La Turquie bride les réseaux sociaux, une plateforme après l'autre

Une rue d'Istanbul avec une ligne de tram, une route où circulent des taxis, et un large trottoir.

Un tramway Alstom de la ligne T1 à Istanbul, traversant le pont Galata en direction du nord, le 5 décembre 2013. Photo de Mark Ahsmann via Wikimedia Commons, sous licence CC BY-SA 3.0.

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Quand le président turc Recip Erdoğan est devenu grand-père pour la quatrième fois, sa fille et son beau-fils (alors ministre des Finances) ont annoncé la naissance de leur enfant sur Twitter.

En plus des tweets de célébration de la part des partisans du Parti de la Justice et du Développement (AKP) d'Erdoğan, le couple a aussi reçu des insultes.

Les tweets ont été effacés par la suite et les comptes supprimés. Mais ces insultes ont renouvelé la détermination d'Erdoğan à finaliser la législation concernant la centralisation du contrôle des plateformes de réseaux sociaux en Turquie.

« Comprenez-vous pourquoi nous sommes contre les réseaux sociaux comme YouTube, Twitter et Netflix ? Pour éradiquer une telle immoralité ­» a expliqué le président Erdoğan à des membres de l'AKP durant une allocution télévisée, en se référant aux tweets accusés d'être injurieux.

« Ces plateformes ne sont pas adaptées à ce pays. Nous voulons bannir ces plateformes, les mettre sous contrôle ­», a expliqué Erdoğan.

La loi a vu le jour avec la même célérité appliquée à l'emprisonnement des utilisateurs de réseaux sociaux accusés d'insultes.

Adoptée en juillet 2020 et rendue effective le 1er octobre 2020 la nouvelle loi sur les réseaux sociaux (Loi sur la régulation des publications sur internet et répression des crimes commis par le biais de ces publications) met en place une série d’exigences qui auront un fort impact sur les droits numériques et la liberté d'expression en Turquie.

Les réseaux sociaux devront avoir un bureau en Turquie et leurs représentants seront tenus pour responsables devant la loi. La bande passante de ceux qui refuseront d'ouvrir un bureau en Turquie sera réduite de 90 %. Les réseaux sociaux devront conserver les données des utilisateurs en Turquie. Les sociétés devront réaliser un rapport sur leurs activités tous les six mois, faut de quoi elles s'exposent à une amende allant jusqu'à 10 millions de lires (1,3 millions de dollars US).

Un an après la restauration de l'accès à Wikipédia en Turquie, le pays est aux prises avec de nouvelles restrictions.

Même si les sociétés n'ont pas obtempéré au début, de récentes amendes ont forcé plusieurs géants des réseaux sociaux à céder, dont TikTok, qui fait partie de la dernière vague de mise en conformité avec cette loi.

Comment cela a commencé

En avril 2020, Human Rights Watch a signalé que la loi sur les réseaux sociaux était insérée dans un projet de loi au sujet de mesures économiques pour répondre au COVID-19 :

The draft law, circulated April 9, stipulates that all platforms accessed by over 1 million users daily must appoint a legal representative in Turkey on whom courts can serve orders to take down content or block access to accounts. Any platform that refuses would see its bandwidth reduced by 50 and then 95%, rendering the platform unusable in Turkey.

Le projet de loi, diffusé le 9 avril, stipulait que toutes les plateformes visitées par plus d'un million d'utilisateurs quotidiennement devaient nommer un représentant légal en Turquie à qui les tribunaux pourraient ordonner de supprimer des contenus ou de bloquer l'accès à des comptes. Les plateformes qui refuseraient verraient leur bande passante réduite de 50 puis de 95 %, rendant la plateforme inutilisable en Turquie.

Ces propositions d'amendement ont été temporairement retirées.

Mais il y a mois, le palais présidentiel turc a publié a guide de 161 pages à propos des réseaux sociaux [tr ; pdf], sous le nom de Fahrettin Altun, le chef des médias et de la communication, qui conseillait directement de « commencer le contrôle centralisé du domaine numérique ».

Fahrettin Altun considère que les réseaux sociaux sont devenus un « risque vital » pour les citoyens turcs, que la numérisation effrénée met en danger et qui bénéficieront donc de la centralisation gouvernementale du contrôle des espaces numériques.

Des journalistes et des défenseurs des libertés sur internet décrivent le guide des réseaux sociaux comme un outil de censure.

« Ce guide était une étape dans l'établissement d'un contrôle gouvernemental sur Twitter et d'autres plateformes » explique Fatih Polat, rédacteur en chef du journal d'opposition Evrensel, dans une interview accordée à la Deutsche Welle (DW).

Le fondateur du réseau turc de vérification des faits Teyit, Gulin Cavus, également interrogé par DW, a déclaré que la menace de désinformation en ligne ne venait pas des citoyens turcs, comme l'affirme le guide, mais plutôt des agences gouvernementales qui sont « consciemment engagées dans des actions de manipulation ».

Comment cela se passe

En novembre 2020, la Turquie a condamné Facebook, Twitter et YouTube à un total de 1,18 million de dollars d'amende pour avoir refusé de se conformer à la nouvelle loi sur les réseaux sociaux.

Le mois suivant, l'Autorité des technologies de communication et d'information turque (BTK) a infligé aux plateformes une nouvelle pénalité de 30 millions de lires turques (3,8 millions de dollars) chacune, parce qu'elles n'avaient pas engagé de représentant local.

Les amendes ont fonctionné. YouTube, Instagram et TikTok ont été parmi les premières sociétés à nommer un représentant légal.

