Dans un lycée des environs de Briansk, à 500 kilomètres au sud-ouest de Moscou, la directrice est venue dans une classe parler aux élèves du militant anti-corruption et leader de l'opposition Alexeï Navalny.
Pourquoi cette soudaine causerie ? La police venait de mettre la main au collet à Maxime Lossiev, un des élèves de l'établissement, directement à sa sortie de la salle de classe, pour avoir appelé ses camarades à assister à une manifestation non autorisée du 26 mars qui appelait à une enquête sur des allégations de corruption contre le Premier Ministre Dmitri Medvedev. Lossiev a aussi créé avec des lycéens un groupe de soutien à Alexeï Navalny, dont la Fondation Anti-Corruption a publié ce mois-ci une enquête accusant M. Medvedev d'être à la tête d'un empire privé aussi vaste qu’illicite.
Pour tenter d'enrayer ce début de militantisme, la proviseure du lycée — qui serait une femme du nom de Kira Petrovna Gribanovskaïa, parlant d'elle-même à la troisième personne — a dissuadé la classe de soutenir Navalny, allant jusqu'à mettre en doute leur intelligence et patriotisme quand les élèves ont contesté son affirmation que la Russie était au milieu d'une « guerre civile ».
Un des lycéens a enregistré la séance avec Mme Gribanovskaïa, et fait fuiter la séquence sur les médias sociaux. Le week-end dernier, le site d'information Meduza a transcrit les neuf minutes d'échanges. Vous pouvez lire la transcription en russe ici, et écouter l'audio en russe ci-après.
* * *
La proviseure : Raïssa Alexandrova [la professeure principale], puis-je dire un mot ? Pour ceux qui se sont intéressés aux activités de Navalny. Bon, il propose d'abaisser nos dirigeants suprêmes. Il dit « Non à la corruption » et ainsi de suite. Mais qu'est-ce qu'il propose de concret ? Se rassembler pour un meeting ? Lui dire [à Medvedev] qu'il est une ordure ?
Élève 1 : Il veut juste recevoir des réponses. Il a fait une vidéo sur Medvedev, et il veut des réponses des autorités.
La proviseure : Et ?
Élève 1 : Et les autorités se taisent.
La proviseure : Non, attendez. Si vous faites une vidéo sur Kira Petrovna, et écrivez qu'elle est comme-ci et comme-ça, qu'elle ne fait pas son boulot et que l'école grouille de cafards, et vous vous réunissez et exigez des réponses — vous croyez que je vais venir pour discuter avec vous ?
Élève 2: Non.
La proviseure : Et lui [Medvedev] non plus ! C'est ridicule ! Un programme politique, ce sont des actions concrètes : fortifier l'économie, l'élaboration de divers plans. Ce que fait Navalny est de la provocation pure et simple. Vous comprenez ? Vous ne comprenez pas encore ça. Je vous le dis pour commencer, en ce moment, nous avons une situation économique très instable. Un gouffre économique. Et quelle en est la cause ? Vous étudiez les sciences sociales et tout ça. Vous savez que nous avons, à la base, un blocus économique dans notre pays. Mais je veux entendre vos connaissances. Que se passe-t-il en ce moment ?
Élève 2 : Une crise.
La proviseure : Une crise due à quoi ?
[Voix inintelligibles]
Élève 2 : Les sanctions, l'Union Européenne, tout ce blocus.
La proviseure : Encore une fois, à cause de quoi ? L'Union Européenne Union, pas vrai ? Et notre chef a une politique très stable et très forte. Sa cote est très élevée sur la scène mondiale. Grâce à quoi ? Grâce à la politique étrangère. La politique intérieure [de la Russie] est clairement plutôt faible. Pourquoi ? Eh bien, parce qu'il n'y a pas d'argent. Et nous le sentons maintenant, surtout…
Élève 2 : Et quelle est au juste notre politique étrangère ? L'Amérique est contre nous. L'Europe est contre nous.
La proviseure : Et pourquoi ça ? Dites-moi : pour quelle raison ?
Élève 2 : A cause de la Crimée. Nous l'avons prise en fait.
La proviseure : Et tu penses que c'est mal ?
