Le photographe Aleksandr Yakimchuk recrée Odessa en noir et blanc

Aleksandr Yakimchuk. Photo de Filip Noubel, utilisée avec autorisation.

Plus qu’une ville, Odessa est un mythe qui est sûrement mieux décrit à travers la lentille de la photographie argentique. Global Voices a rencontré Aleksandr Yakimchuk, photographe basé à Odessa, pour explorer la ville vieille de 200 ans.

Yakimchuk vit à Odessa, un port situé sur la mer Noire et le troisième plus grand centre urbain d’Ukraine. La ville, fondée il y a plus de deux siècles, est célèbre pour sa riche histoire architecturale, littéraire et artistique, et vient de faire une demande d’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Global Voices a rendu visite à Yakimchuk un dimanche matin pluvieux et a discuté avec lui en russe. Dans sa petite chambre située dans la partie ancienne de la ville dans un appartement communautaire, les murs sont couverts jusqu’au plafond de photos, toutes en noir et blanc. Certaines sont les siennes, d’autres proviennent de collègues photographes d’Odessa et d’ailleurs. Dans la minuscule cuisine, un agrandisseur géant se dresse fièrement parmi des tas de négatifs et de livres. Yakimchuk vit pour la photographie et à l’intérieur même de la photographie.

Alors qu’il est assis sur le tapis de sa minuscule chambre, qui fait aussi office de salon et de galerie de photos, il attrape une pile de photos Polaroid et commence à réfléchir aux mois qui se sont écoulés depuis le début de l’invasion russe en Ukraine :

C’est mon nouveau projet, maintenant que je ne peux plus prendre de photos en noir et blanc. Je photographie des amis, mais aussi des inconnus avec un Polaroid. Avant de prendre la photo, je leur demande à quoi ils pensent en ce moment même, et pendant qu’ils préparent leur réponse, leur visage change. J’appuie alors sur le bouton. Lorsque la photo apparaît sur le papier quelques minutes plus tard, je leur demande d’écrire quelques mots reflétant leur état d’esprit. J’ai maintenant environ 200 portraits.

Il parcourt la pile de photos comme s’il jouait avec un jeu de cartes et continue :

Voici la photo d’une femme que je ne connaissais pas que j’ai aperçue sur un banc en train d’allaiter son enfant, ici, près de chez moi. Quand je l’ai vue, j’avais déjà commencé mon projet, mais tout a soudainement pris du sens. Elle était comme une Joconde sur un banc, et j’ai compris que les personnes que je photographie sont des prophètes. Ils me disent qu’il y a de l’espoir, que nous gagnerons cette guerre, que l’amour et l’humanité l’emporteront.

La photographie en noir et blanc, c’est mon apanage

Photo d’une cour d’Odessa d’Aleksandr Yakimchuk, extraite de son album en ligne, utilisée avec autorisation.

Mais avant que Yakimchuk ne trouve cette nouvelle approche Polaroid, il a traversé une crise artistique lorsqu’il a découvert qu’il ne pouvait plus prendre de photos en noir et blanc. Il explique que sa relation à la photographie s’est construite plutôt lentement. Il s’est d’abord inspiré de l’école tchèque de la photographie, à commencer par Jaromír FunkeJosef Sudek et František Drtikol.

Peu à peu, il s’est rendu compte qu’Odessa, avec son riche patrimoine architectural, ses origines multiculturelles et ses changements d’identité continus, devait être montrée en noir et blanc, comme d’autres villes européennes telles que Paris, Vienne ou Prague. À l’âge de 30 ans, il est revenu à la photographie en noir et blanc développée chez lui, quelque chose qu’il avait appris à faire à l’adolescence. Pendant une courte période, il s’est essayé à la photographie numérique, mais a vite compris que selon sa vision du monde, la photographie fait partie de la culture matérielle et elle doit pouvoir être touchée et physiquement conservée. Il sort une lourde pile de négatifs et ajoute : « Voici ce que j’ai pris à Odessa. Il y a environ 30 000 photos. Je dois pouvoir travailler sur chacune, utiliser ce que j’ai et travailler avec. »

Après 2010, il s’est mis à travailler uniquement avec la photographie argentique, développant des négatifs chez lui et prenant des photos d’Odessa, s’inspirant de maîtres tels que Robert Doisneau et Henri Cartier-Bresson.

