Le 31 mars fera date en Turquie. Tandis qu'une coupure de courant monstre a laissé une grande partie du pays dans l'obscurité pendant des heures, un commando armé a pris en otage le procureur d'une affaire concernant un adolescent tué pendant les manifestations de Gezi en 2013 et menaçait de le tuer si leurs demandes de justice n'étaient pas satisfaites. L'otage et deux terroristes ont perdu la vie dans l'intervention des forces spéciales turques.
Turkey today: #BuradaElektrikYok; armed group kidnaps, threatens to kill prosecutor; govt asks court to absolve all Sledgehammer defendants.
— David Lepeska (@dlepeska) March 31, 2015
Turquie aujourd'hui : #BuradaElektrikYok ; un commando armé enlève, menace de tuer un procureur ; le gouvernement demande à la justice d'acquitter tous les accusés de Sledgehammer (NdT : l'affaire “Balyoz” ou “Masse de forgeron”)
Panne d'électricité : la faute aux chats
Quand il s'est agi d'expliquer la coupure d'électricité à l'échelon national, qui a été tête de tendance sur Twitter, les Turcs ont bel et bien été laissés dans le noir.
Selon la Compagnie turque de distribution électrique (TEİAŞ), une coupure d'ampleur nationale a commencé vers 10h36 à cause de problèmes sur une ligne de transport électrique dans l'interconnexion entre Europe et Turquie.
Le Ministre de l'Energie Taner Yıldız a défendu que la panne a pu être provoquée par une coupure chez une compagnie privée dans la grande cité d'Izmir, qui a créé un effet domino. Le ministre a ensuite expliqué que ce n'était qu'une possibilité parmi plusieurs et que les faits restaient à confirmer.
La Chambre des Ingénieurs en électricité a déclaré que des compagnies privées d'énergie ne voulaient pas vendre d'électricité à cause des prix bas imposés par les autorités, et que les coupures de courant pourraient être la conséquence de cette impasse.
Pendant ce temps, la premier ministre Davutoglu a refusé d'exclure que le terrorisme soit à l'origine de la panne. Les autorités ont été incapables jusqu'à présent dexpliquer de façon cohérente pourquoi le pays est resté aussi longtemps dans le noir.
La panne a affecté la circulation dans les grandes villes, les feux ont cessé de fonctionner aux carrefours et à Istanbul les célèbres tramways ainsi que le métro se sont arrêtés. Ecoles, hôpitaux et usines se sont immobilisés.*
Bir ülke düşünün bütün şehirlerinde elektirik kesiliyor #BuradaElektrikYok — EMRE ÇAĞLAR (@emrecaglar) March 31, 2015
Imaginez un pays où l'électricité est coupée dans toutes les villes. #BuradaElektrikYok
Sur Twitter, beaucoup de gens ont commenté la coupure de courant sous le mot-dièse #Buradaelektrikyok (Il n'y a pas d'électricité ici). A côté de tweets critiques, d'autres ont supposé un sabotage par les chats omniprésents d'Istanbul.
Le mème des chats se référait à l’explication par Taner Yıldız de la coupure de courant de l'an dernier par des chats qui auraient pénétré dans un poste de distribution.
Trafoya giren kedilerin maaşlar yatmadı.. Bu yüzden sabotaj yapıyorlar bence. #BuradaElektrikYok — bir bölen Kürdüsev (@sucluyorum) March 31, 2015
Les chats qui étaient entrés dans le poste de distribution n'ont pas reçu leurs salaires. Je pense que c'est le motif de leur sabotage. #BuradaElektrikYok
Türkiye Kedi İstilası Altında Ve İlk Eylemleri Türkiye Genelinde Elektrikleri Kesmek Oldu #BuradaElektrikYok pic.twitter.com/33We8pQskE — Bay Kibirli (@BayKibirli) March 31, 2015
La Turquie est envahie par les chats et leur premier acte a été une coupure de courant d'ampleur nationale. #BuradaElektrikYok (Sur l'image : ‘Cible N° 1 : les postes de distribution’)
D'autres songeaient que la disparition de l'électricité avait aboli les inégalités entre villes riches et pauvres en Turquie :
Ülke olarak ilk defa eşit şartlarda yaşıyoruz. #BuradaElektrikYok
— Torbacı™ (@Ersiyn) March 31, 2015
Pour la première fois dans l'histoire, tout le pays est logé à la même enseigne. #BuradaElektrikYok
Enlèvement et meurtre d'un magistrat
Mais pendant que le pays subissait la gêne des coupures d'électricité, c'est une information plus grave qui est survenue.
