Tchad: La nomination de l'opposant Succès Masra au poste de Premier ministre sonne-t-elle la fin de la crise politique?

Succès Masra (à gauche) et Mahamat Idriss Déby (en boubou blanc à droite), main dans la main ; capture d'écran de la chaîne YouTube de la présidence de la République du Tchad

Le contexte politique de la République du Tchad vient de changer: l'opposant Succès Masra devient, le 1er janvier 2024, Premier ministre. Est-ce pour autant la fin définitive de la crise politique qui secoue le pays depuis 2021?

La République du Tchad est rentrée dans une période d'instabilité suite à la mort d’Idriss Deby, président du Tchad de 1990-2021 et à la désignation, depuis fin avril 2021, de son fils Mahamat Idriss Déby, actuel président de la transition auquel s'opposait jusqu'à récemment Succès Masra, président du parti Les Transformateurs.

Farouche opposant devenu allié du régime

En avril 2021, la désignation par des militaires de Mahamat Idriss Déby comme président du Tchad suscite de vives manifestations conduites par l'opposant Succès Masra. La répression des manifestations par les forces armées en avril 2021 fait au moins cinq morts et celle du 20 octobre 2022 fait plus de cinquante morts et près de trois cent blessés. Masra continue sa campagne d'opposant mais craignant pour sa vie, il part en exil aux États-Unis le 8 novembre 2022, et continue ses initiatives pour préparer son retour au pays.

Lire : Le retour annoncé d'un opposant tchadien candidat aux présidentielles : décryptage avec l'expert Bienvenue Madjilem

A la suite d’une facilitation et d'une médiation menée par Félix Tshisekédi, président de la République démocratique du Congo (RDC), le 1er novembre 2023, un accord de principe est signé pour acter le retour sans crainte de l'opposant. Le 3 novembre 2023 Masra fait ainsi officiellement son retour au pays après un an d'exil.

Lors d'un grand rassemblement avec ses partisans, tenu le 19 novembre 2023, il appelle l'ensemble des Tchadiens à la réconciliation. Selon un article du journal Le Monde, Masra a prié Dieu pour qu’il apaise les cœurs des victimes des répressions et leurs familles et les guide vers la responsabilité collective. Pour acter son ralliement, il dit :

Notre frère Mahamat Déby peut compter sur nous comme un allié du peuple. Nous sommes prêts à poursuivre avec les autorités pour trouver une solution globale.

L'opposant donne aussi son accord pour une nouvelle constitution, et invite ses partisans à aller voter “Oui” en faveur de cette constitution qu'il considère plus meilleure que celle de la 4è république lors du référendum, tenu le 17 décembre 2023 dans le pays. La victoire du “oui” sur le “non” avec un taux de 86% confirme l’adoption définitive de la nouvelle constitution par le Tchad. Cette nouvelle constitution vise la restauration de l'ordre constitutionnel, mettre fin à la transition et inclut des innovations telles la création, la réhabilitation et le réaménagement des institutions dont le Sénat, la Haute cour de justice, la Cour suprême, la Cour des comptes, le Conseil constitutionnel, la Justice militaire, etc…

Dans la foulée, le 1er janvier 2023, Succès Masra est nommé, par décret, Premier ministre du gouvernement d'union nationale conduit par Mahamat Idriss Déby.

Déception de le camp de l'opposition

Ce changement de position de Masra dans sa lutte contre le pouvoir en place divise l'opposition, ainsi que les acteurs de la société civile. La coalition Wakit Tama ( ” Le temps est venu “, en arabe tchadien), composée des organisations de la société civile et des partis d'opposition, ne compte pas s'impliquer dans cet accord signé entre Masra et le pouvoir en place.

Yaya Dillo, président du Parti socialiste sans frontières (PSF) interrogé par le journal Le Monde ajoute :

Cet accord qui blanchit les auteurs de la répression (…) n’engage que les signataires. Nous continuerons la lutte jusqu’à l’obtention de la justice pour toutes les victimes et l’instauration de la démocratie.

Ce reportage vidéo du service francophone de Voice of America (VOA Afrique) témoigne de la déception des acteurs politiques vis-à-vis de la décision de Succès Masra:

Ousmane Ndiaye, rédacteur en chef Afrique à Tv5monde, quant à lui parle d'un virage stratégique. Selon lui, cette nomination n'est pas une surprise car il y a aurait des garanties contenues dans l'accord signé entre les deux parties permettant au président du parti Les Transformateurs de faire ce grand saut “d'opposant farouche à chef du gouvernement de la transition”.

Pour certains observateurs comme Amir Nourdine Elbachir, analyste géopolitique, la démarche de Succès Masra est une trahison à la lutte que mène le peuple tchadien. Sur son compte X (ex-Twitter), il écrit :

Comprendre le récit des événements d’avril 2021, lire: Au Tchad, le régime de l’impunité

De grandes missions en si peu de temps?

Le nouveau Premier ministre de la transition devra faire face à de grands enjeux. Alors que la transition devrait prendre fin en octobre 2024, Masra aura la lourde responsabilité, en tant que chef du gouvernement, d'organiser des élections présidentielles auxquelles il serait, peut-être, lui-même candidat face à Mahamat Idriss Déby.

L'ex-opposant doit aussi relever d'autres défis majeurs, à savoir  les crises répétitives dans le secteur éducatif, la crise énergétique, la pénurie des carburants, et le chômage.

Bien que le Tchad produise du pétrole, la majorité est destinée à l'exportation. Une autre raison en est le trafic illicite du carburant vers le Soudan. Ce qui renforce l'indisponibilité du carburant pour les populations. Interrogé par Global Voices par rapport à cette indisponibilité du carburant, Abdel un jeune conducteur de taxi déplore:

Nous sommes un pays atypique. C'est triste de constater que nous produisons du carburant mais dans les stations d'essence, les produits pétroliers sont en manque. Chaque jour, ce sont des queues interminables de voitures et de motos qui peuvent passer plus de deux heures avant d'acheter le carburant. Nos autorités préfèrent exporter les productions au lieu de satisfaire nos besoins dans le pays.

En ce qui concerne l'énergie, des délestages à répétition meublent le quotidien des populations. La Société nationale de l'électricité (SNE) du Tchad n'arrive pas à alimenter le pays malgré les promesses du président de la transition d'apporter une solution à cette situation.

Sur une population de plus de 18 millions, le taux de chômage officiel est de 1,41%. Mais dans la réalité, le chômage ambiant et le sous-emploi poussent la jeunesse à s'aventurer hors du pays pour chercher une vie meilleure. En effet, le revenu moyen mensuel par habitant est de 36 081 Francs CFA (60.23 dollars américains).

D'énormes défis attendent donc l'ex-opposant qui est un ancien économiste en chef de la Banque africaine de développement (BAD).  Saura-t-il gérer cette situation afin de redonner un nouvel élan au développement socio-économique et politique au Tchad?

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