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Les Vénézuéliens frémissent en découvrant le contrat de reconnaissance biométrique passé avec un géant chinois de la technologie

Catégories: Amérique latine, Venezuela, Gouvernance, Médias citoyens, Politique, Technologie, Advox
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Le recto du Carnet de la Patrie, sans l'identification et la photo (qui se trouverait normalement en haut à droite). Image par Jamez42 via Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0)

Quand Reuters a révélé en novembre 2018 [2] que le gouvernement vénézuélien avait signé un contrat avec la société chinoise ZTE pour le développement d'un système national d'identification biométrique, les réactions dans l'opinion ont été mêlées.

L'information a choqué tant au Venezuela qu'à l'international. Mais pour ceux qui suivent de près la façon dont le gouvernement vénézuélien resserre son étau sur les données personnelles et les communications de la population, l'information représentait un nouveau chapitre dans ce qui est devenu une longue histoire.

L'article confirmait les soupçons et dénonciations remontant à plusieurs mois, et accroissait les craintes que l'alliance avec ZTE ne rapproche le Venezuela de la mise en œuvre d'un système de crédit social [3] similaire à celui existant en Chine. Un système qui déterminerait quels citoyens accéderaient aux services de base en fonction de leurs allégeances politiques. L'article a aussi amené les USA à engager une enquête [4] sur le rôle de ZTE au Venezuela.

A quoi sert la Carte de la Patrie ?

L'article de Reuters pointait la participation de ZTE [5]  au développement d'un système de contrôle dont l'outil premier est le “Carnet de la Patria”. Cette pièce d'identité saisit de multiples éléments de données personnelles couplées avec un code QR unique et personnalisé [6]. Le Carnet de la Patrie sert aussi de porte-monnaie numérique à l'intérieur d'un système de paiements électroniques.

La Carte de la Patrie a été énergiquement promue par les autorités, et vise à faciliter de multiples services publics. La carte peut être demandée spontanément [7] et est gratuite. Pendant la procédure d'acquisition, quiconque veut l'obtenir doit répondre à des questions sur sa situation économique et sociale.

Les titulaires de la carte obtiennent accès à l'alimentation et aux médicaments, qui se sont dangereusement raréfiés avec la crise politique et économique au Venezuela [8]. Ils peuvent aussi accéder à certains emprunts publics et réductions sur l'essence, qui ont récemment pris de l'importance. Après des décennies où ils étaient quasiment symboliques, les prix de carburant [9] sont désormais comparables aux niveaux internationaux.

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Le verso de la Carte de la Patrie. Les images au milieu montrent, sur la gauche, la silhouette de l'ex-président Hugo Chávez, et, sur la droite, celle de Simón Bolivar. A gauche se trouve l'emplacement du code-barre, effacé pour protéger l'anonymat du titulaire de cette carte. Le texte du logo en bas à droite est “Venezuela indestructible”. Image partagée par “Jamez42″ sur Wikimedia, licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International.

En principe, la Carte de la Patrie a été introduite dans un objectif de rationalisation de la distribution alimentaire administrée par l’État [11]. Plus récemment, elle a été intégrée dans les procédures étatiques d'accès aux documents juridiques et personnels, qui peuvent être particulièrement difficiles à obtenir [12] au Venezuela.

On estime [13] que plus de 70% des Vénézuéliens sont déjà porteurs de la carte. Si beaucoup d'entre eux s'identifient comme des fidèles du chavismo (l'idéologie politique de Hugo Chávez, le prédécesseur du président Nicolás Maduro), des Vénézuéliens qui s'identifient comme opposants à l'idéologie dominante se sont également inscrits dans le système en vue d'accéder à leurs documents personnels.

Les avantages de la carte s'accumulent avec le temps. Début 2018 (un mois et demi avant l’élection présidentielle [14]), Nicolás Maduro annonçait que la carte serait exigée pour les bons de logement et le paiement des retraites.

Carte de la Patrie et contrôle social

Des spécialistes disent que la Carte de la Patrie a d'autres objectifs. Fiorella Perfetto de Caraota Digital [15] soutient que la signature des contrats [16] entre la compagnie vénézuélienne des télécommunications et ZTE en février 2017 fait partie d'un plan plus vaste élaboré par l'ancien Président Hugo Chávez avec la Chine au début de sa présidence.

En 2016, le technologue et écrivain Omar Castro a analysé un grand nombre de tweets [17] en lien avec ce sujet, notant à propos de ceux qui faisaient un parallèle avec des cartes de rationnement :

A fin de cuentas es el pueblo quien seguirá pagando la improvisación en el área económica, no es cuestión de instrumentos financieros […]¿cual es el trasfondo de esta tarjeta?

