Sénégal: Les ferments du coup d’État institutionnel

Image de Macky Sall, président du Sénégal, capture d'écran de la chaîne YouTube Investir au Pays

Cet article est repris sur Global Voices dans le cadre d'un partenariat avec www.afriquexxi.info . L'article original est à retrouver sur le site d’Afriquexxi.

En mettant fin de manière unilatérale, et sans base légale, au processus électoral trois semaines avant le premier tour de la présidentielle, Macky Sall plonge le Sénégal dans une crise institutionnelle sans précédent.

Le Sénégal se dirige vers une élection présidentielle qui se distingue de toutes les précédentes pour deux raisons. D’abord, pour la première fois dans l’histoire du pays, le président sortant n’est pas candidat, ce qui, théoriquement, ouvre le jeu politique et favorise un vrai débat sur les options futures. En outre, le principal leader de l’opposition, Ousmane Sonko, n’est pas lui non plus candidat.

Mais ce 3 février, tout change lorsque, dans un discours à la nation, Macky Sall abroge le décret fixant le premier tour de la présidentielle au 25 février, prétextant une « crise » entre le Conseil constitutionnel, dont deux des sept membres sont accusés de corruption, et l’Assemblée nationale, qui établi une commission parlementaire afin d’enquêter sur ces allégations.

Vingt candidats se sont présentés au suffrage des citoyens sénégalais. Mais deux candidats majeurs sont exclus de la course : Karim Wade, du Parti démocratique sénégalais (PDS), en raison de sa double nationalité (sénégalaise et française), et ce malgré la publication d’un décret de renonciation d’allégeance à la République française daté du 16 janvier 2014 ; et Ousmane Sonko. Détenu depuis le mois de juin 2023, d’abord chez lui puis à la prison de Sébikotane, le leader du Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) a vu son recours rejeté par le Conseil constitutionnel.

La campagne officielle est censée débuter le 4 février et s’étaler sur trois semaines. Mais, dans les faits, elle a commencé depuis longtemps : précisément depuis mars 2021, lorsque Sonko est accusé de viols et de menaces de mort sur une jeune femme, Adji Sarr, et détenu à la section de recherches de la gendarmerie nationale. Au cœur du débat qui a suivi plusieurs questions ont été soulevées, telles que la politisation de l’administration publique, l’état de la justice sénégalaise, ou encore les enjeux liés à la corruption et à la gestion des deniers publics. Ces questions étaient déjà centrales lors des élections municipales et législatives de 2022, à l’issue desquelles la coalition de l’opposition avait réussi à percer des lignes et à déstabiliser l’assise de la majorité présidentielle.

Une administration fortement politisée

Au-delà de la justice, tout le processus électoral ayant abouti à la promulgation des candidats définitifs le 20 janvier a été entaché d’accusations d’obstruction et de partialité. Déjà en septembre 2023, le retrait des fiches de parrainage, qui doit permettre aux candidats de se faire sponsoriser par une partie des électeurs (entre 0,8 et 1 % du fichier électoral), des élus locaux ou des parlementaires, a suscité la controverse. En effet, la Direction générale des élections (DGE) a refusé de délivrer des fiches au mandataire d’Ousmane Sonko, arguant du fait qu’il a été radié des listes électorales après sa condamnation pour « corruption de la jeunesse », et son inculpation pour « atteinte à la sûreté de l’État ».

Après ce refus, l’opposition a engagé plusieurs procédures devant les tribunaux du Sénégal et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour contester cette mesure administrative. Si la Cour de justice de la CEDEAO estime, en novembre 2023, que l’État sénégalais n'a pas violé les droits d’Ousmane Sonko en le radiant des listes et en dissolvant le Pastef, le jugement des tribunaux sénégalais est plus favorable aux plaidoiries de l’opposition, après moult péripéties.

Lorsque le tribunal de Ziguinchor (situé en Casamance à 450 km de Dakar) conteste la radiation de Sonko et demande sa réintégration et l’octroi de fiches par la DGE, celle-ci a refusé d’exécuter ce jugement, arguant que l’État allait porter appel ; ce en dépit du fait qu’en matière électorale toute décision de justice doit être exécutée immédiatement sans préjudice des recours par les autres parties. Lorsque la Commission électorale nationale autonome (Cena) interpelle publiquement la DGE et lui demande à son tour, en octobre 2023, d’octroyer les fiches de parrainage au mandataire du Pastef, tous les commissaires sont limogés et remplacés par décret présidentiel. Bien que le mandat des commissaires de la Cena soit échu depuis mai 2021 et que l’opposition ait longtemps critiqué leur maintien illégal, leur limogeage à quatre mois de l’élection n’a fait que renforcer le sentiment de mise au pas des institutions électorales par l’exécutif.

Ces péripéties ont pris fin le 15 décembre, lorsque le tribunal d’instance de Dakar confirme le jugement de celui de Ziguinchor. Pourtant, en dépit de ce retournement de situation, le mandataire de Sonko n’a jamais pu récupérer les fiches de parrainage. Comme on pouvait s’y attendre dans un tel contexte, cette candidature est rejetée, et malgré un ultime recours des avocats de Sonko, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier, a motivé cette exclusion sur la base de la condamnation définitive de Sonko pour « diffamation » et « injures publiques », et non sur l’argument initial de sa condamnation pour « corruption de la jeunesse ».

