Un professeur s'immole pour alerter sur l'avenir fragile des langues minoritaires de Russie

L'ultime  interview du professeur Albert Razine, devant le Conseil d'Etat d'Oudmourtie, arrêt sur image de la vidéo YouTube d'Udmtuno.

Le 10 septembre 2019, Albert Razine debout devant le bâtiment du Conseil d’État à Ijevsk, une ville dans le centre-ouest de la Russie, s'est immolé par le feu. Ce professeur de 72 ans a été transporté à l'hôpital où il est  mort de ses brûlures peu de temps après.

Sur une bannière trouvée à côté de son corps on pouvait lire : “Si ma langue disparaît demain, je suis prêt à mourir aujourd'hui”—une citation du poète de langue avar Rasul Gamzatov. La dernière manifestation de Razine n'était pas sa première. Le professeur était un fidèle défenseur de sa langue maternelle oudmourte, dont il désespérait de plus en plus de l'avenir dans les dernières années.

L'oudmourte est une langue ouralienne (parfois dite finno-ougrienne) surtout parlée dans la République d'Oudmourtie dans la région de la Volga de la Russie d'Europe. L'oudmourte a eu son moment éphémère de célébrité lorsque les Bouranovskie Babouchki, l'ensemble candidat de la Russie, s'est produit dans cette langue au concours de chansons de l'Eurovision 2012.

Une large centaine de langues sont parlées en Russie aujourd'hui, et 35 d'entre elles ont aux côtés du russe le statut de langue officielle dans les 22 régions autonomes du pays, dont fait partie l'Oudmourtie. Beaucoup de ces langues paraissent en danger de disparaître, et l'oudmourte ne fait pas exception. Les recensements russes indiquent qu'entre 2002 et 2010 le nombre de locuteurs de l'oudmourte a baissé de 463.000 à 324.000—un déclin de 30% en seulement huit ans. En 2011, l’Atlas des langues en danger de l'UNESCO a classé l'oudmourte “en danger”. Les études indiquent que la situation ne s'améliore pas.

Des centaines de personnes ont assisté aux funérailles de Razine au Théâtre d’État d'Ijevsk le 12 septembre, en présence d'officiels.

La mort de Razine a provoqué un débat limité en ligne et dans les éditoriaux des journaux, sur le sort des langues minoritaires en Russie. Les locuteurs d'autres langues minoritaires expriment leur solidarité avec les locuteurs de l'oudmourte aux moyen des mots-clics #АльбертРазин and #МонМиРазин (“Vous et moi sommes Razine” en oudmurte).

On aurait pourtant du mal à trouver de l'introspection dans ces discussions. De fait, beaucoup de Russes semblent trouver l'acte du professeur totalement incompréhensible.

Les temps sont durs pour les droits des langues minoritaires en Russie. En juin dernier, Razine a été l'un des rares personnages publics à envoyer une lettre ouverte implorant des responsables locaux de ne pas soutenir une loi controversée supprimant l'étude obligatoire des langues minoritaires dans les républiques autonomes du pays. Le Président Vladimir Poutine défendait qu'il ne fallait pas faire étudier aux enfants des langues qui ne sont pas leurs langues maternelles ; l'enseignement en langues minoritaires est désormais entièrement facultatif, ce qui fait craindre que de nombreuses écoles arrêtent purement et simplement de les proposer. Le Conseil de l'Europe a vigoureusement critiqué [en] cette loi en février 2018, observant que “ces dernières années un accent important a été mis sur la langue et la culture russes pendant que les langues minoritaires apparaissent marginalisées”.

Idel-Ile, un blog en tatar et russe qui traite des relations inter-ethniques dans la région, décrit ainsi la situation :

В школах УР изучаются удмуртский, татарский, марийские языки. В минимально достаточном объёме – 3 урока в неделю – родные языки изучаются только в небольших сельских школах мононациональных сёл. В райцентрах, где учатся около половины сельских детей, родной язык изучается не более 1 часа. В городах национальные языки ни в качестве родных, ни удмуртский государственный практически не изучаются. Выбор родного языка носит фиктивный характер, почти везде “выбирают” русский язык … Таким образом удмуртский язык практически не изучается в школах городов и райцентров, и доступен для изучения только жителям удмуртских поселений – для не более чем половины сельских удмуртов.