La professeure principale : Mais l'avons-nous vraiment prise ? Il y a eu un référendum là-bas…
La proviseure : Bon, dis-moi ce qui s'est passé, de ton point de vue. Je voudrais vraiment savoir. Dis-moi. Il y a peut-être un aspect que j'ignore.
Élève 2 : Eh bien, pourquoi ils ont imposé des sanctions contre nous ?
La proviseure : Tu réponds à l'instant à ta propre question.
La professeure principale : Pour montrer leur force. Parce qu'ils voulaient montrer leur force.
Élève 2 : A cause de la Crimée.
La proviseure : Tu sais pourquoi… Et à cause de quoi toute cette guerre en Ukraine a commencé ?
Élève 2 : Eh bien, à cause de la révolution…
La proviseure : A cause de quoi ?
Élève 2 : L'alternance au pouvoir.
La proviseure : Mon enfant, tu n'as rien lu et tu ne sais rien. Tes connaissances sont très superficielles. De quoi est venu tout ce conflit ? A cause de l'intervention de l'Amérique ?
Élève 2 : Elle n'est pas intervenue ouvertement.
[Voix inintelligibles]
La proviseure : Et la Crimée est allée où ? Et comment l'Amérique a réagi à ça ?
Élève 2 : Vous avez vu des troupes américaines en Ukraine ?
La proviseure : Et des troupes russes, tu en as vues en Ukraine ?
Élève 2 : Oui. Il y a des vidéos qui circulent, vous n'imaginez pas.
La proviseure : Ce sont des montages, avant tout.
La professeure principale : Et il ne faut pas les croire…
[Voix inintelligibles]
Élève 2 : J'ai entendu beaucoup d'informations que des amis de certaines personnes…
La proviseure : Les enfants, je vois que vous regardez ce problèmes d'un seul côté. Vous n'avez pas la largeur de l'horizon politique. C'est un problème très étroit. Vous avez vu Navalny, regardé sa vidéo, et vous jugez. Vous n'avez pas votre propre opinion sur la question, seulement ce qu'on vous impose. Et il arrive que vous utilisiez des sources non vérifiées voire provocatrices.
La professeure principale : Comme des marionnettes…
Élève 2 : Et si notre opinion coïncide avec la sienne ?
La proviseure : Mais avez-vous seulement une opinion ? Vous lisez. Je vous engage à ne pas regarder que ça… Si on vous dit que, oui, c'est mal, alors regardez d'autres sources.
La professeure principale : Soumettez au doute chaque fait !
Élève 2 : Oui, nous ne regardons pas une source unique.
La proviseure : Apparemment, vous regardez dans une seule direction.
Élève 1 : Oui, mais nos télés ne montrent que ce qui profite au gouvernement…
La proviseure : Vous n'écoutez pas la Voix de l'Amérique ?
Élève 1: On [les télévisions russes] ne va pas nous montrer autre chose.
La proviseure : J'ai compris, nous n'avons pas bien fait votre éducation civique. Vous avez de grandes lacunes en instruction civique. Est-ce à dire que dans votre classe il n'y a pas de patriotes ?
Élève : Et que veut dire être patriote ? Soutenir le pouvoir ?
La proviseure : Je parlais à Nikita…
La professeure principale : Excusez-moi. [Aux élèves] veuillez organiser un groupe et nettoyez samedi vos rues.
La proviseure : Les enfants, levez la main : qui de vous fait du bénévolat ?
[Silence]
La proviseure : Et du bénévolat pour quoi ? Voilà votre posture civique ! Pas la peine de regarder de haut Poutine et Medvedev. Regardez votre quartier !
Élève 2 : Et le bénévolat organisé par Russie Unie [le parti au pouvoir en Russie], on le soutient ?
La proviseure : Oui.
Élève 2 : Eh bien, nous sommes contre Russie Unie.
[Rires]
Élève 2 : Vous voyez.
La professeure principale : Pourquoi dis-tu « nous», comme si c'était la majorité ?
Élève 2 : Levez la main, ceux qui sont contre Russie Unie.
Élève 1: Je suis contre.
[Autres voix : C'est tout ? D'autres ?]
Élève 2 : Nous sommes contre Russie Unie.
