“Madagascar doit mettre en place un cadre qui respecte les droits de tous les citoyens Malagasy”

Manifestation à Tuléar contre le projet d’expropriation de nombreux villageois de terres qu’ils possèdent depuis toujours par « Toliara Sands » – photo de CRAAD-OI avec leur permission

A la veille des élections qui vont décider le futur de Madagascar pour les 5 prochaines années (19 Décembre 2018), de nombreux sujets n'ont pas été débattus lors de la campagne présidentielle et qui sont pourtant au coeur des préoccupations des citoyens malgaches. L'un de ces sujets est l'exploitation des terres par les multinationales étrangères. Pour rappel, l'origine du coup d'état de 2009 reposait sur la potentielle vente de terres arables à l'exploitant coréen Daewoo. Depuis, l'investissement dans les terres à Madagascar n'a pas diminué, bien au contraire. Le CRAAD-OI est une organisation pan-africaine indépendante à Madagascar qui a pour mission de promouvoir des alternatives de développement durable. La représentante de CRAAD-OI, Zo Randriamaro, est experte dans la protection des droits des communautés malgaches à la propriété foncière. Zo et le CRAAD-OI viennent de recevoir le Prix des Droits de l’Homme 2018 décerné par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme pour leurs contributions remarquables à la cause des paysans et pêcheurs à Madagascar. Global Voices a interviewé Zo sur les attaques subies par les communautés locales par les investisseurs fonciers comme le cas de Toliara Sands: une société ayant obtenu un permis d'exploitation en 2016 pour une concession minière de 3.200 ha, et un permis de recherche pour 3 autres concessions minières, ce qui porte l'ensemble de son périmètre minier à un total de 407 km2 à Madagascar.

GV: Si on fait un état des lieux des textes de lois, de la règlementation de l’exploitation foncière à Madagascar et de leurs applications pratiques, peut-on dire que le bilan global est plutôt satisfaisant, alarmant ou “peut-mieux faire”?

Zo Randriamaro (ZR): La problématique du foncier à Madagascar est caractérisée par la dualité entre les réformes des textes de lois et de la règlementation qui ont abouti à des progrès significatifs d'une part, et leurs applications pratiques qui sont loin d'être satisfaisantes d'autre part. A titre d'exemple, si on considère les occupants traditionnels qui forment la grande majorité des exploitants fonciers à Madagascar, la reconnaissance de leurs droits fonciers est dûment inscrite dans la législation et la règlementation foncière, cependant ces droits sont peu respectés dans les pratiques et les réalités du régime foncier à Madagascar. Il est donc évident qu'il faut absolument améliorer ce bilan qui est pour le moins alarmant à l'heure actuelle.

GV:  D’un point de vue extérieur, il semble que Madagascar est plus souvent sujet à des controverses liés à l’exploitation des terres que les autres pays?  Est-ce une perception légitime et si oui, pourquoi le sujet est-il aussi épineux à Madagascar?

ZR: C'est une perception légitime, compte tenu du fait qu'il a été établi par des études récentes que Madagascar figure en tête des pays les plus touchés par le problème des accaparements de terres en Afrique. Les enjeux fonciers sont devenus de plus en plus disputés, dans un contexte où près de 8 citoyens Malagasy sur 10 vivent dans la pauvreté et dépendent de la terre pour leur moyens d'existence et leur survie. Le sujet est devenu d'autant plus épineux qu'il touche à un aspect fondamental de la culture Malagasy qui accorde à la terre une valeur spirituelle telle que celle-ci est considérée comme étant un bien commun à tous les Malagasy – y compris les ancêtres et les futures générations – qu'il est absolument interdit de vendre à des étrangers.

GV: Vous avez souvent sonné l’alerte sur les agissements pour faire taire les défenseurs des droits des communautés locales, le dernier en date étant les représailles à l'égard de l'Association MA.ZO.TO. dans le dossier Toliara Sands.  Pouvez-vous résumer pour les novices les points clés de ce dossier et faire le point sur la réaction des autorités sur cette affaire?