Vers 12h30, deux hommes du Parti Révolutionnaire du Peuple-Front (DHKP-C) — un groupuscule interdit considéré comme terroriste par la Turquie, l'Union Européenne et les Etats-Unis — a pris en otage le procureur Mehmet Selim Kiraz sur son lieu de travail dans un tribunal d'Istanbul.
M. Kiraz dirigeait l'enquête dans l'affaire Berkin Elvan. Elvan était un garçon de 15 ans atteint par une grenade lacrymogène de la police pendant les manifestations anti-gouvernementales de Gezi en 2013, et mort après un long coma. Elvan était sorti acheter du pain quand il a été touché, mais est devenu un symbole de la violente répression par le gouvernement des manifestations, et plus encore quand le Premier Ministre d'alors Recep Erdogan avait insinué que l'adolescent était lié à un groupe terroriste.
Après la publication d'une photo-choc où un membre du DHKP-C posait, le canon de son pistolet sur la tempe du procureur, le groupuscule a fait connaître ses revendications en ligne assorties d'un ultimatum de trois heures.
Sur la liste des exigences figurait la désignation publique des meurtriers d'Elvan. Après huit heures de vaines négociations, aux environs de 20h30, des coups de feu et des exxplosions se sont fait entendre à l'intérieur du tribunal.
Le gouvernement a confirmé par la suite que les deux membres du DHKP-C ainsi que le procureur sont morts pendant l'intervention des forces spéciales.
Pendant et après l'assaut de la police contre le tribunal, les médias ont reçu interdiction d'évoquer la prise d'otage, ce qui a conduit à la propagation d'informations inexactes et prêtant à confusion via les médias sociaux.
Le contributeur à Global Voices Erkan Saka a essayé de démêler le vrai du faux sur son blog :
J'étais de ceux, nombreux, qui n'ont pas apprécié une telle action contre le procureur… Il y a des déclarations contradictoires — comme toujours — et pas beaucoup de transparence mais je crois que le procureur a probablement été tué pendant l'assaut de son bureau par les forces spéciales. Je ne serais pas trop étonné que les balles ayant tué le procureur appartiennent aux forces de sécurité. Pendant la soirée, j'étais sûr qu'il y aurait une opération. Les régimes autoritaires aiment se mettre en valeur. C'est du bon matériel pour les élections. Mais pour nous qui sommes en-dehors, d'un autre côté, quelle tristesse de voir de nouveaux concitoyens tués aujourd'hui. …
L'incident a été commenté sur Twitter, ainsi que sa gestion, sous les mots-dièses #BerkininKatilleriAcıklansın (Nommer les meurtriers de Berkin) et #SavcıMehmetSelimKiraz (Procureur Mehmet Selim Kiraz). Les deux tweets ci-après disent bien les tensions à l'intérieur de la société et les différences de perceptions de l'incident :
#SavcıMehmetSelimKiraz‘ı öldüren devletin polisidir, nasıl ki serap eseri yakanlar mit'in adamlarıysa bu olay da öyledir.
— Ulaş Haberal (@Habeerall) April 1, 2015
Les meurtriers de #SavcıMehmetSelimKiraz sont les policiers de ce pays. Tout comme les individus qui ont brûlé Serap Eseri [la victime âgée de 18 ans d'un attentat à la bombe incendiaire contre un bus d'Istanbul il y a six ans] faisaient partie du MIT [les services de renseignement].
Üzülüyorum teröristi savunduğunuz kadar #SavcıMehmetSelimKiraz ‘ı savunmadınız. Ne ADİ BİR TOPLUM OLDUK. Yazacak bir şey bulamıyorum..
— Sinan İLHAN (@ILHNSNN) April 1, 2015
Je suis très triste que les gens n'aient pas défendu #SavcıMehmetSelimKiraz autant qu'ils ont défendu le groupe terroriste. NOUS SOMMES DEVENUS UNE SOCIÉTÉ TELLEMENT MÉCHANTE. Je ne sais pas quoi écrire.
Dans ce climat tendu, les parents de Berkin Elvan ont constamment essayé de calmer la situation. Le père d'Elvan a expliqué que la famille avait fait tout son possible pour empêcher que du mal soit fait au procureur, et s'est dit affligé par tout ce qui s'est passé.
L'armée innocentée
Ce même 31 mars, le pays a appris l'effondrement de l'interminable procès impliquant 236 militaires accusés de tentative de renversement en 2012 du gouvernement islamo-conservateur, remis en liberté en 2014 dans l'attente d'être rejugés. L'affaire dite “Masse de forgeron” a occupé la une de la presse turque pendant des années.
Le présent article de Global Voices (en sa version d'origine) a lui aussi été une victime intermittente des coupures d'électricité turques.