Quelles leçons retenir des événements égyptiens [en français] pour la prochaine dictature qui tombera? Le romancier et commentateur politique Yang Hengjun [en anglais] répond à la question dans un billet daté du 12 février [en chinois] truffé de sous-entendus, comme le veut la tradition littéraire chinoise : “Adieu, Moubarak !” :
Nous pouvons aujourd'hui rayer un nouveau nom de la liste. Suite à la démission du président sous la pression du peuple après trente années de pouvoir, “l'ère Moubarak” est terminée. Bien que mon cœur ait accompagné ces Egyptiens dans les rues durant ces nombreux jours passés, ma “connaissance du monde” m'empêche d'éprouver une haine plus importante pour ce nom “Moubarak”, et je me sens même un peu découragé : l’Égypte peut-elle réellement aller de l'avant sans Moubarak ? L’Égypte et Moubarak ne font-ils pas qu'un?
L’Égypte, Moubarak, les momies, du moins pour les gens de mon âge, il n'existe aucun moyen de les séparer. La réalité que nous percevons, qui nous empêche de réviser notre jugement, et les “faits” que Moubarak a lui-même inventés nous disent ceci : ce nom, “Moubarak”, a été capable de maintenir stables les régions agitées du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord durant une période relativement longue. Sous le règne de Moubarak, l’Égypte a connu des périodes de croissance économique extrêmement rapide, et, encore mieux, le gouvernement Moubarak était l'un des régimes les plus laïcs de la région. C'est lui qui a nourri et logé le peuple égyptien, et a modelé leur perception de cette nation ancienne.
L’Égypte, comme l'Irak et de nombreux pays est-asiatiques, berceaux de l'humanité, sont les états-civilisations les plus anciens de l'Histoire. Les idéaux démocratiques modernes se sont heurtés dans ces pays à l'opiniâtreté de “l'ancienne civilisation”, ce qui explique pourquoi ce sont les derniers sur la planète à se démocratiser. Tu aurais pourtant pu saisir ta chance, Moubarak, de commencer ce processus. Et tu aurais dû savoir que la grande vague de démocratisation peut, au mieux, être retardée de quelques jours, mais ne peut absolument pas être empêchée plus longtemps. Pourquoi donc, au cours de tes trente longues années de pouvoir, n'as-tu jamais changé d'orientation, écouté le bon conseil, et utilisé ton autorité pour collaborer avec le peuple et indiquer la voie d'un nouveau printemps pour ton ancienne civilisation? Pourquoi as-tu aveuglément empêché cela, résistant, refusant absolument les réformes, qui n'auraient pas seulement amené l’Égypte vers une nouvelle ère, mais aussi offert une porte de sortie ? Cela valait-il la peine d'être rejeté et forcé à la démission?
Moubarak a jadis promis d'apporter aux Egyptiens la gloire et des rêves plus grands ; s'il n'avait pas été obligé de quitter le pouvoir comme il l'a été, malgré le pouvoir absolu qu'il a détenu durant trente ans, il aurait toujours pu passer ses dernières années à mettre en place des réformes politiques. S'il avait suivi la volonté populaire et saisi l'opportunité d'écouter les bons conseils, il n'aurait pas seulement quitté la politique sur une note positive, il aurait même pu être considéré comme un saint par le peuple égyptien reconnaissant, à l'instar des Américains pour George Washington. Mais désormais il n'y a aucun espoir, sa plus grande erreur ayant été d'oublier ce que Dwight Eisenhower nous a un jour dit : si tout ce que souhaitent les gens c'est d'être nourris et logés, alors ils feraient aussi bien d'aller en prison.
Pour être honnête, étant donnée ma connaissance limitée du monde, je ne vois pas l'économie égyptienne aujourd'hui continuer à croître au même rythme que sous ton règne, ou que le système politique sera plus stable, ou que la société sera plus “harmonieuse” – à la fois ta raison et ton excuse longtemps avancées pour ne pas céder le pouvoir au peuple afin de mettre en place des réformes, et aussi les motivations principales des Etats-Unis pour te soutenir – cependant, si tu avais, par exemple, utilisé un minimum de ta connaissance de l'Histoire, alors tu aurais clairement compris que, malgré la douleur et les tourments qu'elle a connus, l’Égypte, à partir de ce jour, ne retournera jamais à “l'ère Moubarak”, de même que le peuple réalisera peu à peu que le chaos qui accompagne une transition démocratique n'est pas le résultat de ton départ, mais plutôt la conséquence de ton règne trop long ! Adieu Moubarak!
Alors que j'étais encore étudiant, j'ai passé du temps à rechercher et à conter comment tu as dirigé ton peuple, les as menés à la guerre, as pourvu à ses besoins de base, as adapté tes propres méthodes aux particularités égyptiennes pour bâtir une société harmonieuse. A présent, c'est mon fils qui est à l'université et lui aussi étudie ta méthode. Mais aujourd'hui le peuple égyptien s'est finalement levé et t'a donné, et bien sûr au monde entier, la plus importante leçon jusqu'ici sur la manière de diriger un pays : les régimes illégitimes finissent illégitimes, peu importe le nombre impressionnant de raisons que tu avances, peu importe comment tu enjôlives les choses, peu importe la taille de ton armée. Pour toi, vieux camarade, cette classe semble être ta dernière. Mais pour ceux qui détiennent les pleins pouvoirs sur un petit nombre de pays dans le monde, l'école n'est pas finie. J'espère vraiment que tu auras l'opportunité de discuter de tout ce que tu as appris dans cette classe, et peut-être que tu laisseras quelque chose d'utile derrière toi dans ce monde.
En tout juste 18 jours, le peuple a pris la rue, et la situation a soudain changé. Durant cette période, tu dois avoir hésité, et t'être inquiété, voire avoir considéré donner l'ordre de tirer sur les manifestants. A la fin, tout ce que tu demandais au peuple était plus de temps, même quelques mois. Certains disent que tu espérais utiliser ce temps pour préparer ta fuite, en transférant ta famille et le butin des groupes d'intérêt corrompus que tu protèges, préparant un atterrissage en douceur lors du transfert du pouvoir. Mais je vois une autre image, tu pourrais dire un fantasme : celle d'un homme octogénaire, passant les derniers jours à lutter pour conserver le pouvoir, peut-être parce que tu as soudain compris la vérité, et que désormais tu as des regrets ? Alors, t'accrochant au vestige de ton autorité, tu fais une dernière petite chose pour ton peuple, et leur rends leur liberté et leur droit à des élections libres. Mais aussi une dernière petite chose pour toi : ayant permis au peuple de rêver, tu pars avec les honneurs, voire gagnant une place dans l'histoire ?
Mais maintenant il est trop tard ! Tu as eu trente années pleines, pourtant tu n'as donné au peuple égyptien aucune chance, et désormais, il ne t'en donnera aucune, même un seul jour, tu ne le mérites pas.
Puisque tu as démissionné, il semble que la Saint-Valentin ait été en avance cette année, rappelant à certaines personnes vivant dans ce pays qui sent la momie, que chacun de nous a un rendez-vous amoureux, avec la liberté, la démocratie, et une meilleure vie.