis : « Je suis en faveur de l'art urbain sur les façades, mais contre les graffitis, car c'est un phénomène revendicatif et non-conformiste qui par nature ne supporte aucun contrôle et ne demande aucune réflexion : le taggeur qui sort avec ses bonbonnes n'a qu'une idée approximative de ce qu'il veut dessiner. Pour que les œuvres de Banksy et compagnie apparaissent à St-Pétersbourg, il faut demander les autorisations au conseil de planification urbaine. » Combien d'œuvres de street art existeraient dans le monde si les autorités réagissaient partout de cette manière ? Souvent, les graffitis ont trait à l'actualité. En 2018, un dessin est apparu sur le pont basculant de la ville de Hull. Il représentait un enfant brandissant un crayon monté sur une épée et était accompagné d'un jeu de mot. Il s'agissait d'un graffiti du célèbre Banksy, réalisé dans le cadre d'une série contre le Brexit. Deux jours plus tard, des vandales l'ont barbouillé de peinture blanche, mais les habitants ont restauré le dessin et la ville a promis de prendre des mesures pour sa conservation à long terme. Voici un exemple où la société comme les autorités ont reconnu la valeur du street art. Dans de nombreuses villes du monde, les œuvres de Banksy attirent les visiteurs. Pendant ce temps à St-Pétersbourg, ce graffiti bien connu a failli être détruit : ce portait de Daniil Harms est apparu en 2016 à l'occasion du 74e anniversaire de la mort du poète absurdiste. Ce graffiti noir et blanc de 10 m de haut est le travail des artistes de rue Pasha Cas et Pavel Mokich. Malgré les menaces des fonctionnaires, il fait encore la joie des citadins et des visiteurs. C'est toutefois une exception à la règle. D'ailleurs, en Russie, les autorisations ad hoc ne sont pas toujours une garantie. Preuve en est à Iekaterinbourg l'immense croix ornée du manifeste de Malevitch. Cette croix suprématiste de plus de 6 000 m² a été réalisée l'année dernière par l'artiste Pokras Lampas dans le cadre du festival Stenograffia. Quelques jours après le festival, la voirie a commencé à la recouvrir d'asphalte Et bien que les autorités ont reconnu qu'il s'agissait d'une erreur et assuré que le quartier allait se faire taper sur les doigts c'est symbolique : on goudronne tout ce qui dépasse dans le milieu urbain. L'œuvre a ensuite été restaurée, mais l'artiste a dû modifier sa forme de croix suite aux protestations d'activistes orthodoxes. Les autorités ont peur de ce qu'elles ne connaissent et ne comprennent pas. Prenons par exemple les Monstrations, ces cortèges du 1er mai alternatifs aux slogans et banderoles créatifs et rigolos. Cette action artistique de masse lancée à Novossibirsk en 2004 y est devenu une attraction et s'est répandue dans plusieurs villes du pays. Alors même que les Monstrations proposent leurs slogans absurdes depuis plus de 15 ans sans débordements, elles font encore peur aux fonctionnaires. L'année dernière à Makhatchkala, l'administration de la ville l'a interdite et la police en a été réduite à courir après les Monstrateurs, ce qui a encore plus accentué l'absurdité de l'action. « La Paix, le Travail, le moi de Mai... et le Sport ! » À Novgorod, où l'action avait lieu pour la première fois, la police a arrêté des participants pour avoir osé se montrer en centre-ville avec des pancartes. À Koursk, des participants ont été arrêtés pour avoir essayé de rejoindre la manifestation des syndicats. À Iekaterinbourg, l'action a été autorisée, mais uniquement dans un quartier résidentiel de la périphérie. Et même dans le berceau de la Monstration à Novossibirsk, la mairie a refusé d'autoriser l'action en 2015. Suite à cela, l'artiste Artyom Loskutov a été détenu 10 jours pour avoir organisé la manifestation sans autorisation. Rien d'étonnant donc que le 7 octobre 2019, jour de l'anniversaire de Poutine, les forces de l'ordre ont saboté l'exposition « L'automne du laboureur » qui traitait des violences policières, du non-respet des lois, de la corruption et autres fléaux de la Russie d'aujourd'hui. Elle aurait dû avoir lieu à la galerie Dordor de la rue Khodynsky à Moscou. Pour empêcher son déroulement, les pompiers, la police, l'administration et les services de protection des consom- mateurs ont été appelés à la rescousse. Du coup, l'exposition a pris une forme « interactive » : car des forces spéciales, porte forcée et inspections... une excellente illustration du sujet ! Plus le non-respect des lois est fort, plus les autorités tentent de contrôler toutes les sphères de vie sociale. C'est pour cette raison que dans les années 1930, le réalisme socialiste était le seul courant artistique autorisé par le régime stalinien. Au lieu de carrés noirs incompréhensibles et autres chevaux rouges au bain les sujets sont devenu concrets et surtout idéologiquement conformes : des stakhanovistes, des pionniers et autres joyeuses figures de l'époque. Lorsque aujourd'hui les autorités effacent des graffitis, empêchent des actions artistiques et sabotent des expositions, elles trahissent leur peur de tout étalage de créativité, de la liberté de pensée et de la liberté artistique. Elles craignent leur propre peuple et, au lieu de construire un futur meilleur, s'accrochent aux tristes passé et présent du pays. (Brodsky) « Les choses et les gens Nous entourent. Et l'un Et l'autre font mal aux yeux. Mieux vaut vivre dans l'obscurité. Je suis assis sur un banc Au parc, mon regard s'attarde sur une famille qui passe. Je n'en peux plus de la lumière. On est en janvier. En hiver Selon le calendrier. Quand je n'en pourrai plus de l'obscurité, Alors je reparlerai. »