Ecrire une critique d'un livre imaginaire est une forme de pseudépigraphe. Le célèbre écrivain argentin Jorge Luis Borges, qui a magnifiquement popularisé cette forme artistique, a écrit ces lignes fameuses dans l'introduction au recueil Le jardin aux sentiers qui bifurquent (Fictions, 1941) :
Délire laborieux et appauvrissant que de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l'on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire. […] Plus raisonnable, plus incapable,plus paresseux, j'ai préféré écrire des notes sur des livres imaginaires […].
Ce genre de critique littéraire se fraye aussi un chemin en Chine. En 2010, Critique de livres imaginaires [en chinois], un recueil de critiques fictives, a été publié par la maison d'édition de la Librairie de Shanghai. Ce sont des commentaires amusants sur une vaste gamme de sujets, des problèmes de la société chinoise contemporaine à la littérature et aux arts. Voici un extrait de la critique de L'Art de traverser la rue:
L'Art de traverser la rue est en fait un livre sur la pratique des règles cachées de la société chinoise et le monde du commerce pour les étrangers (laowai) vivant en Chine. Le livre se compose des chapitres suivants : chapitre 1: Vous ne pouvez pas ignorer les feux de circulation – comment éviter les fautes de principes ; chapitre 2: Quand vous pouvez ignorer les feux de circulation – saisir avec souplesse les mesures et réglementations ; chapitre 3: Regarder les voitures est plus important que regarder les feux de circulation – comprendre et appliquer les ‘règles cachées’ ; chapitre 4: La police ne peut pas gérer de trop nombreux contrevenants – décider de son degré d'audace ; chapitre 5: Pouvoir passer au rouge aujourd'hui ne signifie pas que vous pourrez faire de même demain – comprendre les changements rapides dans la réglementation chinoise.
Si l'auteur rappelle au parvenu qu'il n'a pas besoin de se métamorphoser, il n'en propose pas moins quantité de conseils pratiques à ceux qui éprouvent un besoin impérieux d'améliorer leur image et leur goût. Il commence par le b.a.ba, l'hygiène personnelle et environnementale et le savoir-vivre. ‘Si vous voulez qu'on vous respecte,’ écrit-il, ‘vous ne devez pas être trop désagréables avec les serveurs dans les restaurants et hôtels. Etre impoli avec le personnel de service est un comportement caractéristique du parvenu grossier. Pour ceux qui veulent cultiver leurs goûts, il donne une liste des plus célèbres écrivains, musiciens et autres célébrités culturelles. Le livre aborde aussi brièvement la finance, l'assurance et les dons caritatifs.
L'auteur de ces critiques de livres imaginaires, Bimuyu, est un auteur chinois de fictions, essais et critiques littéraires. Outre son blog, il tient aussi le site internet Duxieren, un agrégateur de critiques littéraires et analyses des suppléments consacrés aux livres des principaux journaux chinois. En 2010, Duxieren a été honoré du Prix du Travailleur Modèle par le site anglophone chinois Danwei.
Bimuyu a aussi dessiné des couvertures pour les livres imaginaires qu'il analyse :
Si une critique normale de livre implique un degré d'abstraction, celui réclamé par un livre imaginaire est doublé. Et une critique de ces critiques de livres imaginaires ? Il a tracé un parallèle avec le monde à niveaux multiples du film Inception:
Premier niveau : les livres réels et imaginaires ; deuxième niveau : Critique de livres imaginaires, qui analyse ces livres ; troisième niveau : une critique de Critique de Critique de livres imaginaires; si je ne me trompe, ce billet de blog est le quatrième niveau ; et vous êtes le bienvenu pour laisser un message sur ce billet, afin d'entrer dans le cinquième niveau (le gyroscope continue à tourner…)
Ce mois-ci, Bimuyu nous fait connaître deux récents entretiens avec les média sur les idées qui animent ses critiques de livres imaginaires, et sur la lecture et l'écriture en général. En voici des extraits.
Qu'est-ce qui vous motive à écrire ces critiques de livres imaginaires ?
