Comment des fakes publiés par des médias russes arrivent à berner tout le monde

Modernity Britain: Opening the Box, 1957-1959, David Kynaston. Edited by Kevin Rothrock.

“Ouverture de la boîte”, David Kynaston. Illustration Kevin Rothrock.

Ce billet a été initialement écrit en russe et publié sur le site web Noodleremover.news. Une version en anglais a ensuite été publiée sur Global Voices le 12 septembre 2016.

Cette histoire typique des médias d'information russes s'est produite récemment : elle montre parfaitement comment naissent les fausses nouvelles, comment elles se propagent, qui est derrière, et qui les croit.

Le 25 août, l'agence Interfax rapportait l'histoire suivante :

США-ТРАМП-ПАРАЛИМПИАДА-РОССИЯ
25.08.2016 18:50:40 MSK
НОВОСТИ ИНТЕРФАКСА
Трамп осудил решение o недопуске российских паралимпийцев до Игр × Рио – СМИ
Москва. 25 августа.
Кандидат в президенты США от Республиканской партии Дональд Трамп подверг критике решения Международного паралимпийского комитета (МПК) по недопуску российских спортсменов на Паралимпиаду-2016 в Рио-де-Жанейро и Спортивного арбитражного суда (CAS), отклонившего апелляцию Паралимпийского комитета России. “Решение о недопуске российских паралимпийцев принимали полные кретины, которые и есть настоящие инвалиды. Как объяснить то, что спортсмены из России, где были скандалы с применением допинга, выступали на Олимпиаде в Рио, а все российские паралимпийцы, с которыми не было допинговых скандалов, выступать не будут? Вымещать свою никчемность на сильных душой и телом людях с ограниченными возможностями из России — это ли не подлость и низость?”, — приводит слова Трампа Би-Би-Си.

USA-TRUMP-PARALYMPIADES-RUSSIE
25.08.2016 18:50:40 MSK
INTERFAX NOUVELLES
Trump condamne la décision d'interdire les athlètes russes de Jeux olympiques à Rio – médias

Moscou, 25 août. INTERFAX — Le candidat à l'élection présidentielle pour le Parti républicain Donald Trump a critiqué la décision du Comité paralympique international (IPC) d'interdire aux athlètes russes l'accès aux Paralympiades de 2016 à Rio de Janeiro et de la Cour d'arbitrage du sport, qui rejette la demande en appel du Comité paralympique russe. “Cette décision d'exclure les athlètes russes est le fait de crétins complets – ce sont eux les vrais handicapés. Comment expliquer que les athlètes russes, mis en cause par le scandale du dopage, aient pu être en compétition aux JO de Rio, et que les athlètes paralympiques russes qui, eux, n'étaient impliqués dans aucun scandale ne puissent pas concourir ? Prendre pour victime de son incompétence des gens atteints de sévères déficiences mentales et physiques, n'est-ce pas honteux et bas?” Des propos de Trump rapportés par la BBC.

L'anecdote s'est aussitôt retrouvée dans les tops de l'agrégateur de news du moteur de recherche Yandex.

Reports about Trump's fictional remarks spread far and wide in Russia's news media. Image: Yandex Novosti

La fausse déclaration de Trump reprise immédiatement et très largement par les médias d'infos russes. Image: Yandex Novosti

On aura plus vite fait de citer les médias qui n'ont pas repris cette anecdote de Trump volant au secours des athlètes paralympiques russes, et ce sont (à porter au crédit de mes anciens collègues) RIA Novosti et RT (Russia Today). [NDLT : RT a pourtant repris ces propos, en France tout au moins, dans un court article publié sur le site fr.sputniknews.com, avant de faire état d'une «fausse déclaration».]

Mais voilà le hic : Donald Trump n'a jamais rien dit de tel, ni la BBC rapporté ces propos. C'est ce qu'a découvert Danila Galperovich, correspondant de “Voice of America”, en passant un simple coup de fil au rédacteur en chef d'Interfax. Lequel a publié aussitôt le rectificatif suivant:

АННУЛИРОВАНИЕ

Просьба аннулировать сообщение со слаг-лайном США-ТРАМП-ПАРАЛИМПИАДА-РОССИЯ и заголовком “Трамп осудил решение о недопуске российских паралимпийцев до Игр в Рио — СМИ”, вышедшее на ленту в 18:50:40 МСК как выпущенное ошибочно. Приносим извинения подписчикам.

