Un nouveau documentaire russe fait découvrir les horreurs du Goulag à la génération YouTube

Conditions de tournage dans la Kolyma, dans le Nor-Est de la Sibérie : -55°C dehors. Photo: chaîne YouTube de Iourii Dud, arrêt sur image de Runet Echo.

[Article d'origine publié en anglais le 7 mai 2019] Il semble peu probable qu'une figure comme Iouri Dud ravive dans la conscience russe le souvenir des plus sombres chapitres de son histoire. L'ancien journaliste sportif dirige désormais sa propre émission d'entretiens sur YouTube dans laquelle il interviewe des célébrités et autres personnalités publiques. Chaque interview génère des millions de vues, si bien que Dud apparaît comme un concurrent sérieux de la TV d’État elle-même. Bien que Dud ait interviewé des militants et des politiciens tels que Alexeï Navalny, le militant anti-corruption, il est davantage considéré comme un chroniqueur social que comme un journaliste “sérieux”.

C'est pourquoi le sujet de la dernière émission de Dud a surpris ses 5 millions d'abonnés ainsi que le public russe en général : un documentaire de deux heures sur la région de la Kolyma, aux confins du nord-est sibérien de la Russie, quasi synonyme des répressions de l'ère stalinienne.

Ce territoire désert de l'Arctique, gelé, presque impénétrable, abritait les camps les plus célèbres du Goulag, le réseau soviétique de camps de travail forcé dans lesquels des milliers de petits criminels ou de prisonniers politiques ont disparu. Il est difficile de dire exactement combien de personnes ont péri du froid extrême (les températures hivernales chutent ordinairement en-dessous de 50°C), ou de la faim et du travail forcé dans les mines, mais mêmes les estimations officielles les plus mesurées évoquent le nombre de 150 000 victimes pour un seul des plus grands camps de la Kolyma entre 1932 et 1957.

Dud est conscient du contraste entre les sujets qu'il traite ordinairement et le sujet sensible abordé dans sa dernière émission, comme il l'explique dans la séquence d'ouverture :

А почему вообще после рэперов, юмористов, музыкантов, актеров и режиссеров мы двинулись к такой сложной и тревожной теме? Причины две. Первая: в октябре 2018 года ВЦИОМ опубликовал социологическое исследование, которое привело нас в ступор. Почти половина молодых людей в возрасте от 18 до 24 лет никогда не слышала о сталинских репрессиях. Мы восприняли это как вызов и ждали момента, чтобы этот вызов принять.

Après les rappeurs, les comédiens, les musiciens, les acteurs et les réalisateurs, pourquoi diable aborder ce sujet complexe et dérangeant ? Deux raisons. La première : en octobre 2018, le VTsIOM [centre de recherche russe sur l'opinion publique] a publié une enquête qui nous a stupéfaits. Presque la moitié des 18-24 ans n'ont jamais entendu parler des répressions sous Staline. Nous avons reçu cela comme un défi et avons attendu le moment approprié pour le relever.

Dud ajoute que ces parents l'ont toujours mis en garde : « N'attire pas l'attention inutilement. Ne te fais pas remarquer. Nous sommes des gens modestes, nous n'avons prise sur rien », même dans des cas d'injustice évidents. Il dit s'être toujours interrogé sur les origines de la peur parmi les Russes plus âgés et conclut :« Elle est née dans la première moitié du 20ème siècle et nous a atteints à travers les générations. La Kolyma, dit Dud, est le lieu de naissance de notre peur. »

Les mots de Dud ont touché exactement l'audience qu'il visait : de jeunes Russes inconscients ou à peine conscients de la brutalité de l'histoire récente de leur pays.

En train de regarder l'émission #dud sur les répressions, mon père et mon grand-père m'avaient dit que ça avait été terrible, mais je n'avais pas réalisé à quel point.

