[Liens en anglais ou en japonais] En 2008 est sorti au Japon le film “Genkai in a Black Company”, qui décrit la vie d'un jeune homme de 26 ans qui tente de gagner sa vie en travaillant dans des conditions épouvantables pour ce qu'on appelle une “black company”. En argot japonais, cette expression désigne les entreprises où les heures de travail sont à rallonge, les conditions de travail effroyables et les salaires piteux. Toutes ces entreprises où les employés sont exploités au-delà de toute limite et qui représentent le dernier recours pour tous ceux qui ne peuvent pas trouver un meilleur emploi. Mais l'entreprise décrite dans le film n'est pas de celles qu'on associe généralement à ce type de conditions de travail rétrogrades et illégales. C'est une entreprise technologique.
Sans surprise, les jeunes Japonais ne se bousculent pas pour travailler dans ce type d'entreprises, qui existent vraiment (le film est inspiré d'une histoire vraie). Que le métier de programmeur soit associé à une forme d'inadaptation sociale dans l'esprit du grand public n'aide pas vraiment les choses, ni que le travail en lui-même soit mal compris et perçu comme ingrat. Le secteur de l'informatique est de plus en plus délaissé par les jeunes, et ce désintérêt est l'une des raisons pour lesquelles le Japon est de moins en moins compétitif dans l'industrie technologique.
Ryo Asai et son chien
Un témoignage personnel
Ryo Asai (@ryoasai74),un programmeur de 37 ans, donne sur son blog “Becoming a Master Programmer” (“Devenir un champion de la programmation”), un point de vue qui vient contraster ce sombre tableau et présente un avis privilégié sur l'état de l'industrie informatique au Japon. Dans son profil, le blogueur explique :
Le métier de programmeur est généralement perçu comme ingrat, stressant et très mal rémunéré, mais j'ai pu noter des changements ces derniers temps. De plus en plus, les développeurs peuvent tirer leur épingle du jeu, partager librement des informations en ligne et participer à des projets collaboratifs à travers des outils communautaires libres de droit. Nous vivons à une époque où on peut se former gratuitement en ligne, une époque vraiment stimulante pour qui aime la programmation. Il est profondément malheureux que tant de gens soient si pessimistes en ce qui concerne l'avenir de l'industrie informatique, tant de gens en particulier pour qui la programmation ne présente aucun attrait. Pourtant, la vérité est que loin de disparaître, l'informatique avance au contraire à une vitesse vertigineuse, ce qui, à mon avis, va créer plus de postes dont pour pourront profiter des informaticiens compétents.
Après sept ans passés chez OGIS-RI, une entreprise japonaise spécialisée dans l'intégration des systèmes, Asai a été récemment recruté par Amazon Japon. Ce premier volet d'une série de deux articles revient sur ce qui l'a motivé à changer d'emploi.
Une passion pour la programmation
Contrairement à ce qui se passe dans une “black company”, l'expérience de Asai en tant qu'ingénieur dans une entreprise technologique japonaise fut positive. Dans un billet publié le 3 octobre dernier sur son blog, il décrit ses conditions de travail chez OGIS-RI comme suit :
Au cours des sept ans que j'ai passés comme ingénieur chez OGIS-RI, j'ai acquis une grande expérience dans différents aspects du métier, de l'architecture système à la modélisation en passant par le développement d'applications sur Java-EE [Enterprise Edition]. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois sur ce blog, mon ambition a toujours été de participer à la conception de systèmes de grande qualité et d'un entretien facile en utilisant la modélisation et les techniques de construction de systèmes d'information orientées objets. Il faut une architecture de grande qualité pour construire et entretenir de tels systèmes, et j'ai toujours cru que de telles architectures aidaient à optimiser les opérations des clients et à accroître leur valeur.
J'ai eu la chance de trouver un poste où j'étais directement impliqué dans le développement d'applications en utilisant des outils standard comme Java EE, Spring [un framework Java], Hibernate [une bibliothèque Java] et des logiciels en Open Source (OSS), construisant ainsi pièce par pièce des frameworks ou cadres d'application réutilisables et applicables à différents projets. Plutôt que d'être séparées l'une de l'autre, l'équipe framework et l'équipe application travaillaient ensemble à l'amélioration progressive des cadres d'application en fonction des besoins et avec des moyens limités. Par-delà l'excitation qu'il y avait à travailler avec de nouvelles technologies, construire des domaines de modélisation pour des instruments financiers complexes, concevoir des techniques pour accélérer le traitement d'un grand nombre de transactions et trouver des moyens d'automatiser les systèmes était un travail passionnant.
De même, comme je l'ai déjà dit sur ce blog, j'ai eu la chance de travailler dans un environnement favorable et épanouissant, entouré de collègues avec qui j'avais d'intéressantes discussions sur la technologie, ce qui est rare dans une entreprise d'intégration de systèmes. J'en suis extrêmement reconnaissant à mes patrons et à mes collègues chez OGIS-RI.