Yakimchuk ajoute :

Je recherchais l’authenticité, parce que c’est là que l’on peut créer son paradis, comme disait Doisneau. C’est ainsi que j’ai créé ma propre Odessa : après deux ou trois ans, j’ai découvert en analysant mes photos que je pouvais me plonger dans ce monde et m’y dissoudre, vivre à Odessa dans cette beauté. Ma première exposition de photos à Odessa en 2014 était intitulée « Ma ville adorée, ma conversation ». Après cela, j’ai fondé une école privée de photographie et j’ai multiplié les expositions, notamment à Londres et à Istanbul, et j’ai même dirigé une galerie pendant un an, juste avant la guerre, car il n’y a quasiment aucun espace dédié uniquement à la photographie en Ukraine.

La plus grande partie de sa collection est présentée dans des albums sur son compte Facebook et dépeint les gens, les animaux, les rues et les espaces publics d’Odessa comme une source d’inspiration constante, une mémoire vivante de la ville.

Photo d’un marché d’Odessa d’Aleksandr Yakimchuk, extraite de son album en ligne, utilisée avec autorisation.

Le travail de Yakimchuk est également disponible sur son compte Instagram.

Une découverte unique : l’œuvre du photographe Vincent Kugel, compagnon d’Odessa au début du XXe siècle

Photo des archives de Kugel, prise par Filip Noubel et utilisée avec autorisation.

Cette passion pour la photographie argentique en noir et blanc et pour Odessa a mené Yakimchuk vers un autre projet historique unique : la publication d’une collection de photographies d’Odessa datant de 1913 à 1953 du photographe Vincent Kugel, qui s’y est installé depuis sa ville natale, Riga. Ses photos offrent une vision rare d’Odessites de toutes les classes sociales et un portrait changeant de la ville au fil des changements de gouvernements et d’idéologies, de la Russie tsariste à l’Union soviétique stalinienne, en passant par la guerre civile. Port ouvert et ville très internationale dès l’origine, Odessa entretient un rapport privilégié avec la photographie : dès 1894, elle accueille les premiers cours de photographie de l’Empire.

Yakimchuk se souvient avec émotion de la redécouverte de Kugel et il se sent personnellement concerné, étant donné que les deux photographes sont des photographes de rue avant tout :

Ces photos sont restées dans une valise pendant 60 ans et j’ai eu cette opportunité incroyable de travailler sur ces archives grâce à la petite-fille de Kugel et de les publier pour la première fois. C’est un témoignage unique sur l’histoire d’Odessa, mais aussi de la photographie en noir et blanc.

Photo des archives de Kugel, prise par Filip Noubel et utilisée avec autorisation.

Alors qu’il réfléchit à son travail de plus d’une décennie, Yakimchuk n’est pas certain de ce qu’il va faire ensuite : lorsque la deuxième invasion de l’Ukraine par la Russie a commencé le 24 février, il a pris quelques photos en noir et blanc, suivant sa tradition, mais s’est rapidement rendu compte qu’il était submergé par ses émotions et ne pouvait plus continuer à prendre des photos de la même façon, alors il a complètement arrêté.

Photo d’Aleksandr Yakimchuk d’Odessa dans les premières semaines de l’invasion russe en 2022. Photo extraite de son album en ligne et utilisée avec autorisation.

Il conclut en disant :

Est-ce que je reprendrai des photos en noir et blanc de ma ville adorée ? Je n’en suis pas sûr. À ce stade, tout ce que je veux, c’est prendre des photos de la nature. La guerre m’a fait rechercher le silence. Il y a un silence qui accompagne notre couvre-feu quotidien, de 23 h à 5 h du matin. Je sais trouver de la joie dans des choses simples et des sentiments exacerbés par cette guerre. Je pense aux photos de baisers que Doisneau a prises juste après la Seconde Guerre mondiale.

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