Dans les écoles de la république d'Oudmourtie on étudie comme langues l'oudmourte, le tatar et le mari. Au minimum possible : trois cours par semaine. Les langues autochtones ne sont enseignées que dans les petites écoles rurales de villages à nationalité unique. Dans les chefs-lieux régionaux, où étudient environ la moitié des enfants de la campagne, la langue autochtone n'est pas enseignée plus d'une heure. Dans les villes, les langues des nationalités ne sont pratiquement pas enseignées du tout, que ce soit en qualité de langue autochtone ou d’État. Le choix d'étudier sa langue maternelle est fictif : presque partout on “choisit” le russe […] C'est ainsi que la langue oudmourte n'est pratiquement pas étudiée dans les écoles des villes et des chefs-lieux régionaux, et n'accèdent pratiquement à son enseignement que les habitants des colonies de peuplement oudmourtes, pas plus de la moitié des Oudmourtes ruraux.

Alors, pour un activiste engagé de la langue oudmourte comme Razine, la nouvelle loi a pu être le coup fatal.

Mais il semble aussi que les opinions carrées de Razine n'étaient pas représentatives de tous les activistes oudmourtes. Vladimir Baymetov, un membre de l'organisation Oudmourte Kenesh, a déclaré au site web local Udm-Info que “[Razine] était un ancien très respecté ; il a été toute sa vie un activiste du mouvement oudmourte, mais a parfois adhéré à des idées très radicales”.

Les autorités locales d'Oudmourtie ont exprimé leurs condoléances, mais non sans mises en garde. Le 11 septembre, le président de la république Alexander Brechalov a loué les contributions de Razine à la vie culturelle de l'Oudmourtie, tout en appelant les médias à “ne pas spéculer sur les liens entre les politiques ethniques de la république et l'auto-immolation de l'activiste… les politiques menées dans la région visent exclusivement au soutien de la langue, culture et histoire [oudmourtes]”.

Les paroles de Brechalov sont d'autant plus pertinentes en Oudmourtie, qui fait rarement les titres de l'actualité en Russie et n'a rien d'un foyer de tensions ethniques.

Si donc le lien entre les politiques étatiques et la protestation de Razine peut paraître évident à ses camarades activistes de la minorité, d'autres prennent une position toute différente. Dans les discussions en ligne au sujet de Razine, de nombreux utilisateurs du RuNet [l'internet russe] rabaissent les langues autochtones et semblent abasourdis que quiconque puisse s'en servir dans la vie de tous les jours, et a fortiori mourir pour elles. Une attitude qui certes ne se limite pas à la Russie.

Les commentaires sous un billet au sujet de Razine dans un groupe VKontakte populaire sur Ijevsk en sont une illustration parfaite. De nombreux usagers ont comparé le sort des langues minoritaires à d'autres problèmes sociaux “plus urgents” :

За удмуртский язык? Что блеат? Это основная проблема в рф что ли? Акцизы, медицина, образование да хотя бы пенсионный возраст, нет блин из за удмуртского языка…

— Антон Городецкий, ВКонтакте, 10 сентябрь 2019

Pour la langue oudmourte ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? C'est vraiment le principal problème de la Russie ? Les taxes sur la consommation, la médecine, l'enseignement, ou ne serait-ce que l'âge de la retraite, non, purée, pour la langue oudmourte…

D'autres commentaires dans la même série se sont interrogés sur la santé mentale de Razine, ou l'ont tancé de ne pas avoir pris des mesures moins extrêmes pour préserver la langue, se fiant à la “linguistique amateur” pour mettre en question la “nécessité” de l'oudmourte et d'autres langues régionale à l'ère moderne. Par exemple, cet utilisateur de Twitter cite le fait que la norme écrite de l”ourdmourte a été codifiée au début de la période soviétique pour “preuve” de son retard par rapport au russe.

Des réactions plus poignantes peuvent être trouvées sur les les groupes d'apprentissage de l'oudmourte existant sur VKontakte, le populaire réseau social russe. Locuteurs et adeptes déplorent la lente mais apparemment irréversible disparition de la langue, dans des discussions titrées “pourquoi a-t-on honte d'être Oudmourte ?” Il faut relever que beaucoup de ces discussions avaient débuté des années avant le suicide de Razine. Une femme raconte :

Déjà dans les lointaines années 90, nous prenions le bus et bavardions avec une amie dans notre langue natale. Tout ce qu'on nous déversait dessus… Il y avait des étrangers ici ! On avait beau objecter que nous vivions dans notre petite patrie et parlions entre nous. Mais beaucoup ne pouvaient pas répliquer pleuraient seulement.