Le dossier Toliara Sands concerne le projet minier financé en majorité par BASE RESOURCES, une société australienne, pour l’exploitation de l’ilménite et de métaux lourds précieux (rutile, zircon et leucoxène) dans les prochaines années le long de la côte Sud-Ouest de Madagascar. Il faut savoir que le siège de cette société est enregistré dans le paradis fiscal de l'Ile Maurice, ce qui lui permet de ne payer que 3% d'impôts sur ses bénéfices à l'Ile Maurice en vertu de l'accord fiscal bilatéral entre cette dernière et Madagascar.

Depuis le mois d'octobre 2014, des consultations publiques organisées dans les zones concernées par le projet minier et dans la ville de Toliara avaient donné l’opportunité à plusieurs communautés riveraines d’exprimer leur refus de ce projet minier. Ce refus a été réaffirmé et motivé dans un Memorandum daté du 5 novembre 2014, qui a été remis par les responsables de l’association MA.ZO.TO. qui regroupe les représentants des communautés riveraines du projet aux responsables de l'Office National pour l'Environnement en charge de la délivrance du permis environnemental nécessaire au projet Toliara Sands pour commencer ses opérations d'exploitation.

Ce Memorandum rapporte les opinions des représentants de 17 fokontany (circonscription administrative de base) des communes d’Ankilimalinike, Milenake, Tsianisiha, Marofoty, Ankililoaka, Manombo Sud qui ont pris la parole au cours de l’audience publique à Tuléar le 19 octobre. Le premier point souligné dans ce Memorandum concerne l’absence de transparence dans la communication entre la population, la société et les autorités notamment l’insuffisance des informations transmises concernant les impacts négatifs du projet – lesquels ont déjà été observés à Madagascar comme dans d'autres pays – et les mesures prévues pour les éviter.

Ce Memorandum justifie le refus du projet d’extraction de l’ilménite par un ensemble de risques et de menaces inévitables qui auront des impacts sur divers aspects de la vie de la population et des générations futures, et qui montrent notamment que les droits fondamentaux à se nourrir et à se loger sont menacés par le projet :

- la destruction des forêts et des bois précieux ainsi que des animaux qui y vivent;
– la pollution par les déchets des activités minières du sol et de l’eau destinée à la consommation humaine et animale et à l’arrosage des cultures, ainsi que la pollution de l’eau marine qui risque d’empoisonner les poissons;
– la pollution de l’air par la poussière et les particules issues des activités extractives;
– la pollution sonore et les impacts de cela sur le tourisme;
– la diminution des eaux disponibles pour les rizières et la restriction des surfaces cultivables dans les sites d’extraction et les zones riveraines;
– la perte inévitable de leur habitation par les familles de certains quartiers de Tuléar proches du littoral à densité élevée de population qui se trouvent seulement à 2 km;
– le déplacement au démarrage du projet des Mikea, Masikoro, Vezo, etc., qui ne pourront pas exercer leurs activités de subsistance : agriculture, élevage, chasse, pêche en eau douce et en mer;
– l’inflation et la hausse du coût de la vie;
– les conséquences de la radioactivité sur l’air, l’eau et la santé des habitants;
– le risque de disparition de la culture et des coutumes locales, suite à la destruction des habitations et des tombeaux.

Par ailleurs, une Etude d’Impact Environnemental et Social menée en 2006 avait déjà annoncé que la réalisation de ce projet non seulement provoquerait un déplacement des habitants de la concession minière qui inclut des zones de pâturage, des terres agricoles et des ressources naturelles nécessaires à leur subsistance, mais de plus l’environnement sera détruit, y compris des lieux de vie et des sources d’alimentation des communautés riveraines.

Au lieu de prendre en compte tous ces problèmes soulevés par la population locale, les autorités ont souligné que dans tous les cas, « il faut que le développement se fasse », ce qui démontre leur volonté délibérée d’étouffer l’opposition légitime des riverains menacés, dont les intérêts vitaux ne comptent pas à leurs yeux.

