Moscou : l'interdiction de candidats aux prochaines élections scandalise leurs sympathisants

La police bloque l'entrée de la commission électorale locale de Moscou, où les habitants se sont réunis pour manifester leur soutien aux politiciens de l'opposition dont les candidatures ont été rejetées. Arrêt sur image tiré de la vidéo YouTube de SotaVision “Народ вышел в Москве” [Le peuple est descendu dans Moscou, NdT]

Les réseaux sociaux russophones sont inondés de vidéos de citoyens réclamant que leur signature soit reconnue et validée. La flashmob numérique utilisant le mot-clic #Допускай (laissez-les passer) survient après que plusieurs candidats d'opposition qui espéraient se présenter aux élections législatives de septembre ont été rejetés par la commission électorale de Moscou.

Le graphologue qui a analysé la signature [du politicien] Ivan Jdanov a qualifié la signature de ma mère de fausse ! Alors qu'elle l'a fait devant moi, vous imaginez !

Pourquoi ces signatures sont-elles importantes ? Pour pouvoir entrer dans la course électorale, locale ou municipale, les candidats indépendants doivent obtenir les signatures de cinq à dix pour cent des membres de leur conseil municipal, une procédure connue sous le nom de “filtre municipal”. Les critiques de cet obstacle bureaucratique le considèrent comme une tentative d’empêcher des candidates importuns d'atteindre les urnes. Ces dernières années, ces critiques ont même inclus la commissaire électorale centrale de Russie Ella Pamfilova. En février 2019, les autorités russes ont proposé d'abaisser le niveau du filtre, mais pour ses opposants, seule sa suppression pure et simple peut rendre la politique vraiment compétitive.

Un manifestant moscovite porte un panneau en soutien aux candidats d'opposition. Photographie reproduite avec l'aimable autorisation de Marc Bennetts.

En attendant, à Moscou, il semblait que plusieurs de ces candidats seraient en mesure de dépasser le niveau du filtre, obligeant les candidats pro-gouvernement à disputer une partie serrée. Il est intéressant de noter que les candidats affiliés au parti au pouvoir Russie Unie se présentent comme des indépendants à cette élection. A ce titre, ils sont eux aussi soumis à la règle du filtre, mais ne paraissent pas connaître les mêmes problèmes avec les signatures.

Ainsi, quand le filtre municipal s'est avéré insuffisant, des “experts graphologues” nommés par le gouvernement sont intervenus et ont découvert des raisons manifestement absurdes d'invalider des centaines de signatures. Ce n'est pas un nouvelle tactique : elle a déjà été utilisée pendant les élections municipales de Moscou en 2014. Mais cette fois, l'échelle de l'intervention est autrement plus audacieuse.

Le 14 juillet 2019, l'ancien candidat député indépendant Dimitri Goudkov a qualifié les invalidations de signatures d'un “autre filtre” et a exprimé l'opinion que “le temps [disponible] pour le surmonter est catastrophiquement court”. D. Goudkov, qui espérait lui aussi se présenter à Moscou, a lancé un appel sur sa chaîne Telegram pour que les candidats rassemblent des confirmations écrites des citoyens dont les signatures ont été invalidées. Plusieurs candidats d'opposition, comme Constantin Iankaouskas, ont publié une page spéciale sur leur site internet permettant aux citoyens locaux de vérifier si leur signature a été invalidée, et leur demandant de confirmer leur soutien à nouveau et publiquement.

Des grands noms de l'opposition russe, dont beaucoup sont liés à la Fondation anti-corruption d'Alexei Navalny, se sont ainsi vus interdits de se présenter. Parmi eux se trouvent Dimitri Goudkov, le militant libéral d'opposition Ilia Iashine, et Lioubov Sobol, avocate et figure de premier plan de l'organisation d'A. Navalny (Elle a déclaré commencer une grève de la faim le 14 juillet en réaction à la conduite de la commission électorale).

Pendant plusieurs jours, des milliers de manifestants ont bravé la pluie et la police et se sont rassemblés sur la place Troubnaïa de Moscou pour réclamer l'enregistrement des candidats indépendants de l'opposition et une rencontre avec Valentin Gorbounov, chef de la commission électorale locale de Moscou.

Mais ils n'ont pas été entendus. Ilia Iashine écrit :

Всё, меня официально снимают с выборов. Основание: превышение брака в подписных листах. Все наши аргументы были просто проигнорированы. Отказались рассматривать письменные заявления граждан, подтвердивших свои подписи. Даже выслушать избирателей, пришедших на заседание, не стали: их просто не пустили.

Представитель Мосгоризбиркома Дмитрий Реут скалился: «Ну откуда мы знаем, может, вы их мотивировали? Оснований не верить экспертам нет». Ну то есть если эксперт говорит, что вы вносили данные в подписной лист не сами, то вы просто не имеете шансов доказать обратное. Мнение эксперта важнее заявления самого избирателя.

— Ilya Yashin, Facebook, 15 July 2019

Ça y est, j'ai été officiellement retiré des élections. Les raisons : trop d'irrégularités dans les listes de signatures. Tous nos arguments ont été simplement ignorés. Ils ont refusé de regarder les déclarations écrites des citoyens qui confirmaient leur propre signature. Ils ont refusé d'écouter les électeurs qui se sont présentés aux réunions : ils n'ont tout simplement pas eu le droit d'entrer.

Le président de la commission électorale de la ville de Moscou Dimitri Reout a dit : “Qu'est-ce qu'on en sait, vous les avez peut-être encouragés ? Il n'y a aucune raison de ne pas croire les experts.” Mais bon, ça veut dire que si un expert affirme que vous n'avez pas entré vous-mêmes vos détails dans une liste de signatures, vous n'avez aucune chance de prouver le contraire. L'opinion d'un expert est plus importante que la déclaration de l'électeur.

