‘Dehors, Bachar. Bachar, menteur. Au diable toi et tes discours. La liberté est à notre porte. Dehors Bachar.’
Ce sont les premières paroles d'un air entraînant devenu l'hymne du soulèvement syrien quand les Syriens sont descendus dans la rue en mars 2011: “Yalla irhal, ya Bashar”. Ces paroles se faisaient l'écho des revendications des manifestants après quarante ans de contrôle par le régime Assad.
Le chanteur de variétés Ibrahim Kashoush a été à la tête de manifestations contre le régime à Hama, où sa voix rauque couvrait le rythme de la musique, jusqu'au mois de juin 2011. Quelques jours après la plus importante manifestation qui se soit déroulée en Syrie, on a retrouvé son corps qui flottait sur l'Orantes, la gorge tranchée.
L'assassinat de Kashoush était un sinistre avertissement pour ceux qui chantent contre la famille au pouvoir en Syrie, mais il n'a pas réduit au silence le peuple qui chantait “Yalla irhal” dans les rues ni les activistes qui se sont lancés dans des campagnes créatives pour exaspérer les autorités.
Un dessin animé, que l'on trouve sur le site libanais Kharabeesh, “La voix de la résistance”, illustre comment des haut-parleurs diffusant de la musique révolutionnaire sont cachés dans les rues et les bâtiments officiels pour amplifier la voix de Kashoush.
Depuis le début du soulèvement, il a été clair, au vu de la persécution des musiciens, poètes et artistes syriens (dont le dessinateur satirique Ali Ferzat à qui l'on a cassé les mains pendant son arrestation), que l'une des premières cibles du régime serait le mouvement civique naissant en Syrie.
La mobilisation créative sous toutes ses formes, sit-ins, campagnes de désobéissance civile, affiches, bandes dessinées, graffiti, et poésie, a envahi les espaces publics aussi bien que le net. On trouve des archives de ces actions sur le portail de Syria Untold, dont je suis l'un des fondateurs.
Le mur de peur et de silence construit pendant des dizaines d'années s'est effondré en quelques semaines, malgré la brutalité sans précédent déployée contre la contestation pacifique. La musique, avec son pouvoir mobilisateur et entraînant, a été au coeur du mouvement civique, de plus en plus difficile à faire taire.
“L'art a besoin de liberté”
Selon les mots du pianiste syrien Malek Jandali, “les dictateurs, en général, ont peur de l'art et de la musique, parce que c'est la recherche de la vérité et de la beauté.” Dans une interview qu'il a donné à Syria Untold, Jandali explique, comment l'art syrien a été contrôlé par la famille au pouvoir, à commencer par l'hymne national.
La côte syrienne accueille la plus ancienne écriture musicale au monde, tout comme l'alphabet ougaritique est supposé être le premier alphabet de toutes les civilisations. Mais au lieu de rendre hommage à la riche histoire du pays, l'hymne national commence par une référence à l'armée, “gardienne de notre patrie”. Pourquoi ne parle-t-on pas des inventions syriennes comme l'alphabet et de la musique, au lieu des forces armées et de la guerre?
Jandali, dont la maison familiale a été saccagée et dont les parents battus en représailles, dit que la révolution syrienne a permis l'émergence d'une génération d'artistes, en rupture avec la propagande officielle qui de longue date pesait sur l'art.
“Ce n'est pas de l'art. La liberté est nécessaire à la création. La liberté est nécessaire à l'art vrai, à la connaissance et la culture, à l'innovation et au progrès. Sans liberté il n'y a rien,” dit-il.
La recherche de la beauté dont parle Jandali, est présente dans tous les genres musicaux et tous les styles, des chansons populaires irrévérencieuses scandées lors des manifestations aux notes de piano classique de son “hymne syrien à la liberté”.
Cela est vrai aussi pour des genres de musique connus pour contester les normes sociales, comme le heavy metal et le hip hop.
Les membres du groupe syrien de heavy metal Anarchadia ont tout simplement été accusés de satanisme et de parasitisme. Ils se définissent eux-mêmes comme des anarchistes et ont été les premiers à se manifester pour soutenir la résistance publique au régime d'Assad.
“Mounir”, un fan de musique heavy metal, répond à Syria Untold:
Le rock et le heavy metal, avec leurs tenues sombres, leur musique bruyante et leurs bracelets cloutés, ont toujours été profondément liés à la rébellion, à la révolution, à la haine du système. Le fait que les Syriens qui écoutent de la musique hard soient pour la plupart opposés au régime n'est donc pas une coïncidence.
Anarchadia a quitté le pays, pour échapper à la détention, au harcèlement et aux menaces de mort. Il en est de même pour le groupe de hip hop Refugees of Rap, dont le troisième album, The Age of Silence, est une métaphore pour expliquer l'obscurité dans laquelle la Syrie a été plongée pendant des dizaines d'années.
L'Age du Silence est terminé. Comment tant d'injustice peut-elle être le fait d'un seul homme? Il faut vous lever et le dire du fond de votre coeur, réveillez-vous et n'ayez plus peur. Il n'y a rien à craindre, vous pouvez dire ce que vous voulez, l'Age du Silence est terminé.
De la guerre à la renaissance
Même entourés par les horreurs de la guerre et l'escalade de la violence, de nombreux syriens ont réussi à transformer le chagrin et la destruction en créativité et en vie.
En utilisant des morceaux de roquette, des obus de mortier non explosés et des douilles de balles, le céramiste Abu Ali al-Bitar, de la ville de Duma en ruines, a construit un “montage créatif” composé de lampes, de boîtes de conserve, de toilettes en roquettes, et toute une série d'instruments de musique.
“J'ai fait de l'art à partir de la quintessence de la souffrance et de la destruction” dit Adit Abu Ali lors d'un entretien avec Syria Untold. “Le peuple syrien est intelligent et courageux, et le monde témoigne de notre culture ancestrale et de notre civilisation. Nous sommes un peuple pacifique, pas un peuple guerrier, et nous ne sommes pas sanguinaires.”
“On peut se servir de douilles pour toutes sortes d'arts,” chante-t-il en nous montrant comment se servir de son instrument fait main. “J'ai utilisé les roquettes pour la basse orientale, comme la batterie et les cymbales, qui, tout le monde le sait, sont en cuivre.”
Aujourd'hui, trois ans après le début du soulèvement syrien, les activistes civiques ne se battent plus seulement contre le régime d'Assad mais aussi contre des groupes extrémistes comme le Front Islamique iraquien et syrien qui gagnent du terrain dans les régions dites “libérées”. Les expositions et démonstrations artistiques, comme la musique, sont devenues la cible de ces groupes, qui sont mêmes intervenus brutalement dans des mariages pour faire cesser la musique et les chants.
Forcer les musiciens à se taire fait partie d'une tentative de programme politique et religieux qui va à l'encontre de la diversité et de la richesse du tissu social syrien. La résistance populaire contre ces nouvelles formes d'oppression a été aussi forte que celle qui existait contre le régime. Les manifestants ont scandé haut et fort dans les régions libérées: “ISIS (Etat islamique d'Irak), hors du pays. Assad et ISIS ne font qu'un.”
La vidéo qui se trouve au début de l'article montre la foule qui chante “Yalla irhal, ya Bashar” dirigée par Ibrahim Qashoush, maintenant décédé. Sous-titres en anglais et musique ajoutée (via The Revolting Syrian – July 2011).