Face au refus de la grande majorité des communautés concernées par le projet, le Conseil des Ministres du 11 avril et du 18 juillet 2018 a déclaré d'utilité publique les travaux de construction des infrastructures portuaire et routière du projet minier de TOLIARA SANDS SARL, ainsi que ses “travaux d'exploitation dans le périmètre des sites miniers situés dans les Communes d'Ankilimalinike, Tsianisiha et portant acquisition par voie amiable ou par expropriation pour cause d'utilité publique des parcelles de terrain et/ou immeubles touchés par ces travaux.”

Suite à ces décisions du Conseil des Ministres, les communautés concernées se sont mobilisées pour réaffirmer leur opposition aux Déclarations D'utilité Publique (DUP) au profit de TOLIARA SANDS SARL, en particulier la communauté Vezo des pêcheurs qui s'est exprimée avec force à ce sujet au cours d'une manifestation publique le 27 juillet 2018. Avec l'appui du CRAAD-OI, l'Association MA.ZO.TO. a déposé une requête en annulation de ces DUP auprès du Conseil d'Etat, et a également lancé à cet effet une pétition en ligne

(de droite à gauche): Zo et CRAAD-OI 2ème prix, Mr Clovis Razafimalala, militant écologiste, 1er prix ; une organisation de défense des droits des femmes et des victimes de violences basées sur le genre, 3ème prix. Photo via CRAAD-OI avec leur permission

GV: Votre lutte pour les droits des communautés a commencé depuis bien longtemps. Racontez-nous votre parcours (dans la mesure du possible) et dans ce parcours, il y a-t-il eu un cas en particulier qui vous a particulièrement marqué sur la violation des droits des communautés locales?

Le CRAAD-OI a été fondé en 2012, dans le contexte de la grave crise politique, sociale et économique traversée par Madagascar, par un petit groupe d'experts, de chercheurs et de praticiens du développement guidé par la vision d’une société où tous les citoyens Malagasy sans exception vivent dans la dignité, sont égaux en droits, et sont libérés de la pauvreté et de l’insécurité sous toutes ses formes.
Il a pour principaux objectifs de contribuer au respect, à la protection, à la promotion et à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels à Madagascar, en adaptant ses interventions aux besoins et aux priorités définies par les réalités dans les différents contextes aux niveaux local et national. De ce fait, les domaines du foncier et des investissements privés dans les secteurs de l’agriculture et des industries extractives sont les domaines prioritaires d’intervention du CRAAD-OI, compte tenu des risques élevés d’atteinte aux droits économiques, sociaux et culturels – en particulier aux droits d’accès aux terres cultivables et aux ressources naturelles ainsi qu’au droit à l’alimentation – des paysans et des personnes vivant dans les zones géographiques du pays où se situent les projets d’investissements dans ces domaines. Actuellement, le CRAAD-OI coordonne l'Observatoire Indépendant des Droits Economiques, Sociaux et Culturels à Madagascar (OIDESCM) dont des antennes ont été mises en place dans huit (8) régions du pays.

Les actions de défense et de promotion des droits de l’homme du CRAAD-OI se situent à plusieurs niveaux, en donnant la priorité à l'appui technique et financier aux communautés concernées pour la défense de leurs droits contre les grand projets miniers ; la protection de leurs droits fonciers et leur sécurisation foncière ; la sensibilisation sur leurs droits économiques, sociaux et culturels ; leur formation en matière de législation foncière et minière ; la défense des droits des occupants menacés ou victimes d'éviction de leurs terres; l'assistance juridique aux victimes de violations de leurs droits; l'appui au développement d'activités alternatives de génération de revenus pour les femmes (apiculture, agriculture biologique, élevage caprin).

Au niveau institutionnel et national, le CRAAD-OI mène des campagnes de plaidoyer et de lobbying pour la protection et la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels des communautés concernées dans le cadre des politiques et des programmes de développement de l'Etat (par exemple dans le cadre de la mise en place des Zones d'Investissement Agricole et des Zones Economiques Spéciales), et participe à la révision du cadre légal et réglementaire des investissements privés aux fins d'assurer la prise en compte et le respect des droits humains (révision du Code Minier et du Code pétrolier). Le CRAAD-OI a aussi initié le processus d'élaboration et de concertation avec la société civile, le gouvernement et les institutions étatiques, et le secteur privé sur la Charte Tripartite pour le respect des droits humains et le développement durable dans le cadre des investissements privés à Madagascar.