En fin de compte, c'est le peuple qui continuera à payer l'improvisation économique, ce n'est pas une question d'instruments financiers […] Quel est le vrai sens de cette carte ?

La carte a aussi concentré les critiques [18] lors des élections [19] régionales et municipales de 2017 et la présidentielle de 2018 [20].

De nombreux votants ont raconté [21] qu'en se rendant aux urnes, il y avait un “kiosque de Cartes de la Patrie” à quelques mètres [22] du bureau de vote. Les électeurs ayant une Carte de la Patrie étaient invités à s'enregistrer au kiosque, et ce faisant se voyaient promettre un accès prioritaire [23] à l'alimentation et à des primes. Ceux dépourvus de la Carte de la Patrie ont connu des sorts variables [19]. Certains étaient encouragés à s'enregistrer dans le système, d'autres y étaient contraints. Et on a dit à quelques-uns qu'ils ne pouvaient pas voter s'ils ne s'inscrivaient pas pour la Carte de la Patrie.

Au même moment, des employés de la campagne d'opposition à Maturín ont rapporté que trois bureaux de vote n'autorisaient pas les citoyens à voter [24] s'ils ne présentaient pas une Carte de la Patrie.

La carte doit servir à pallier l'accès limité à l'argent liquide, l'hyperinflation et la sévère pénurie de produits alimentaires et de médicaments. Mais on peut aussi y voir un élément d'une vaste opération de l’État pour contrôler l'information [25], qu'elle se veuille privée ou publique. Cela comporte aussi des coupures de l'internet, des attaques contre les médias en ligne, et la censure permanente des média [26] qui ne sont pas alignés sur le gouvernement, ainsi que la pénurie de papier, entre autres fournitures.

En août 2018, le politologue Leonard Reyes a analysé dans un fil Twitter quelques-uns des différents types de réactions individuelles à la carte, entre autres l'idée que le système s'effondrerait délibérément en demandant des services :

L'enkystement de cette narco-tyrannie n'est pas basé sur sa capacité à “offrir” des services publics, mais à obtenir un avantage asymétrique de son “dégouvernement” pour rendre le citoyen toujours plus dépendant de l’État et – de plus en plus – soumis au contrôle social.

Victor Drax, de Caracas Chronicles [28], un collectif de médias indépendants, a expliqué ce qu'un système de contrôle, dans le contexte du Venezuela par la Carte de la Patrie, pouvait signifier pour ceux qui s'en servent — et ceux qui ne s'en servent pas :

Remember what we’ve been saying about the carnet de la patria as an instrument of oppression [29]? Reuters just published a thorough investigation about the thing, and it’s so fucking perverse, it’s baffling […] You know what this means? After you get on the system, the State can come directly to you and say “I know your mother needs medicine. I have it, and you’ll only get it if you do what I want.” This is how the State knows what to do when the time comes to exploit us.

Vous vous rappelez ce que nous disions du carnet de la patrie comme instrument d'oppression ? Reuters vient de publier une enquête fouillée sur la chose, et c'est déroutant de perversité. […] Vous savez ce que ça veut dire ? Une fois que vous êtes entré dans le système, l’État peut s'adresser directement à vous et dire “Je sais que votre mère a besoin de médicaments. Je les ai, et vous ne les obtiendrez que si vous faites ce que je veux”. Voici comment l’État sait quoi faire quand le moment vient de nous exploiter.

Une suite d'articles [30] publiés en ligne par des médias nationaux [31] et internationaux [32], tout comme les discussions en ligne [33], continuent à rendre évident que la carte n'est que qu'un maillon d'une longue série d'actes [34] destinés à isoler le pays et à contrôler la population. Il en ressort que ces efforts n'ont pas débuté avec le gouvernement de Nicolás Maduro, et qu'ils s'infiltrent par des voies pas encore tout à fait discernables. Dans cette logique, Drax conclut :

Now you see why Nicolás [Maduro] has been so desperate to get everyone on board [30] with the Fatherland Card [35] […] To say that this tramples over the Constitution is an understatement, especially after 20 years of chavismo. Want to know the best part?

This all came from Hugo Chávez himself.

A présent vous voyez pourquoi Nicolás [Maduro] cherche si désespérément à embarquer tout le monde avec la Carte de la Patrie. […] Dire que ceci piétine la constitution est une litote, surtout après 20 ans de chavisme. Et vous savez la meilleure ?

Tout ceci est venu de Hugo Chávez lui-même.