Même les signatures des personnalités publiques de premier plan ont été invalidées. I. Iashine avait donné son soutien a D. Goudkov, mais ainsi que le magazine numérique Snob le rapporte, sa signature a été invalidée sous prétexte qu'il n'a pas inscrit la date lui-même.

Plusieurs rapports existent à présent comme quoi des signatures et des données des listes manuscrites ont été incorrectement entrées dans les bases de données de la commission électorale. Ivan Jdanov, l'un des avocats de la Fondation anti-corruption d'A. Navalny et candidate indépendant à Moscou, argumente sur Twitter que ces erreurs de frappe ont probablement été intentionnelles. Il donne l'exemple du patronyme d'une femme, Valdimirovna, entrée dans le registre comme “Vladimimrovna”.

Pendant ce temps, continuons. Gorbounov dit qu'il lit nos posts sur les médias sociaux. Laissons-le lire, hein ?

Alexander Zamyatin, homme politique local et rédacteur en chef de Russian Mirror, un magazine sur les inégalités dans le pays, a noté la chose suivante :

Pour comprendre le niveau d'idiotie, considérons le fait suivant. Parmi les signatures de soutien au candidat de Russie Unie Zverev se trouvait celle de notre camarade Alexander Firsov, qui ne lui a absolument pas donné son soutien. Par conséquent, le groupe de travail a déclaré nulle sa véritable signature de soutien à Iankaouskas.

Des histoires bizarres émergent aussi de Saint-Pétersbourg, où se tiendront des élections pour le poste de gouverneur en septembre 2019. Le journal local Fontanka a rapporté que quinze signatures de soutien au candidat du parti d'opposition Iabloko avaient été invalidées parce que les candidats avaient écrit les mots “parti politique” en minuscules. La candidate indépendante Irina Fatianova a partagé le cas suivant :

26.96.2919. Une date incorrecte tirée d'une liste de signatures, dans laquelle les dates inscrites par les autres membres de la même famille sont 26.06.2019. A l'intention de la commission électorale du district de Smolninskoïe : je vais de ce pas à la commission électorale générale et au TRIBUNAL, et j'en reviendrai en tant que candidate, parce qu'il y aura un vote majoritaire contre l'idée débile qu'une année compte 96 mois. Surréaliste.

Elena Rusakova se présente dans le 37e district de Moscou. Elle a expliqué sur Facebook que la signature de Victor Sheinis, l'un des auteurs de la constitution russe, a elle aussi été invalidée. Quant au sociologue de renom Gregory Yudin, il a partagé ses réflexions existentielles quand il a découvert que sa signature de soutien à E. Rusakova avait été déclarée “non-existante” :

С моим несуществованием можно было бы как-то смириться. Я бы постепенно привык к тому, что все вокруг смотрят мимо меня и театрально шагают сквозь меня, когда я протягиваю руку. Однако вместе со мной нет ещё моей мамы, сотен моих соседей по округу и десятков тысяч других москвичей. Все мы – призраки. We are the nobodies.

Так вот, как московский призрак я хочу сказать, что всё это могло произойти только по одной причине. Потому что кто-то сверху сказал «чтобы вот этих кандидатов на выборах не было, а как вы будете это решать, меня не волнует, и больше ко мне с этим не приходите». И как всегда бывает в таких случаях, такая команда ровно в таком виде была спущена до окружных избиркомов, которые получили её в последний момент и решили действовать как придётся. А поскольку все подписи были настоящими, то им пришлось объявлять живым людям, что их нет

— Greg Yudin, Facebook, 17 July 2019

Je pourrais finir par accepter ma non-existence. Je pourrais m'habituer petit à petit à ce que les gens ne me voient pas du tout et marchent de façon théâtrale à travers mon corps pendant je tends les mains. Cependant, à mes côtés se trouvent encore ma mère, des centaines de mes voisins et des dizaines de milliers d'autres moscovites. Nous sommes tous des fantômes. Nous ne sommes personne.

Et donc, en tant que fantôme moscovite, je voudrais dire que tout ceci ne peut être arrivé que pour une seule raison. Parce que quelqu'un la haut a dit : “Débarrassez-moi de ces candidats. Faites comme vous voulez, mais ne venez plus m’embêter avec ça.” Et comme toujours dans ces cas-là, on a délégué cette tache à quelqu'un d'autre, plus bas dans la commission électorale, qui a reçu [ses ordres] au dernier moment et qui a fait ce qui était nécessaire. Et puisque toutes les signatures étaient réelles, ils ont dû déclarer aux vivants qu'ils n'existaient pas.

G. Yudin a exigé que le maire de Moscou Sergueï Sobianine rencontre ces Moscovites “non-existants” et s'explique. C'est un sentiment largement partagé : Ivan Kurilla, professeur à l'Université européenne de Saint Pétersbourg, a conclu que les manifestations sociales de ces dernières années n'avaient pas été oubliées et que les mouvements d'opposition de 2019 étaient d'une teneur très différente et plus résolue que ceux de 2011 :

И это ощущается всеми: молодые политики идут на обострение, власти ужесточают позицию, отбрасывая видимость законности, – все это из-за все более различимого гула в “зрительном зале”.

— Ivan Kurilla, Facebook, 16 July 2019

Les jeunes politiciens vont droit à la confrontation, les autorités renforcent leur position en faisant fi du vernis de légalité. Et tout ça, à cause des murmures de plus en plus perceptibles du fonds de la galerie des “observateurs”.

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