Certains utilisateurs du RuNet ont sarcastiquement comparé l'indifférence des patriotes envers le sort des langues minoritaires de la Russie à leur souci pour les droits des russophones dans les autres pays post-soviétiques :

Le scientifique émérite d'Oudmourtie [Albert] Razine a tenu une manifestation individuelle, en tenant des pancartes réclamant le sauvetage de la langue oudmourte, puis il s'est éloigné et s'est mis le feu. Il est mort à l'hôpital.

Et maintenant, vermine de vatniks, racontez-moi comment on opprime la langue russe en Ukraine ou en Lettonie !

Pourtant, le journaliste Maxime Goriounov a souligné que le “chauvinisme mou” se détectait aussi dans l'opposition et la presse indépendante russes :

про Российскую империю в головах: у Новой Газеты первый заголовок о самосожжении Альберта Разина – «В Ижевске… поджег себя защитник малых народов».

Альберт Разин защищал удмуртский язык. это государственный язык Удмуртии. вместе с русским.

Удмуртия, согласно статье №1 ее конституции 1994 года, является «государством в составе Российской Федерации». […] то есть, Альберт Разин защищал государственный язык своей страны, а не «малые народы». он не про «культурный Гринпис» для «индейцев». он про права и свободы народа, у которого уже есть конституция и территория. почувствуйте разницу. очевидно, автор заголовка не считает Удмуртию государством. «малый народ» – это скорее про природный парк с милыми людьми в традиционных одеждах. надо ли говорить, что у российского чиновника схожее мнение?

— Максим Горюнов, Facebook, 10 сентябрь 2019

A propos d'impérialisme russe dans les têtes : le premier titre de la Novaïa Gazeta sur l'auto-immolation d'Albert Razine était “A Ijevsk… un défenseur des petites nationalités se suicide par le feu”.

Albert Razine défendait la langue oudmourte. C'est la langue officielle de l'Oudmourtie, à côté du russe.

L'Oudmourtie, selon l'article premier de sa constitution de 1994, est un “État membre de la Fédération de Russie.” […] C'est-à-dire que Albert Razine défendait la langue officielle de son pays, et non pas “les petites nationalités.” Il n'était pas pour “un Greenpeace culturel” pour les “Indiens.” Il était pour les droits et libertés d'une nation déjà pourvue d'une constitution et d'un territoire. Sentez la différence. A l'évidence, l'auteur du titre ne considère pas l'Oudmourtie comme un État. Une “petite nation” sonne plus comme une réserve naturelle avec de gentils individus en costume traditionnel. Est-ce nécessaire de dire les fonctionnaires russes pensent de même ?

Les observateurs de diverses inclinations politiques ont vu dans l'acte de Razine une décision extrême pour une cause marginale. Ochki Brechalova ou “Les lunettes de Brechalov”, une chaîne populaire de Telegram qui suit la politique en Oudmourtie, espère que l'acte désespéré de Razine finira par être compris :

Это был тяжёлый день. Он, безусловно, войдёт в историю Удмуртии. О поступке Альберта Разина будут рассказывать следующим поколениям удмуртов, как сейчас рассказывают о Кузебае Герде, ставшим жертвой сталинского ГУЛАГа. Ещё много будет чего сказано и написано. Настоящее осмысление трагедии впереди. Уроки в краткосрочной перспективе извлечены, к сожалению, не будут. Ни властью, ни национальным удмуртским сообществом. Это по реакции четко показал сегодняшний день.

—Очки Бречалова, Telegram, 10 сентябрь 2019

Ce fut une dure journée. Une journée qui, sans aucun doute, passera dans l'histoire de l'Oudmourtie. Les prochaines générations d'Oudmourtes parleront de l'acte d'Albert Razine, comme on parle aujourd'hui de ceux du [poète oudmourte] Kuzebay Gerd, victime du goulag stalinien. On parlera et surtout écrira. Mais la pleine compréhension de cette tragédie est devant nous. A court terme, malheureusement, les leçons ne seront pas tirées, ni par le pouvoir, ni par la communauté nationale oudmourte. Les réactions d'aujourd'hui l'ont montré clairement.

Les leçons seront-elles tirées trop tard ? Si oui, tout ce qui sera dit ou écrit sur la mort de Razine dans vingt ou trente ans, ne le sera probablement pas en oudmourte.

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