Ruben Abrahamian, le gagnant du premier concours du « Nez le plus arménien » — et l'unique participant de sexe masculin — raconte qu'il a encore de la peine pour celle qui est arrivée deuxième. « Elle était très belle, mais son gros nez abîmait son physique », dit Abrahamian, qui est journaliste et professeur à l'université de Erevan. Lui-même s'est inscrit au concours parce que son nez, à la suite d'un traumatisme, le gênait pour respirer, et il est content du résultat. Ce qui ne l'empêche pas de déclarer: « J'aurais bien changé de place avec elle pour qu'elle ait un plus joli nez. Dans mon cas, ce n'était qu'une intervention médicale, alors qu'elle, elle aurait été mieux avec un nez plus petit. »
Statue du compositeur de l'époque soviétique Arno Babadjanian, célèbre pour son nez typiquement arménien, sur fond de drapeau arménien. Photo: Iris Molenaar pour Eurasianet.
Cet article a été publié initialement [en anglais] sur le site de notre partenaire Eurasia.org [en anglais]. Il est signé Iris Molenaar [en anglais]. Nous le reproduisons avec leur autorisation.
Le nez arménien est un objet de fierté nationale, parfois comparé aux imposants massifs montagneux du pays: comme eux, il est grand, fier et pur.
Mais ce qui fait joli dans le paysage ne coïncide pas forcément avec les canons de beauté globalisés actuels. Et il est de plus en plus fréquent que les Arméniens — surtout les jeunes femmes — aient recours à la rhinoplastie dans leurs tentatives de s'approcher d'un idéal occidental fantasmé.
« Notre pays veut s'occidentaliser, et cela se ressent aussi dans les canons de beauté, explique Kristina Grigorian, qui pratique la chirurgie plastique à Erevan depuis seize ans. Nous sommes toujours fiers d'être arméniens, mais plus autant de nos caractéristiques physiques. »
Il n'existe pas en Arménie de statistiques officielles à ce sujet, mais les faits montrent que cette procédure chirurgicale est de plus en plus populaire : la clinique Grigorian pratique environ 500 rhinoplasties chaque année, un chiffre en nette augmentation puisqu'il était de 150 à 200 opérations il y a cinq ans. Mme Grigorian fait aussi remarquer que les cliniques sont de plus en plus nombreuses à proposer cette opération.
Au contraire du nez arménien, qui existe depuis fort longtemps, la rhinoplastie arménienne est une innovation récente. En Union soviétique, la chirurgie plastique se limitait à la reconstruction. A la suite du violent tremblement de terre de 1988 en Arménie, la demande en chirurgie plastique reconstructrice a beaucoup augmenté. Les médecins ont ensuite mis leur expertise à profit dans des entreprises de chirurgie plastique cosmétique. « C'est ainsi que la chirurgie plastique a commencé à se développer en Arménie, raconte Karen Daniélian, chirurgien plastique à Erevan. Aujourd’hui, la rhinoplastie est la spécialité de chirurgie plastique la plus répandue en Arménie. Trois opérations sur quatre sont des rhinoplasties. »
Le Dr Daniélian est l'un des pionniers de la rhinoplastie en Arménie : en 2002, il a organisé le concours du « Nez le plus arménien », dont le premier prix était… une opération du nez gratuite, effectuée par le docteur lui-même. Il s'agissait alors d'un « coup de pub » pour attirer les clients. Aujourd'hui, plus besoin de faire de la pub pour la rhinoplastie. Selon ses estimations, le docteur en pratique environ 1.500 par an, mais ce chiffre est fortement dépendant des cycles économiques.
« Si la situation [économique] est défavorable, le nombre d'opérations chute ; dans le cas contraire, leur quantité augmente », dit-il. La crise économique récente a porté un coup au business. Le docteur déclare : « La période actuelle n'est pas idéale pour l'Arménie. La situation économique n'est pas terrible, du coup peu de gens se font opérer. »
Mais les Arméniens d'Arménie ne sont pas les seuls à se faire opérer du nez. Les infrastructures développées et les prix compétitifs (comparés aux tarifs occidentaux) ont favorisé un boom du tourisme médical, avec une forte demande en chirurgie plastique. Selon Raffi Elliot, directeur général et fondateur de l'agence de voyages à but médical gettreated.co, l'écrasante majorité des clients issus de la diaspora arménienne vient pour une rhinoplastie.
Le fait qu'il existe, dans une nation où le sentiment de fierté et d'identité nationale est si fort, une mode consistant à rendre un « nez arménien » moins arménien peut sembler paradoxal. Le Dr Daniélian, lui-même doté d'un nez modeste, affirme qu'aujourd'hui les gens sont davantage enclins à choisir un nez qui ira avec les traits de leur visage qu'à se contenter de copier le nez typiquement slave, petit et bossué. Quoi qu'il en soit, on continue à lui demander le nez d'Angelina Jolie, la star la plus populaire en matière de rhinosplastie.
La chirurgie plastique du nez devenant plus accessible, mieux tolérée et plus à la mode, y a-t-il un risque de voir disparaître le « nez arménien »? La question fait rire le Dr Daniélian, à qui elle rappelle celle d'un patient: « Si je me fais redresser le nez, est-ce que mon futur enfant aura le même ? »
La rhinoplastie ne modifie évidemment pas les gènes, ce qui fait que ces caractéristiques ne risquent pas de changer, explique-t-il.
M. Elliot, le tour-opérateur médical, exprime lui aussi un grand respect pour ce signe distinctif : « J'aime le nez arménien. Il donne du caractère. »
Cette tendance a même ses supportrices arméniennes : la chanteuse pop Silva Hakobyan a démenti [en anglais] la rumeur des tabloïds prétendant qu'elle allait se faire refaire le nez, qu'elle a typiquement arménien, et se dit très fière de ses caractéristiques naturelles.
Selon le Dr Daniélian, les femmes sont encore nombreuses à s'inquiéter qu'un type trop arménien leur porte préjudice dans leur recherche d'un époux, et il ajoute que la principale raison invoquée par ses patientes pour se faire opérer est le désir de trouver un partenaire. « Une femme avec un grand nez ne trouvera pas de mari. Et une femme qui ne se marie pas, ça ne va pas », explique-t-il.