Le film est structuré comme un carnet de voyage : l'équipe de Dud accomplit un voyage de 2000 km en suivant l’autoroute de la Kolyma, une route presque entièrement non asphaltée qui relie deux capitales régionales, Magadan et Iakoutsk. Un si grand nombre de prisonniers sont morts durant sa construction dans les années 1930 que l'autoroute est familièrement nommée “la route des os”.

Tout au long de la route, Dud se rend sur les sites, ou à proximité, de certains des camps les plus meurtriers, dont Butugychag où les détenus étaient contraints d'exploiter un gisement d'uranium sans matériel de protection. Il rencontre des militants locaux qui luttent pour préserver la mémoire des victimes des forces de l'indifférence publique et d'une nature impitoyable.

Dud interviewe également des descendants de détenus tels que Natalia Koroleva, la fille de Sergei Korolev, le père du programme spatial soviétique. Korolev a été arrêté en 1938, a passé plusieurs années dans un camp de travail de la Kolyma et, presque mort de faim et d'épuisement, a été transféré vers une sorte de prison pour chercheurs à Moscou jusqu'à sa libération en 1944. Korolev a survécu, mais n'a été totalement innocenté qu'en 1957.

La fille de Korolev peine à retenir ses larmes en décrivant les tortures qu'il a endurées entre les mains de ses interrogateurs. Dud est cependant stupéfait par l'opinion de Koroleva sur Staline. Les réponses de cette dernière donnent un aperçu de la complexité de la question des répressions sous l'ère stalinienne dans la Russie moderne, même pour des gens parfaitement conscients des horreurs infligées à des millions de personnes. Tout en reconnaissant le terrible bilan du système du Goulag, y compris pour sa famille, Koroleva déclare :

Но многое было сделано, конечно, и хорошего. Например, при Сталине была дисциплина более стойкая. Потом, то, что Сталин не уехал из Москвы, когда враги, фашисты, стояли буквально у стен Москвы. Парад на Красной площади состоялся. Трудно судить, конечно.

Mais nombre de bonnes choses ont été accomplies. Par exemple, sous Staline, la discipline était plus stricte. Staline n'a pas abandonné Moscou quand les ennemis, les fascistes, étaient littéralement sous les murs de la ville. Il a même organisé une parade sur la place Rouge. C'est difficile à juger, bien sûr.

Anticipant les critiques qui ont suivi la diffusion de son documentaire, Dud conclut l'émission en soulignant le fait que les horreurs du passé ont toujours des conséquences sur la société aujourd'hui :

Некоторые из тех, кто досмотрел наше видео до конца, скажут: «Дудь, ну что тебе этот Сталин? Что ты так часто о нем говоришь? Тебе же недавно сказали, в чем одна из главных проблем в России: в том, что она живет прошлым, что до сих пор постоянно обсуждает, был Сталин прав, не был Сталин прав?» Мы проехали трассу «Колыма» не чтобы обсуждать, прав Сталин или нет. Дать правильный ответ на этот вопрос совсем не сложно и без нашего участия. Мы проехали трассу «Колыма», потому что это […] про наше настоящее. Страх — главный враг свободы. […] Не бойтесь. Уважайте себя. И, возможно, тогда периодов, когда к людям относятся хуже, чем к животным, в нашей стране больше никогда не случится. Всем мир.

Certains de ceux qui regardent notre vidéo jusqu'à la fin diront : « Dud, quel est ton problème avec Staline ? Pourquoi toujours revenir à lui ? Quelqu'un ne t'a-t-il pas dit dernièrement que l'un des problèmes majeurs de la Russie est qu'elle vit dans le passé ? Qu'elle est toujours occupée à débattre si Staline avait tort ou raison ? » Nous n'avons pas parcouru l'autoroute de la Kolyma pour débattre si Staline avait tort ou raison. Il n'est nullement nécessaire que nous apportions la bonne réponse à cette simple question. Nous avons parcouru l'autoroute de la Kolyma parce que cela concerne […] notre présent. […] La peur est le plus grand ennemi de la liberté. […] N'aie pas peur. Respecte-toi. Alors peut-être notre pays ne connaîtra-t-il plus d'époque où les gens sont traités pis que des animaux.