ERRATUM: Merci de supprimer la brève USA-TRUMP-PARALYMPIADES-RUSSIE titrée “Trump condamne la décision d'interdire les athlètes russes de Jeux olympiques à Rio – médias” parue par erreur sur le fil d'infos Interfax à 6:50 p.m. le 25 août 2016. Toutes nos excuses à nos abonnés.

L'histoire a été ensuite largement diffusée, l'erreur maintes fois commentée. Maintenant, venons-en à ce que j'ai pu, pour ma part, remarquer. La source de cette fausse information est un site web que je ne connais que trop. Les soi-disant propos de Trump en faveur des athlètes paralympiques russes ont fait leur première apparition sur Oppps.ru (“Optimist”) — l'un des favoris de longue date du Noodleremover [littéralement «Anti-raconteur de salades», sorte de «Hoaxbuster» russe].

Ce n'est certes pas la première fois qu'une intox venue du site “Optimist” se fraie un chemin jusque dans les fils de “vraies” news. J'ai déjà écrit plusieurs articles sur ce sujet. A chaque fois, la méthode est exactement la même, et à chaque fois, malheureusement, ça marche : Oppps.ru pond une “news” contenant une citation haute en couleur d'un personnalité quelconque, avec le nom d'un média réputé (et le plus souvent étranger). Généralement, il s'agit de la BBC (parfois de la Deutsche Welle), et pour plus de crédibilité, ces fausses news sont le plus souvent agrémentées de la signature d'un correspondant réel à Moscou.

Ces pseudos-news commencent par apparaître sur un site marginal ou spécialisé, avant de remonter vers de plus “grands” médias. Ce qui donne une chaîne complexe de légitimation de fausses infos: une brève publiée par un obscur site web est reprise par un site un peu plus connu, d'où elle remonte vers les médias nationaux ou, mieux, est reprise par un service de presse. Et quand une info émane du fil d'Interfax, Tass ou RIA, elle est considérée comme véridique a priori. Peu de gens vont avoir l'idée de vérifier ce que racontent les plus grandes agences d'information du pays. Voilà comment une information objectivement fausse se retrouve dans les tops news d'un site comme celui de la radio indépendante Echo de Moscou. Ou même sur le quotidien papier indépendant Vedomosti.

A la fin, quelqu'un aura l'idée de jeter un coup d’œil au site du média étranger, et va découvrir que la personnalité citée n'a jamais rien dit de tel, et n'a d'ailleurs peut-être même pas été interviewée par la première «source» mentionnée.

A ce point de l'histoire, Oppps.ru supprime la brève originale de son site, ce qui fait que la source d'origine est perdue. Mais j'ai appris à chercher où il faut. L'écriture est trop reconnaissable. Et bien sûr, c'est…

Image: Oppps.ru

Image: Oppps.ru

J'ai archivé ceci spécialement pour l'édification des staffs de rédaction où que ce soit dans le monde: http://archive.is/zVkN7 (J'ai utilisé, et je m'en excuse, un site web, archive.is, interdit en Russie par le -qu'il brûle en enfer- Roskomnadzor : ouvrir le lien avec Tor ou un autre réseau d'anonymisation.)

Ensuite, un employé des publications qui ont repris la fausse «information» va soit supprimer tranquillement la note, soit ajouter à la fin un démenti (les plus honnêtes font leurs excuses au lecteur, tels Interfax lui-même ou les «Vedomosti»), mais les moins scrupuleux ne se fatiguent pas (pourquoi supprimer quelque chose qui marche et fait du trafic). Sur le site des «Vesti», la brève est toujours là (en archives) sans aucune note ni démenti. «Vinovnik torjestva», le site du magazine «Sport soviétique» qui a, visiblement, a repris le premier «l'info» publiée sur oppps.ru, ne s'est même pas donné la peine de le faire. L'«info» avec la fausse citation et le lien vers une brève de la BBC qui n'existe pas est toujours disponible dans les archives du site quatre jours plus tard. Rien là qui dérange ni Yaroslav Karamov, qui signe l'article, ni ses supérieurs. S'excuser auprès des lecteurs pour une erreur, c'est contraire à leur dignité.

Celle qui s'en sort le mieux est la «Rossiskaïa Gazeta», qui a été l'une des premières à republier le fake. En ligne, l'histoire avec en gros titre “La critique du Comité paralympique par Trump est PEUT-ETRE un fake.” Mais bon sang de bois ! C'est un fake ou ce n'en est pas un !