Au début, je ne pensais pas écrire des critiques de livres. Mon souhait est d'écrire un roman. Mais je n'avance pas de façon satisfaisante. Après avoir commencé à bloguer, un jour j'ai soudain voulu écrire de fausses critiques de livres pour m'amuser. Ce genre littéraire n'est pas de mon invention. Jorge Luis Borges, Umberto Eco et même Woody Allen ont tous écrit dans ce genre. Pour commencer, j'ai écrit des critiques de livres imaginaires comme si c'était des romans. Un des aspects des romans, c'est qu'ils sont de la fiction, il en résulte que les critiques de livres imaginaires peuvent aussi être comptées comme des romans, même si les personnages principaux sont des livres et non des personnes. Une autre raison pour moi d'écrire des critiques de livres fictifs est que j'ai lu des traductions chinoises de critiques littéraires d'Europe et d'Amérique. Je trouve que les traductions de phrases anglaises complexes dopées aux expressions chinoises sont très intellectuelles, et ça me plaît. Dans mes critiques de livres, j'imite fréquemment ce style. Je traite donc mon écriture de critiques de livres comme un exercice de style. Comme mes critiques ont peu à peu gagné de l'influence, des éditeurs de magazines littéraires m'ont invité à écrire pour eux. Voilà comment je me suis mis à écrire de véritables critiques littéraires et acquis le titre de ‘critique littéraire’. Mais au fond de moi, je suis romancier.
Est-il plus facile d'écrire des critiques de livres réels ou imaginaires ?
Ce sont deux choses différentes. Ecrire des critiques de livres réels implique une responsabilité envers les lecteurs, car ils se fient à vos critiques pour choisir et acheter les livres. Les critiques de livres réels supposent aussi de se conformer à certains formats, par exemple, donner l'essentiel du contenu et une information sur l'auteur. Mais les ‘critiques de livres imaginaires’ sont de la fiction, et donnent plus de liberté en termes de formats. A strictement parler, certaines de mes critiques fictives ne suivent pas les exigences des critiques littéraires convenables, mais je ne m'en soucie pas.
Faut-il écrire des critiques de livres par métier ou par intérêt ?
En ce qui me concerne, j'écris des critiques de livres quand ça m'intéresse. J'en écrirai une si je tombe sur un livre intéressant. Je ne me soucie pas particulièrement de savoir si elle sera publiée sur mon blog ou dans un magazine, si elle sera payée ou non. Si je trouve un livre inintéressant, je n'écrirai rien dessus même si on me paie. Il me paraît difficile de compter sur l'écriture de critiques de livres comme source (principale) de revenus. Lire un livre prend du temps. La rémunération pour les critiques de livres n'est pas particulièrement élevée non plus. La rentabilité n'est pas attractive. Si votre principal motif est le revenu, mieux vaut trouver une meilleure source.
Je n'y ai pas réfléchi sérieusement. Je n'ai pas de réponse complète mais je peux proposer des éléments. Par exemple, n’oubliez pas de donner un résumé du livre et quelques informations sur l'auteur en écrivant une critique de livre, parce que des lecteurs peuvent ne pas être familiers du livre. Certains articles ne contiennent que des critiques du livre, sans qu'on sache une fois lus de quoi parle le livre ni à quoi ressemble son auteur. Ensuite, je pense que les critiques de livres devraient équilibrer convenablement leur ton et attitude. Ils ne devraient ni encenser ni déprécier l'auteur. Même si le livre est écrit par un maître, votre ton ne devrait pas être trop adulateur quand vous écrivez un commentaire. Vous devriez vous placer sur un pied d'égalité, ni arrogant ni humble, et écrire la critique de façon aussi objective et complète que possible. Troisièmement, je pense que les critiques de livres devraient être écrites de façon attrayante, et pas avec des platitudes comme ‘aujourd'hui j'ai un lu un bon livre’. A cet égard, les critiques de livres sont meilleures en Europe et en Amérique, elles y sont intelligentes et spirituelles, un style en soi. Finalement, ça peut sembler drôle, mais je devrais dire : si vous devez écrire une critique de livre, faites-le après avoir lu le livre en entier, autant que possible.
La traduction en français de la citation de Borges est de P. Verdevoye, copyright Gallimard.