Le documentaire a été un succès incroyable, même pour les standards élevés de Dud : durant la semaine qui a suivi sa mise en ligne, il a été visionné 12 millions de fois. Mais avec un sujet si complexe et controversé, il était prévisible qu'il attire la critique. Dans une tribune libre, l'écrivain primé Zakhar Prilepine a accusé Dud d'être un agent payé par l'Ouest ayant pour mission de discréditer l'histoire glorieuse de la Russie et de miner son patriotisme. D'autres ont contesté les chiffres mentionnés dans l'émission, en affirmant que le nombre réel des victimes du goulag était moindre.

De stupides rouges accourent sur Internet, en prétendant que Dud a falsifié les chiffres. Ils disent que c'est environ deux millions ici, ou qu'il a gonflé les chiffres de 25% là. Eh bien ! puisqu'il y a des irrégularités et que la pile de cadavres russes est en réalité 25% plus petite, au diable, tout ça ; pardonnons les rouges ! Merci à eux pour leur humanisme !

Certains, en accord avec Natalia Koroleva, ont concédé que nombre d'innocents ont péri dans les camps de travail, mais ont fait valoir que la situation d'alors reste plus enviable que l'anarchie (perçue) d'aujourd'hui :

J'ai commencé à regarder l'émission de Dud et ai éteint après 30 minutes, l'épisode dégouline de haine envers l'Union soviétique et Staline, je ne serais pas surpris si Dud concluait par : « Dommage qu'Hitler n'ait pas gagné ». En ce qui concerne les camps : oui, beaucoup y ont fait un séjour pour des peccadilles, c'était brutal, certes… Mais tout le monde était trop mort de peur pour voler quoi que ce soit (c'est ce qui nous manque aujourd'hui). Mais, bon sang, notre époque n'est pas si différente, ce sont juste les conséquences qui sont moins lourdes : tu peux voler 30 milliards et passer 5 ans en prison, aucun peloton d'exécution.

De tels commentaires sont assez communs parmi les défenseurs actuels des politiques de Staline. 51% de Russes – un nombre record – ont déclaré à l'agence de sondage indépendante Centre Levada qu'ils avaient une vision positive de Staline. « Staline est perçu comme une figure qui a assuré la justice sociale, chose que les Russes recherchent de plus en plus alors que la baisse du niveau de vie et la réforme gouvernementale des retraites provoquent le mécontentement », a déclaré à Bloomberg une analyste de Levada, Karina Pipia.

Malgré tous les efforts de Iouri Dud et de la foule des autres militants des droits civiques avec lui, la Russie restera sans doute profondément divisée au sujet de l'héritage de Staline pour de nombreuses années encore. L'attachement des Russes à Staline et la nostalgie de son époque ne peuvent pas être simplement attribués au travail de “blanchiment” du passé opéré par le gouvernement. De fait, la plupart des initiatives prises pour commémorer Staline viennent du privé, alors que de nombreux officiels de haut rang du gouvernement, tels que Maria Zakharova, porte-parole du ministre russe des affaires étrangères, condamne expressément Staline et ses répressions. En 2017 Vladimir Poutine a lui-même inauguré un mémorial dédié aux victimes du Goulag, en déclarant que « ce terrible passé ne doit pas être effacé de notre mémoire nationale et ne peut être justifié. »

Une vision négative de l'héritage de Staline pourrait être l'un des rares points d'accord entre Poutine et ses nombreux critiques, dont certains sont apparus dans l'émission de Iouri Dud.

La dernière des émissions de Iouri Dud est disponible sur YouTube avec des sous-titres anglais :

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