[Billet d'origine publié le 15 février 2016]
Un spectacle politique de marionnettes, programmé par erreur comme activité pour enfants, s'est soldé par l'emprisonnement des deux marionnettistes, le licenciement des programmateurs des festivités de Madrid et une plainte pour forfaiture contre le juge et le procureur chargés de l'affaire.
Il y a quelques jours, dans le cadre du Carnaval, la Mairie de Madrid a programmé un spectacle de marionnettes pour enfants. Une erreur semble avoir été commise par les programmateurs, qui ont ensuite reconnu n'avoir pas vu la pièce, l'histoire n'étant pas appropriée pour les enfants. De fait, la pièce, intitulée «La boussole et don Cristobal» est une satire politique crée par le groupe Títeres desde abajo (marionnettistes du bas NDT) pour un public adulte.
Certains spectacteurs, désagréablement surpris par le spectacle, ont interpellé les marionnettistes et ont critiqué la violence de certaines scènes. Le journal en ligne eldiario.es a contacté une des mères qui a assisté au spectacle. Voici son récit:
(Les artistes) ont prévenu que la pièce était anti-pédagogique, qu'elle contenait des actes cruels, immoraux et irrévérencieux (…) On n'a pas bien compris l'humour, mais je n'ai jamais pensé qu'il s'agissait de provocation, ni d'apologie du terrorisme. Cela faisait partie de l'intrigue (…) Les enfants ne se sont rendus compte de rien, la pièce était inintelligible.
Dans l'histoire, un policier corrompu profite de l'inconscience de l'héroïne pour placer à côté d'elle une pancarte «Gora Alka-ETA» (un mélange de «Gora ETA» (“vive ETA” NDT) et Al-Qaeda) pour pouvoir ainsi l'accuser faussement de terrorisme. Cette pancarte a suffi au parquet de l'Audience Nationale pour demander la mise den détention des marionnettistes Raúl García et Alfonso Lázaro, les accusant d'«apologie du terrorisme et de délit commis lors de l'exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques». Le juge Ismael Moreno a décrété la prison sans caution dans un arrêt qualifié de «délirant» et «surréaliste» par les internautes, les commentateurs politiques et secteurs progressistes de la Justice. Gerardo Tecé, populaire twitteur, dans un article pour le site ctxt, affirme :
(…) le juge Ismael Moreno accuse les deux détenus de délits qui se produisent dans la fiction, en omettant qu'il s'agit d'une pièce de théâtre satirique ! En suivant ce raisonnement juridique, Francis Ford Coppola pourrait être accusé des crimes montrés dans “le Parrain”.
Alors que la presse traditionnelle critiquait le spectacle et insistait sur les torts soi-disant causés aux enfants, la presse en ligne et les réseaux sociaux ont défendu la liberté d'expression et critiqué l'inculpation d'artistes pour des délits fictifs contenus dans leur spectacle.
La page «Libertad titiriteros» (liberté marionnettistes) a été créée, suivie par 23 000 abonnés en quelques jours. De nombreux internautes y ont posté des photos avec des pancartes et des jeux de mots, en ironisant sur la pancarte qui a conduit les marionnettistes en prison. Bien que Facebook ait bloqué cette page le jeudi 11, des captures d'écran circulent sur internet :
Sur Twitter, des centaines d'internautes ont protesté contre l'arrestation arbitraire avec différents mots-dièses comme #LibertadTitiriteros, #palabrasconeta ou #ficciónSinFianza
Les acteurs qui ont joué des rôles de nazis faisaient l'apologie du nazisme? Sérieusement, c'est le niveau auquel nous sommes arrivés dans ce pays? #LibertadTitiriteros
— GeekIndignado (@GeekIndignado) February 6, 2016
Les acteurs qui ont joué des rôles de nazis faisaient l'apologie du nazisme? Sérieusement, c'est le niveau auquel nous sommes arrivés dans ce pays ?
Voici des images du chef de la cellule terroriste:#ficciónSinFianza pic.twitter.com/3NnXydI7CB
— ElNota Lebowski (@elNota_Lebowski) February 10, 2016
Voici des images du chef de la cellule terroriste
D'autres rappelaient entre les lignes que les enfants sont exposés à d'autres spectacles beaucoup plus violents qui n'ont rien à voir avec les marionnettes :
Voyons comment Carmena se débrouillera à Pâques pour qu'on ne detiennent pas ceux qui clouent une croix à d'autres devant les enfants.
— Anacleto Panceto (@Xuxipc) February 7, 2016
Voyons comment Carmena [Femme politique et juge émérite du Tribunal suprême espagnol, NDT] se débrouillera à Pâques pour qu'on n'emprisonne pas ceux qui crucifient quelqu'un devant les enfants.
La plate-forme Ganemos Madrid, qui fait partie du gouvernement municipal de la capitale et à laquelle appartient la conseillère municipale de la Culture, ultime responsable de la programmation des fêtes, a émis un communiqué sévère où elle qualifie la réaction de la Maire Manuela Carmena d’ «attitude peu courageuse et d'acceptation de l'idéologie de ceux qui ont provoqué la situation de déterioration économique, sociale et de restriction des libertés de notre pays» :
A Ganemos Madrid nous ne croyons pas être arrivés aux institutions pour nous accrocher au pouvoir mais pour mener à bien les engagements de notre programme pour ceux qui nous ont soutenus et qui nous réclament aujourd'hui de passer à l'action pour défendre nos droits civils et parmi ceux-ci, une culture libre et sans censure.
Il est vrai que les hommes politiques de droite comme de gauche n'ont pas réagi pour défendre la liberté d'expression, excepté la maire de Barcelone, Ada Colau, qui peu après avoir entendu parler de l'incident, a posté sur Facebook un commentaire dans lequel elle critiquait la prison imposée aux artistes :
La maladresse n'est pas un délit. La satire n'est pas un délit. Dans une démocratie saine, dans un Etat de droit, il faut protéger toutes les libertés d'expression, même celles qui nous déplaisent pas, même celles qui nous dérangent.
Après 4 jours de détention et d'innombrables manifestations dans de nombreuses villes espagnoles, le juge et le procureur ont fait marche arrière et ont décidé de remettre en liberté sous caution García et Lázaro, qui ne sont toutefois pas autorisés à sortir du pays et doivent pointer quotidiennement au tribunal le plus proche.
L'affaire a eu une forte répercussion, non seulement en Espagne, où même Amnesty Internacional a émis un communiqué pour exiger que les charges soient retirées, mais aussi à l'étranger où de nombreux médias se sont fait écho de l'information, qui est arrivée à la une du Financial Times.
D'autre part, le parti Contrapoder (contre-pouvoir) a déposé une plainte pour forfaiture contre le juge et le procureurs, dont les actes ont été qualifiés d'absurdité “digne de figurer dans un musée des horreurs”