Au niveau international, le CRAAD-OI collabore avec les organisations internationales de défense des droits de l'homme (Amnesty International, Frontline Defenders), et a lancé des
campagnes de mobilisation pour la libération des défenseurs des droits arrêtés dans l'exercice de leurs activités et pour le respect de leurs droits (cas des meneurs du mouvement de Soamahamanina, de Clovis Razafimalala et de Raleva).

J'ai été particulièrement marquée par l'arrestation et la condamnation à 2 ans d'emprisonnement avec sursis sur la base de fausses accusations de Raleva, membre de l'antenne régionale de l'Observatoire Indépendant des Droits Economiques, Sociaux et Culturels coordonné par le CRAAD-OI, pour la seule et unique raison qu'il avait demandé à voir les permis autorisant une société chinoise à exploiter l'or dans la rivière Isaka qui traverse la commune où il habite dans le district de Mananjary, alors qu'il a été prouvé que cette société opérait illégalement et utilisait du mercure avec des effets catastrophiques sur l'environnement et la santé de la population riveraine. Le CRAAD-OI continue à le soutenir dans la procédure en cassation de son jugement, tandis que la société chinoise continue ses opérations en toute impunité.

GV: Quel regard portez-vous sur le potentiel de développement économique  qu’apporte les investisseurs internationaux?

Pour moi,  il ne s'agit pas d'être pour ou contre les investisseurs internationaux, bien que l'histoire économique mondiale montre que c'est un processus de développement économique endogène conçu et mis en oeuvre avec la participation des communautés à la base qui a le plus grand potentiel de réussite et de pérennité. Dans le cadre de la mondialisation de l'économie, un pays comme Madagascar doit commencer en priorité par mettre en place un cadre de régulation qui lui permettra d'assurer que les investissements internationaux contribueront de manière effective à l'atteinte des objectifs de développement économique qu'il s'est fixé, dans le respect des droits de tous les citoyens Malagasy et des impératifs de protection des écosystèmes et de la biodiversité qui constituent son patrimoine naturel unique au monde.

GV: vous travaillez avec de nombreuses organisations pour la défense des droits des communautés. Est-ce-que chaque association a une expertise/fonction spécifique et comment se déroule la coordination en general?

Le choix des partenaires est effectué en fonction de l'expertise/fonction spécifique qu'ils peuvent apporter dans la mise en oeuvre des différents projets/campagnes qui concernent différentes thématiques liées aux droits économiques, sociaux et culturels, et/ou à la justice sociale, économique et écologique. La coordination s'effectue sur la base d'une convention de partenariat qui définit les rôles et les responsabilités de chaque partie. Généralement, les associations basées au niveau local sont responsables des activités au niveau communautaire, tandis que l'équipe du CRAAD-OI s'occupe de leur appui technique et des actions à mener aux niveaux national et international.

GV: Sur les dossiers en cours, quels facteurs pourraient faire basculer les décisions en faveur des communautés locales:  une sensibilisation accrue de l’opinion publique, une intervention des partenaires internationaux, une politique gouvernementale différente ?

Le facteur déterminant est assurément la volonté politique du gouvernement d'écouter et de prendre en compte la voix des communautés locales, tandis que la sensibilisation accrue de l'opinion publique et une intervention des partenaires internationaux pourraient accentuer la pression sur les gouvernants pour que cette volonté politique devienne effective.

GV: A l’échelle individuelle du citoyen lamba, comment peut-on aider ces communautés ?

Ces communautés ont un besoin crucial de savoir qu'elles ne sont pas seules dans leur lutte et que d'autres citoyens soutiennent leur cause. Chacun peut manifester de la solidarité à leur égard de la manière qui lui semble la plus appropriée : par exemple, beaucoup de gens peuvent écrire au nouveau Président de la République de Madagascar pour lui demander d'annuler la DUP en faveur de Toliara Sands /Base Toliara.

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