Facebook a aussi annoncé le 18 janvier 2021 l'ouverture prochaine d'un bureau local. En janvier dernier, Facebook a aussi annoncé sa décision de nommer un représentant local en Turquie, en accord avec la nouvelle réglementation.

Facebook a déclaré dans un communiqué :

We have been closely following developments on Turkey’s recently amended Internet Law No. 5651 which stipulates new requirements for social media platforms. Like other companies, we have decided to begin the process of appointing a legal entity as a local representative in compliance with the law, while also recognizing how important it is for our platform to be a place where users can exercise their freedom of expression.

This decision does not change Facebook’s Community Standards, nor the global process for reviewing government requests, and we will withdraw the representative if we face pressure on either. We will continue to review and evaluate government requests in accordance with these policies, including our commitments as a Global Network Initiative member, and under the UN Guiding Principles on Business and Human Rights. We will continue to report details of the content we restrict, in line with our existing transparency processes.

Nous avons suivi de près la loi sur Internet n°5651 récemment amendée en Turquie, qui stipule de nouvelles exigences pour les plateformes de réseaux sociaux. Comme d'autres sociétés, nous avons décidé de commencer la procédure visant à nommer une entité légale comme représentant local en accord avec la loi, même si nous reconnaissons à quel point il est important pour notre plateforme d'être un espace où nos utilisateurs peuvent exercer leur liberté d'expression.

Cette décision ne change pas les Standards de la Communauté de Facebook, ni le processus d'évaluation des requêtes gouvernementales, qui s'applique au niveau mondial. Nous retirerons notre représentant si nous faisons face à des pressions concernant ces pratiques. Nous continuerons à traiter et à évaluer les requêtes gouvernementales en accord avec cette politique, dont notre engagement comme membre de la Global Network Initiative, et selon les principes directeurs de l'ONU pour les entreprises et les droits humains [fr]. Nous continuerons à rapporter les détails des contenus que nous retirons, selon notre processus de transparence actuellement en place.

TikTok a déclaré :

TikTok is a powerful platform that gives voice to diverse communities, and we remain focused on providing people in Turkey the opportunity to express themselves creatively through video, from sharing unique cooking skills to easy tutorials on drawing. We're also committed to respecting local laws in the markets in which we operate, even when we disagree with them. As such, we will comply with the requirements of the law — establishing a local legal entity and providing a local point of contact to the Government in Turkey as a next step to compliance – while we maintain our commitment to the freedom of expression that is fundamental to the creativity that thrives in our community.

TikTok est une plateforme puissante, qui permet à diverses communautés de s'exprimer. Nous restons focalisés sur l'objectif de donner l'opportunité aux utilisateurs en Turquie de s'exprimer de manière créative à travers des vidéos, du partage de leur talent culinaire unique aux tutoriels faciles de dessin. Nous nous engageons donc à respecter les réglementations locales dans les pays où nous opérons, même si nous sommes en désaccord avec elles. Ainsi, nous céderons aux exigences de la loi qui impose d'établir une entité légale locale et de fournir un point de contact au gouvernement turc dans un second temps, même si nous conservons notre engagement pour la liberté d'expression qui est fondamentale pour que la créativité de notre communauté s'épanouisse.

En représailles contre les sociétés qui refusent de céder, l'Autorité des technologies de communication et d'information turque (BTK) a banni les publicités en ligne de Twitter, Periscope et Pinterest, dans une décision publiée [pdf] au Journal officiel du 19 janvier.

Ce changement aura probablement un impact sur les moyens de subsistance de beaucoup de gens en Turquie, à un moment où le pays fait face à des défis économiques à cause de la pandémie.

En attendant, le fait que YouTube, Facebook, TikTok et d'autres plateformes cèdent constitue un « mauvais précédent qui rendra l'opposition plus difficile pour d'autres sociétés » explique Electronic Frontier Foundation (EFF). EFF est tout particulièrement critique de la décision de YouTube de se conformer à la législation, au vu des tentatives passées du gouvernement turc pour contrôler la plateforme.

Les autorités turques disent que cette loi est semblable à la NetzDG de l'Allemagne. Mais les experts ne sont pas de cet avis. Emma Sinclair-Webb, experte de Human Rights Watch sur la Turquie, explique que contrairement à la Turquie, l'Allemagne a « une claire séparation des pouvoirs et une justice indépendante ».

Selon Engelliweb, un site qui recense le contenu censuré, depuis octobre 2020, au moins 450 000 domaines, 140 000 URL et 42 000 tweets ont été bloqués en Turquie.

En janvier 2021, l'International Press Institute (IPI) a fait paraître une déclaration appelant la Turquie à retirer la nouvelle loi et à annuler les pénalités imposées.

Comme l'a déclaré le coordinateur du programme de l'IPI en Turquie, Renan Akyavas :

This law and its penalties threaten the removal of critical voices, including journalists who have been driven from mainstream media, from social media via content removal or self-censorship. Turkey must withdraw this law and all penalties on social media companies issued under it. This law represents a serious expansion of digital censorship and threatens a last bastion for journalists and critical public discussion.

 Cette loi et ses pénalités menacent de supprimer toute voix critique des réseaux sociaux, entre autres celles des journalistes exclus des médias traditionnels, via la suppression de contenu ou l'auto-censure. La Turquie doit retirer cette loi et toutes les pénalités infligées aux réseaux sociaux. Cette loi étend dangereusement la censure numérique et menace le dernier bastion des journalistes et de la discussion publique critique.

Mais les autorités d'Ankara n'ont pour le moment pas cédé d'un pouce.

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