A ce point-là de l'histoire, je souhaiterais partager mon expérience personnelle. Derrière cette pauvre brève d'Interfax avec son bandeau «ANNULATION» se cache un vrai drame professionnel, invisible pour les lecteurs. La brève n'était pas placée n'importe où sur le site, mais sur le terminal, le fil d'actu accessible non pas aux lecteurs, mais aux abonnés, c'est-à-dire les autres médias, qui paient l'agence pour recevoir les infos de leurs correspondants en premier. Ensuite, d'autres médias rachètent les dépêches d'agences, leur ajoutent des photos, les commentaires de leurs experts, et ainsi de suite. Et les grandes agences se livrent une concurrence féroce pour que leurs abonnés reçoivent la «BREAKING NEWS» en premier. Car même s'il y a 100 médias différents accrédités pour une importante conférence de presse, tout le monde citera ensuite l'agence de presse qui a publié la news sur son fil la première. C'est pourquoi, quand je travaillais pour RIA, il y avait un assistant spécial chargé de mesurer de combien de secondes RIA devançait Interfax et Tass et sur quelles infos. Le service de news était réputé pour sa remarquable réactivité.

Ce qui n'avait pas que du bon, naturellement. La chose la plus terrible pour un journaliste est d'écrire un article et d'avoir par la suite à se rétracter. Une agence de news est la source d'information principale non seulement pour ses lecteurs, mais aussi pour les autres publications. Donc s'il arrive qu'un fake se fraie un chemin jusqu'au terminal, il sera instantanément transmis à l'ensemble des médias, et tout le monde citera votre agence. C'est pourquoi à RIA, avoir publié un article qui exige un correctif est passible d'une pénalité de 10.000 roubles (environ 150 dollars US). Sans compter la honte publique, ça va de soi. Je ne sais pas comment ça se passe chez Interfax, mais je suppose qu'il y en a un qui a passé un mauvais quart d'heure après l'affaire de la brève Trump.

В интервью радиостанции «Говорит Москва» сотрудник агентства сообщил, что в «Интерфаксе» сожалеют о сложившейся ситуации.
«”Интерфакс” приносит извинения своим подписчикам», — сказал он.
Собеседник радиостанции также добавил, что опубликовавшего новость ожидает суровое наказание.
«Я поговорил в BBC, они сказали, что у них не было. И мы тут же ликвидировали всё это. Я ещё пока не разбирался. Я разберусь и накажу так, что людям будет плохо», — заключил он.

Interfax présente ses excuses après une dépêche reprenant une fausse déclaration de Donald Trump sur les Jeux paralympiques.

Dans une interview à la radio Ici Moscou, un représentant de l'agence a dit qu'Interfax regrettait l'incident. “Interfax présente ses excuses à ses abonnés”, a-t-il déclaré, ajoutant qu'une sanction sévère attendait le responsable.

“J'ai parlé à la BBC, et on m'a dit qu'ils n'avaient jamais eu vent de ces propos de Trump. Et nous avons immédiatement supprimé le tout. Je n'ai pas encore le fin mot de l'affaire, mais quand je l'aurai, le responsable sera sanctionné de telle façon qu'il s'en souviendra”, dit-il.

A juste titre. On comprend bien que l'équipe de journalistes du bureau de news d'une grande agence ait pour mission d'écrire des articles plus vite que tout le monde, mais vérifier si Trump avait effectivement donné une interview à la BBC n'aurait pris qu'une ou deux secondes. La même chose s'est produite lors de la mort de Mikhaïl Gorbatchev, ou lorsque qu'une Ksenia Sobchak sous l'emprise de drogues s'est fait expulser de la conférence de presse de Poutine. Ou encore pour Maria Gaïdar enceinte de Mikheil Saakashvili.

Je n'invente rien. Toutes ces “infos” émanent du site Oppps.ru et ont, sous une forme ou une autre, fini par faire les gros titres de “vraies” agences d'infos. Au premier abord, Oppps.ru est typiquement une usine à contenus, un site poubelle sous WordPress qui siphonne les contenus des autres sites et recueille un certain nombre de visites d'internautes surfant à la recherche d'infos croustillantes. Mais une chose distingue Oppps.ru des milliers d'autres sites du même genre : son propriétaire s'est donné ce que l'on peut appeler une mission. Et il a une parfaite connaissance des méthodes des nouveaux médias et de la psychologie de leurs usagers. A côté de centaines de posts du genre “La meilleure recette de boulettes de viande” et du “Top 10 des aphorismes de Faina Ranevskaya”, il publie des contenus élaborés de main de maître, qui vont par dizaines se faire un chemin jusqu'aux vrais sites d'infos, voire jusqu'aux agences de news nationales.

Cette personne qui détient Oppps.ru, je l'ai rencontrée, et j'ai eu avec lui une curieuse conversation. Il a tenté de me convaincre que tout ce schéma n'est pas de son invention, que lui-même se contente de copier le contenu d'autres sites.

