La semaine dernière, le 5 juin 2012, le tribunal Lioublinksy de Moscou a jugé [en russe] le blogueur et activiste Alexeï Navalny coupable de diffamation envers le membre du parti Russie Unie (RU) Vladimir Svirid, et lui a infligé une amende de 30.000 rouble (730 euros) pour avoir réitéré, dans un entretien [en russe] de novembre 2011 avec le magazine Esquire en russe, la formule-mème injurieuse pour Russie Unie au pouvoir de “parti des escrocs et des voleurs” (ou plus littéralement, “tricheurs professionnels (aux cartes) et voleurs”).
Vladimir Bourmatov, un autre membre de RU, a annoncé [en russe] le 10 juin qu'il inaugurerait prochainement un site internet destiné à assister les collègues du parti dans le lancement de leurs propres procès en diffamation contre Navalny. Avec les près de deux millions de membres dont se targue Russie Unie, l'opération de Bourmatov pourrait en théorie se solder par deux millions d'actions en justice identiques à celle de Svirid, et un total exorbitant de soixante milliards de roubles d'amendes pour Navalny.

Alexeï Navalny visite un campement de l'opposition, à Moscou. 24 mai 2012, photo ANTON BELITSKIY, copyright © Demotix.
Bourmatov affirme avoir engagé des programmeurs à Iaroslavl pour construire le site, qui coordonnera la collecte des documents officiels des procès. Questionné sur l'usage que devraient faire les députés de Russie Unie de leurs ‘milliards,’ Bourmatov a encouragé ses collègues à faire des dons aux organisations humanitaires et à investir dans des projets locaux d'embellissement. (Une note écologique qui se veut peut-être une pique pour Evgenia Chirikova, la pasionara de la forêt de Khimki, ou un clin d'oeil au militantisme pour la qualité de vie urbaine de “Moscou pour les gens” du collaborateur occasionnel du régime Ilya Varlamov.)
S'en expliquant à Iouri Pronko sur la radio Finam.fm, Burmatov a indiqué [en russe] que Twitter était le catalysateur de son projet anti-diffamation :
[…] Мне кажется, будет нарастать, по крайней мере, судя по реакции в моем «Twitter». Я вчера написал, и у меня довольно большое количество подписчиков как среди оппозиционеров (они там пишут разные вещи), так и, естественно, моих коллег по партии, и я получил очень большое количество ответов, знаете, примерного такого вида: «Наконец-то, почему этого раньше не делали?» Я, кстати, не знаю, почему этого раньше не делали. Видимо, нужен был прецедент.
Les réflexions de Bourmatov, et le présupposé de toute son opération en ligne pour rallier deux millions de membres de Russie Unie à poursuivre Navalny, reposent entièrement sur l'attente que d'autres tribunaux prendront des décisions identiques à celle du tribunal Lioublinksy de Moscou la semaine dernière. Toutefois, la Russie est un pays de droit codifié [en anglais], autrement dit, à la différence des systèmes juridiques de common law comme ceux des USA ou de la Grande Bretagne, les décisions rendues par un tribunal ne lient pas le reste du système judiciaire.
Certes, l'imprévisibilité juridique russe s'étalait en toute beauté dans le verdict du 5 juin du tribunal Lioublinksy : il se trouve que ce même tribunal avait rejeté [en russe] une demande identique du même plaignant contre le même défendeur à peine un an auparavant !
La tempête juridique russe
En octobre 2011, le tribunal Lioublinksy jugea que l'utilisation par Navalny de l'expression “parti des escrocs et des voleurs” ne constitutuait pas une diffamation contre Vladimir Svirid. Navalny lança la phrase [en russe] le 21 février 2011, alors qu'il était l'invité de l'émission de radio de Iouri Pronko. En octobre, le tribunal estima que le mème “PZhiV,”selon l'abréviation courante en ligne en Russie, était trop général pour être considéré comme une attaque visant des membres particuliers de Russie Unie. La semaine dernière, le tribunal a atteint la conclusion exactement opposée.
Bourmatov a eu ce commentaire [en russe] sur l'absence de norme du précédent dans le droit russe :
Несмотря на то что в России не прецедентное право, тем не менее прецедент создан и я хочу помочь не одному или двум коллегам по партии, а всем желающим однопартийцам. Именно поэтому я решил, что нужна интернет-площадка, на которой в открытом доступе будет лежать весь пакет необходимых документов. Останется распечатать, вписать свое имя и оплатить пошлину.
Répliquant aux critiques que sa campagne menace la liberté de parole en Russie, Bourmatov défend [en russe] avec assurance :
[…] Если еще будет выиграно несколько таких исков, может быть, наши коллеги по оппозиции иногда начнут задумываться, прежде чем открывать рот и что-то говорить. А если будут что-то говорить, то привыкнут отвечать за свои слова, потому что сказать у нас можно действительно все, что угодно, у нас свободная страна. Но свобода всегда предполагает ответственность, а вот к ответственности у нас, к сожалению, далеко не все привыкли.
‘Hamsters’ en colère
Comme on pouvait s'y attendre, les blogueurs ont, pour la plupart, condamné l'attaque contre Navalny, dont la montée en notoriété dans l'opposition a été nourrie par des légions de fidèles “hamsters d'Internet” et son intrépide engagement à révéler avec son blog la corruption parmi les acteurs politiques les plus puissants de la Russie.