La proviseure : Et vous êtes pour quoi ?
Élève 1 : Pour la justice.
La proviseure : Et qu'est-ce que la justice ?
Élève : Ce que nous n'avons pas.
Élève 1 : La justice, c'est quand ceux au pouvoir se préoccupent des gens et pas seulement d'eux-mêmes. [Se préoccupent] des gens ordinaires, et pas de leurs millions [de dollars]. Ce que veulent la plupart des gens, c'est vivre dans un Etat libre, un pays libre…
La proviseure : Vous pensez donc que la vie a empiré dans le pays avec l'arrivée de Poutine et Medvedev ?
Élève 1 : Non, mais ils s'incrustent. Ils s'y incrustent [au pouvoir].
Élève 2 : Oui.
La proviseure : Tu as vécu dans une autre époque que je n'ai pas connue ? Sous qui tu vivais bien ? Sous Poutine et Medvedev ça a commencé à se gâter pour toi ?
Élève 2 : Nous avons étudié l'histoire.
La proviseure : Naturellement.
Élève 2 : C'est ça…
La proviseure : Qu'est-ce que ça veut dire, « c'est ça » ? C'est à toi que je le demande : concrètement, sous quel gouvernant tu vivais bien ? C'est quoi, « bien » ?
Élève 2 : Nous n'avons eu qu'un seul gouvernant en fait.
La proviseure : Tu as dit que les choses ont empiré. Mais vous n'avez pas vécu les dures années 1990. Quand, excusez-moi, chacun portait une arme blanche, une arme à feu, et l'illégalité régnait. A l'époque j'étais étudiante ! C'était quand après huit heures du soir on avait peur de sortir dans la rue. Vous n'avez pas connu ça.
Élève 2 : Et vous voulez que ça revienne ?
La professeure principale : C'est vous qui voulez ça !
Élève 2 : On vient d'arrêter quelqu'un pour rien du tout. On l'a emmené au bureau de police.
La proviseure : C'est la guerre civile.
Élève 2 : C'est l'illégalité.
La proviseure : C'est exact, l'illégalité : parce que quel est le but de toute manifestation ou de tout schisme d'avec les autorités ?
La professeure principale : La crise politique, ensuite la guerre civile.
La proviseure : Ensuite la guerre civile. Le fratricide.
La professeure principale : Vous voulez que ce soit comme en Ukraine, comme chez nous en [19]17 ?
Élève 2 : Ce pouvoir, nous n'en voulons pas.
La professeure principale : Dites-moi : pouvez-vous vraiment faire ça maintenant ? Par quel moyen ?
Élève 2 : Eh bien, juste nous réunir.
La professeure principale : Et après ?
Élève 2 : Il y aura du monde.
La professeure principale : Du monde. Et après ?
Élève 2 : Les gens verraient. Ils verraient qu'il y a des citoyens.
La professeure principale : Des citoyens. Une poignée de [jeunes] gens menés par des adultes qui n'ont, pour ainsi dire, rien à perdre.
La proviseure : Les enfants, nous aurons essayé en tous cas de vous prévenir et de vous mettre en garde. Ce qui commence maintenant s'appelle de la polémique, et personne n'en a besoin. Mais quand même, ce qu'il vous faut… Je vous conseille, je n'enfonce pas le clou, mais je vous conseille d'écouter ce que nous avons dit et de tirer vos propres conclusions. Je pense avant tout à votre avenir.
La professeure principale : Pensez aux risques.
La proviseure : Je me suis battue avec ces représentants de l'autorité. J'ai essayé de défendre Maxime. J'ai dit que ce n'était qu'une de ces incartades de jeunesse qui ne profitent à personne. Croyez-moi, ce n'est pas drôle pour lui en ce moment. Pas drôle du tout. Je ne veux pas qu'un seul d'entre vous tombe dans une situation pareille. Tout ce que vous avez dit ici de derrière vos pupitres, ce sont des mots vides de sens. Grandissez, je vous le répète, devenez des adultes et devenez quelqu'un. C'est ça la bonne voie.
La professeure principale : Les enfants, je vous le demande encore une fois : réfléchissez, réfléchissez…