Алексей: Скажите, а вы сами новости пишете? У вас прямо редакция с сотрудниками?

Меня очень интересует ваша технология написания новостей, которые потом попадают в самые разные издания, вплоть до федеральных.

—: Все новости копипаст. Часть с украинского сегмента, часть с российского. Половина либерального, половина патриотичесткого.

Алексей: Но есть какое-то количество новостей, которые появляются именно у вас.

По одной и той же схеме: берется известный ньюсмейкер, берется западное или российское издание, настоящее имя корреспондента и так далее.

Про Ксению Собчак и Соломина с Эха, например.

—: Есть такое. Тут используется слабость поисковых систем. Дело в том, если делатъ новость по комментариям на каких-либо сайтах, то выводится сайт, при том, что сам комментарий был намного раньше.

Схема в основном украинская придумка. Они так и делают.

Alexei: Est-ce que vous écrivez vous-même vos articles? Avez-vous une vraie rédaction avec une équipe? Je voudrais réellement savoir comment exactement vous écrivez ces articles que l'on va retrouver ensuite sur d'autres publications, et même dans les médias nationaux.

—: Toutes ces news sont des copier-coller. Une partie vient du web ukrainien, une autre du web russe. La moitié sont issues de sites libéraux, l'autre moitié de sites nationalistes.

Alexey: Mais un certain nombre de ces news paraissent en premier sur votre site. Elles sont toutes taillées au même format: on prend une personnalité célèbre, une publication russe ou occidentale, le nom d'un correspondant qui existe réellement, et ainsi de suite. Par exemple Ksenia Sobchak et [Alexeï] Solomine de l'Echo de Moscou.

—: C'est un fait, de telles histoires existent. Ici, nous exploitons une faille des moteurs de recherche. Si vous écrivez un article [qui reprend] des commentaires parus sur certains sites web, les sites vont apparaître [dans les résultats de recherche] alors que l'article aura été enterré bien avant.

Cela ne m'a pas surpris, parce que la chaîne de toutes ces fausses infos aboutit à Oppps.ru — ce qui montre que le site pourrait vraisemblablement les écrire lui-même. Mais pourquoi?

—: Мне кажется каждый человек в отдельности должен самостоятельно научится думать и анализировать, а не верить всему тому, что пишут в тырнетах.

Алексей: Тут я с вами на 100% согласен.

Прям вот пожимаю обе руки

—: Поэтому нужно и проверять и читать 2 стороны

И читать посередине

Вообщем так))

Фейковые новости, как нам кажется нужны именно для того, чтобы человек не разучился думать самостоятельно.

Алексей: Я с вами полностью согласен в целях, но не уверен, что разделяю средства.

Информационного мусора сейчас более чем достаточно.

—: Ведущие СМИ мира разделяют.

На свете еще не родилась та газета или журнал, где 100% писали бы правду…

—: Je pense que chacun doit apprendre à à penser et à analyser par lui-même, et non pas croire ce qu'on lit dans les internets [sic].

Alexey: Là, je suis d'accord à 100%. J'applaudis des deux mains.

—: C'est pourquoi il faut lire et vérifier les deux côtés [de chaque histoire], et lire entre les lignes. C'est la base :) :) Nous pensons que les fakes sont utiles précisément pour que les gens n'oublient pas de penser par eux-mêmes.

Alexey: Je souscris totalement aux objectifs, mais je ne suis pas sûr d'être d'accord avec les moyens. Il y a bien assez de déchet comme ça dans la sphère de l'information.

—: Les grands médias internationaux sont pareils. Nulle part dans le monde vous n'allez trouver un journal ou un magazine qui va écrire la vérité 100% du temps.

Ainsi, le propriétaire d'un site qui commercialise de fausses nouvelles serait en fait au service d'une lecture critique et distanciée. Je ne peux pas dire, quoi qu'il en soit, qu'il ait été vraiment efficace quant aux buts visés: les mass médias et leurs lecteurs se font encore et encore avoir par des fausses informations.

L'évaluation critique des sources d'information est une compétence clé qui reste insuffisamment développée, le cas Interfax le montre bien. Ce qui fait enrager de nombreux lecteurs dans les sections de commentaires, qui disent —hé, en fait il s'avère que Trump est vraiment de notre côté.

Noodleremover remercie Danila Galperovich et Vasily Gatov, qui ont aidé à rédiger ce texte.

La version originale de ce texte, en russe, est disponible sur Noodleremover.news.

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