Un système judiciaire sous pression

Lors de l’inauguration, en janvier 2024, du nouveau palais de justice de Rufisque, une ville de la banlieue de la capitale, l’ancien procureur de la République et actuel premier président de la cour d’appel de Dakar, Amady Diouf, dénonce « le mépris envers les juges dont il ne faut jamais rire ou se complaire ». Pour lui, c’est « le signe d’une faillite morale et le début d’un effondrement de la démocratie ».

Ce discours traduit un malaise qui n’a fait que monter depuis des années au sein de l’institution judiciaire, notamment des critiques portant essentiellement sur sa partialité et son inféodation au pouvoir exécutif. Ces questions avaient d’ailleurs entraîné la démission d’un membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui dénonçait déjà en 2018 le mauvais fonctionnement de la justice.

Les affaires judiciaires qui ont abouti à l’inéligibilité d’Ousmane Sonko ont été marquées par leur caractère politique à savoir la plainte pour viols et menaces de mort d’Adji Sarr en février 2021, qui a abouti à une condamnation ferme à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse » en juin 2023 ; ou de la plainte pour diffamation et injures publiques du ministre Mame Mbaye Niang, qui s’est conclue par une condamnation à une peine de six mois de prison avec sursis et à une amende de 200 millions FCFA (près de 330 000 dollars américains).

En parallèle de ces procédures judiciaires, les manifestations politiques ont été fortement réprimées par les forces de sécurité, aboutissant à la mort d’au moins 56 personnes entre mars 2021 et août 2023, selon Amnesty International.

L’incarcération est devenue la norme

Le fait que plusieurs membres du Pastef ont été arrêtés et détenus pour « appels à l’insurrection » après avoir appelé à manifester ou à protester contre ce qu’ils considéraient être des abus de pouvoir n’a fait que renforcer ce sentiment de partialité. Parmi ceux-ci figurent les maires : Djamil Sané des Parcelles Assainies (Dakar); Adama Sarr de Keur Massar-Nord ; Mohamed Bilal Diatta de Keur Massar-Sud ; et de Pape Sow de Sangalkam et plusieurs autres élus municipaux.

En avril 2023, le secrétaire national du Pastef, Bassirou Diomaye Faye, candidat en remplacement d’Ousmane Sonko, est arrêté à son bureau au ministère des Finances pour avoir dénoncé dans un post Facebook la « clochardisation de la justice ». Il est inculpé pour outrage à la magistrature. Ces charges sont plus tard alourdies, lorsqu’il est accusé, avec Sonko, en juillet 2023, d’« atteinte à la sécurité de l’État, appel à l’insurrection et association de malfaiteurs » à la suite de la dissolution par mesure administrative du Pastef.

En septembre 2023, le comité pour la libération des détenus politiques estime que plus de 1 000 personnes sont arrêtées et emprisonnées depuis mars 2021 dans le cadre de la répression politique liée à ces affaires. L’incarcération est devenue la norme plutôt que l’exception. Au trop-plein de détenus s’ajoute le non-respect de la procédure judiciaire par les chambres d’accusation. Ainsi, des demandes de liberté provisoire ne reçoivent même pas de réponse (ni positive, ni négative), en violation du code de procédure pénale. C’est le cas de Cheikh Oumar Diagne et de Abdou Karim Gueye, deux activistes proches du Pastef, arrêtés en mars 2023 pour « appel à l’insurrection, à la violence contre les institutions et atteinte à la sûreté de l’État », et détenus depuis à Rebeuss, la principale prison de Dakar.

Dérive de l’hyper-présidentialisme

Récemment, l’exclusion de Karim Wade de la liste des candidats à la présidentielle, après un recours d’une autre candidate, Rose Wardini, sur sa double nationalité franco-sénégalaise, entraîne une nouvelle salve de critiques contre le Conseil constitutionnel. Dénonçant la « corruption » et les « conflits d’intérêt » de deux juges parmi les sept, ainsi que la fuite du jugement avant même la déclaration publique du Conseil constitutionnel, le PDS a poussé à la création d’une commission d’enquête parlementaire le 31 janvier, avec le soutien d’une partie des députés de la majorité.

Ces différents retournements de situation illustrent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire par les acteurs politiques, à commencer par l’exécutif, particulièrement durant les deux mandats de Macky Sall (au pouvoir depuis 2012). Avant Sonko deux autres figures de l’opposition, Karim Wade et Khalifa Sall, ont été exclues de la présidentielle de 2019 à la suite de décisions de justice : ils ont été condamnés en 2015 et 2018, respectivement pour « enrichissement illicite » et « escroquerie portant sur les deniers publics ».

Mais ce 3 février, l’hyper-présidentialisme sénégalais a franchi un nouveau seuil avec la suspension unilatérale du processus électoral par Macky Sall. En effet, cette décision, qui a été prise avant même que la commission parlementaire ait pu auditionner les membres du Conseil constitutionnel et vérifier les allégations portées par Karim Wade, est davantage la résultante de la volonté d’un homme et de son clan de confisquer le pouvoir et de se prémunir d’éventuelles poursuites que d’un souci réel de protéger les institutions.

À bien des égards, cette décision constitue un coup d’État institutionnel par son caractère unilatéral et anticonstitutionnel, lequel risque de générer une crise aux conséquences potentiellement désastreuses pour le pays.

Lire notre cahier spécial : 

Commentez

Merci de... S'identifier »

Règles de modération des commentaires

  • Tous les commentaires sont modérés. N'envoyez pas plus d'une fois votre commentaire. Il pourrait être pris pour un spam par notre anti-virus.
  • Traitez les autres avec respect. Les commentaires contenant des incitations à la haine, des obscénités et des attaques nominatives contre des personnes ne seront pas approuvés.