Le plafond de verre de la limite d'âge de 35 ans
Même si son expérience a été positive, à 37 ans Asai a eu la sensation d'atteindre une limite :
En un sens, il m'a été assez difficile de rechercher un autre emploi. Mais ce qui s'est passé, c'est qu'à la fin, à cause de mon âge sans doute – j'ai 37 ans aujourd'hui, dans un secteur où l'âge de départ à la retraite est de 35 ans pour un programmeur –, j'ai commencé à réfléchir aux moyens d'éviter le plafond de verre de la limite d'âge. On avait commencé à me confier moins de travail de codage. Bien sûr, c'était en partie à cause de mes capacités physiques déclinantes, mais j'avais encore très envie de faire de la programmation. Même si je ne pouvais plus comprendre et assimiler les nouvelles technologies aussi rapidement que les jeunes, avec l'expérience j'étais parvenu à perfectionner mes compétences en modélisation et en refactorisation.
Dans un commentaire, il explique davantage sur les origines de la limite d'âge pour les programmeurs au Japon, qui passent ainsi des fonctions techniques à des fonctions managériales ou de consultants, en général vers l'âge de 35 ans :
Je ne pense pas que cette limite d'âge de 35 ans pour les programmeurs existe ailleurs qu'au Japon. A l'étranger, avoir 35 ans n'a rien d'extraordinaire. Seule compte votre capacité à faire le travail ou pas. Et on trouve souvent de jeunes gens qui occupent des positions de cadres. Mais au Japon, de nombreuses entreprises imposent cette limite de 35 ans pour le recrutement des programmeurs, et d'après mon expérience, les jeunes ne sont favorisés que parce que les entreprises peuvent ainsi limiter leurs coûts, ce qui fait que plus on vieillit, moins on a de travail. En d'autres termes, la limite d'âge n'est pas liée à un problème de compétences individuelles, comme on le dirait pour des athlètes, mais à un problème d'organisation et de structure des salaires.
Au final, il s'est retrouvé progressivement mis à l'écart de ce métier qui le passionne :
Cette situation a commencé à m'inquiéter, j'étais progressivement en train de m'éloigner de mon objectif d'être un champion de la programmation, comme l'indique le titre de mon blog. Je suppose que j'aurai pu résoudre ce problème en me persuadant que créer des présentations PowerPoint et des documents Word pour expliquer l'architecture informatique était en un sens de la programmation, mais au fond de moi-même je savais que ce je voulais, c'était créer un IDE [Environnement de Développement Intégré] ou devenir éditeur au quotidien et essayer de perfectionner mes compétences en programmation et améliorer l'environnement de développement.
Amazon Japon
Amazon, me voilà !
Son éloignement de la programmation a fini par convaincre Asai de faire le grand plongeon et de postuler pour un emploi chez Amazon Japon. Sur ses motivations, voilà ce qu'il écrit :
Amazon a peut-être l'image d'une entreprise de services, mais dans la mesure où elle fait de la vente au détail en se servant de la technologie internet, sa position, dans l'industrie de l'intégration des systèmes, est celle des entreprises de services au client. Et ce qu'elle fait peut être assimilé à du développement. La raison pour laquelle j'ai postulé, non pas aux services web d'Amazon (AWS), mais au département de développement des applications qui soutiennent les opérations de vente au détail, le cœur de métier d'Amazon, c'est que je voulais mettre à profit mon expérience dans le développement des applications pour les entreprises.
Je ne peux pas raconter dans le détail mon entretien d'embauche chez Amazon, mais je peux dire qu'elle s'est faite à la manière de la Silicon Valley. Pendant cinq heures, j'ai été soumis à des questions techniques en anglais de la part de programmeurs séniors et juniors d'Amazon sur tous les sujets, des algorithmes aux structures de données. A la fin, j'étais épuisé, à la fois mentalement et physiquement. J'allais tout d'un coup avoir à faire du code pour des algorithmes dans une entreprise comme celle-là, une tâche difficile pour moi, en partie parce que mon anglais est très mauvais, mais en partie aussi parce que je ne suis pas diplômé en informatique et n'ai pas suffisamment étudié les fondamentaux du métier.
J'ai postulé [chez Amazon] parce que je pensais que je n'avais rien à perdre. Maintenant qu'on m'a donné ma chance, je veux en profiter au maximum et faire de mon mieux pour devenir l'un des experts en programmation qui contribuent au succès d'Amazon grâce aux outils techniques.
Une autre perte pour le Japon
Dans les commentaires, les internautes félicitent Asai et font part de leur réflexions :
C'est quelque chose qui arrive à tous les programmeurs, je présume. Le fossé entre son désir de continuer à faire de la programmation au-delà de la limite d'âge de 35 ans et les réalités du marché du travail est source d'inquiétude.
Félicitations ! Je suis vraiment impressionné – même s'il ne m'appartient pas de le dire, j'ai l'impression qu'il y avait une force invisible qui vous a conduit vers ce nouvel emploi.
Je suis impressionné par les gens de plus de 35 ans qui peuvent changer d'emploi comme ça. Ça a dû être beaucoup de travail. Maintenant je voudrais suivre votre exemple.
C'est junkcollector qui a tiré les enseignements de cette histoire :
こうして優秀な人材を失っていく日本企業。昔のように残ってはくれない。
Les entreprises japonaises sont en train de perdre leurs talents en informatiques. Ce n'est plus comme avant, les gens sont de moins en moins patients.
Le second volet de cet article en deux parties décrit les premières semaines d'Asai chez Amazon, en particulier les défis auxquels il fait face pour s'adapter à cette culture d'entreprise différente.