Ivan Kourilla, un historien qui vit à Volgograd, a rétorqué que “PZhiV” est en voie d'être le cadet des soucis de Russie Unie, puisque [en russe] le traitement de plus en plus répressif imposé par les autorités aux contestataires transforme la réputation du parti de celui des voleurs en celui des tueurs. Kurilla illustre cette impression par un vers du poème de Joseph Brodsky “Lettres à un ami romain” :
“Ворюга мне милей, чем кровопийца”
L'utilisateur de LiveJournal tsuhov souligne [en russe] que Sergueï Tsepoviaz, ancien membre de Russie et figure de proue de la mafia de Kouchtchevskaïa démantelée [en anglais] en 2010, est aussi un candidat potentiel à l'utilisation du site de Bourmatov pour poursuivre Navalny. (A priori, il devrait être plus facile de se défendre dans un procès en diffamation introduit par un suspect de meurtre.)
Certes, les complications qui pourraient surgir d'un spectacle public, où Navalny se verrait offrir la salle d'audience pour détailler ses motifs de “diffamer” un membre particulier de Russie Unie, expliquent peut-être pourquoi Bourmatov lui-même n'a toujours pas assigné Navalny. A servir seulement de facilitateur pour des membres du parti moins connus (et sans doute moins corrompus), Bourmatov pourrait délibérément éluder un scénario à la Tsepoviaz.
Ilya Linev, un blogueur de Kirov, a écrit [en russe] sur le forum “Politique honnête” de LJ :
Конечно, глупо считать, что с Навального смогут взыскать 60 миллиардов рублей, но жизнь ему это осложнить вполне таки может. Запасаемся попкорном и делаем ставки? Таким макаром единоросы надеются научить Навального фильтровать базар и направить его энергию в более законопослушное русло, ну и звёздности ему это подубавит. Вполне моджет [sic] получиться современная история про Икара и солнце.
Quant à Navalny, sa réaction à la victoire judiciaire de Svirid et à la campagne de Bourmatov a été typiquement de défi. Il écrit [en russe] sur son blog :
Призываю всех поддержать меня и всех, кто так считает очень простым действием, напишите, где можете:
ЕДИНАЯ РОССИЯ – ПАРТИЯ ЖУЛИКОВ И ВОРОВ
В жж, Вконтакте, твиттере, фейсбуке, стене или заборе.
А единороссам мы эти 30 тысяч рублей в глотку забьём
“RUSSIE UNIE EST UN PARTI D'ESCROCS ET DE VOLEURS”
Sur LJ, VKontakte, Twitter, Facebook, sur le mur ou la clôture.
Et ces 30.000 roubles, nous les les leurs enfoncerons dans la gorge à Russie Unie.
Navalny a aussi taquiné [en russe] Bourmatov pour vouloir tirer finances des procès projetés, un comportement cupide qu'il lie à la récente adoption par Russie Unie (et le Président Poutine) d'amendes beaucoup plus élevées sanctionnant les contraventions lors de manifestations de masse (dont les montants dans certains cas excèdent les tarifs pour les délits).
Hier 11 juin, l'appartement de Navalny, de même que ses bureaux et le logement de ses beaux-parents, a été dévalisé [en russe] par les enquêteurs fédéraux, qui ont passé la plus grande partie de la journée à rechercher des preuves non précisées de délits en rapport [en russe] avec les affrontements manifestants-policiers pendant le dernier grand rassemblement de l'opposition, le 6 mai. Les policiers ont aussi fouillé les logements d'autres meneurs éminents de manifestations, dont Xenia Sobtchak, Ilya Yachine, Sergueï Oudaltsov, et au moins six autres.
Qu'apportera le 12 juin ?
Additionnées, ces opérations témoignent en force que le pouvoir s'est mis en branle délibérément et de façon concertée pour pénaliser et intimider les individus les plus communément identifiés avec “l'hiver du mécontentement” russe, qui a fortement altéré le contexte social du pays par rapport à il y a un an, malgré la réélection de Poutine et la prédominance continue de la politique “systémique” du Kremlin.
Comme toujours, les théories du complot fleurissent, et surtout en ligne, où quiconque peut sans hésiter disséminer un soupçon instantanément. Des alarmistes ont propagé sur Twitter et popularisé un moment le mot-clic “привет37год” (Salut [19]37), laissant entendre que les perquisitions de hier rappellent les Grandes Purges de Staline.
Natalia Antonova, rédactrice-adjointe du Moscow Times, présume [en anglais] que “quelqu'un essaie FORTEMENT de stopper le rassemblement du 12 juin.” A l'intérieur de Russie Unie, le député à la Douma Alexsander Khinchtein (un adversaire notoire des opposants, dont Navalny), a tweeté [en russe] son incrédulité devant les actes du Comité d'Enquête :
Не буду раскрывать тайну. Но то, что ждет Бастрыкина, не имеет аналогов. Я знал, что он не в адеквате. Но то, что настолько – не знал.
Khinchtein, bien sûr, est aussi un vieux rival [en anglais] de Bastrykine, sa remarque n'a donc rien d'étonnant. Beaucoup d'autres questions restent pourtant sans réponse pour le moment. Le 12 juin, et avec lui la fête nationale et la prochaine “Marche du Million” ne sont plus qu'à quelques heures. Les conséquences (et peut-être aussi le raisons) de ces descentes de police et de la récente montée de la pression du pouvoir sur Navalny devraient bientôt s'éclaircir.