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Des responsables des médias et de la société civile au Timor-Leste ont exprimé leurs inquiétudes face à la possible réintroduction de la loi sur la diffamation criminelle dans le pays.
Le 5 juin, le ministre de la Justice a annoncé que le projet de loi [pdf], qu’il envisage de soumettre au Conseil des ministres, restaurera dans le Code pénal du pays le délit de diffamation criminelle, aboli par le gouvernement en 2014 avec l’adoption d’un nouveau Code de la presse.
Le projet prévoit que quiconque « allègue/impute un fait ou porte un jugement dépréciatif qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne, ou communique cette allégation, cette imputation ou ce jugement à un tiers » peut être poursuivi pour diffamation criminelle. La peine encourue est de un an d’emprisonnement ou une amende, mais les contrevenants sont passibles d’une peine allant jusqu’à trois ans de prison si le plaignant est un fonctionnaire ou si les propos tenus sont diffusés par les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux. Quiconque diffame une entreprise, un·e ancien·ne représentant·e du gouvernement ou une personne décédée encourt également une peine en vertu de la loi.
Parmi les raisons justifiant l’amendement du Code pénal, le document mentionne [pdf] l’utilisation généralisée des réseaux sociaux :
…through the media and social networks, the offenses against honour, good name and reputation are amplified, thus causing repercussions that affect more seriously the dignity of those targeted, and also the dignity of the State, who should also be responsible for protecting its own dignity.
[…] sur les réseaux sociaux et dans les médias, les délits portant atteinte à l’honneur, à la considération et à la réputation sont amplifiés, entraînant de fait des répercussions qui nuisent plus gravement à la dignité des personnes ciblées, ainsi qu’à la dignité de l’État, qui doit également assumer la protection de sa propre dignité.
Cependant, José Ramos-Horta, lauréat d’un prix Nobel et ancien président, a mis en garde le gouvernement sur les potentielles répercussions de ce projet de loi sur la liberté d’expression. Il a également émis des doutes quant au fait que les problèmes du pays puissent raisonnablement être imputés à l’utilisation généralisée des réseaux sociaux :
I do not see that over the years the proliferation of social networks has affected in any way, the security, peace or development of the country and the dignity or prestige of the government.
If we do not want the media and social networks to report embarrassing things that do not dignify, let us behave with greater civility.
Je n’ai pas constaté que, au fil des ans, la prolifération des réseaux sociaux a compromis de quelque façon la sécurité, la paix ou de développement du pays ou encore la dignité et la considération du gouvernement.
Si nous ne souhaitons pas que les médias ou les réseaux sociaux rapportent des faits embarrassants qui nous portent préjudice, faisons preuve de plus de civilité.
Cette dernière phrase faisait référence à une violente altercation qui a opposé des membres du Parlement lors d’une séance, en mai.
Dans une déclaration du 15 juin à l’attention du gouvernement, l’organisation de société civile La’o Hamutuk a affirmé que « personne ne devrait avoir peur de dire la vérité ». L’organisation a alerté sur les potentielles conséquences [pdf] du projet de loi pour les citoyen·ne·s :
This draft law threatens everyone, particularly vulnerable people without political connections or financial resources. The law has the potential to silence women who have experienced violence or sexual assault, and prevent them from writing or talking about their experiences without hard evidence.
Ce projet de loi menace tout un chacun, particulièrement les personnes vulnérables sans relations politiques ou ressources financières. La loi risque de museler les femmes victimes de violences ou d’agression sexuelle et de les dissuader d’écrire au sujet de leurs expériences ou de les raconter, sans preuve tangible.
La’o Hamutuk a ajouté que les autorités seraient susceptibles d’utiliser la loi sur la diffamation pour compromettre l’activité d’organisations de société civile :
If we suggest that policies promoted by politicians to spend hundreds of millions on roads and airports rather than on health and education endanger the lives of ordinary people, could the Government file a case against us? If we oppose military leadership using armed force to limit election campaigning, will the state put us in prison?
Si nous suggérons que les politiques promues par les politicien·ne·s, qui engendrent des dépenses de centaines de millions de dollars pour des routes et des aéroports plutôt que pour la santé et l’éducation, mettent en danger la vie des citoyen·ne·s, le gouvernement est-il en droit de nous poursuivre ? Si nous nous opposons à la militarisation qui restreint les possibilités de campagne électorale en ayant recours aux forces armées, l’État va-t-il nous envoyer en prison ?
Virgilio Guterres, président du Conseil de la presse du Timor-Leste, a critiqué la « consultation publique précipitée » et l’introduction inopportune de cette mesure « en plein état d’urgence alors que la majorité de la population se préoccupe avant tout des mesures prises pour prévenir la Covid-19 ». Il a également rappelé aux autorités la disparition de la liberté d’expression alors que le pays se battait pour son indépendance pendant son occupation par l’Indonésie entre 1975 et 1999 :
Over the years of occupation, many have been jailed for free speech. In order to value and dignify sacrifices, we have to ensure that there can no longer be a citizen imprisoned for expressing himself or for having a different opinion.
Pendant les années d’occupation, de nombreuses personnes ont été emprisonnées pour s’être exprimées librement. Nous nous devons de respecter et d’honorer leurs sacrifices en nous assurant qu’aucun citoyen ne soit plus jamais incarcéré pour s’être exprimé ou en raison de son opinion divergente.
L’Union de la presse timoraise a accusé le gouvernement d’essayer de réduire au silence ses détracteurs :
The government is trying to use a national emergency opportunity to endorse this bill with the aim of punishing those who berate leaders and politicians, but in our opinion this is to criminalize journalists and all citizens not to criticize the government.
Le gouvernement tente d’utiliser une situation d’urgence nationale pour faire passer ce projet de loi, en avançant souhaiter punir celles et ceux qui critiquent vigoureusement les dirigeants et politiciens. Nous croyons cependant qu’il vise à criminaliser les journalistes et l’ensemble des citoyen·ne·s et à les dissuader de critiquer le gouvernement.
Jane Worthington, directeur du bureau Asie-Pacifique de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a attiré l’attention [pdf] sur un article alarmant de la loi présentée.
This proposed law contains ill defined ‘offences’ and switches the focus of any complaint to the journalist and/or publisher to ‘prove’ the subject to the complaint. Put simply, it places the legal burden of proving that a story is true upon the journalist and/or publisher.
La loi proposée ne définit pas correctement les « infractions » et détourne l’attention en cas de plainte vers le journaliste ou l’éditeur qui est tenu de « prouver » le bien-fondé de sa plainte. Autrement dit, la charge de la preuve incombe au journaliste ou à l’éditeur.
Jim Nolan, expert juridique de la FIJ pour le bureau Asie-Pacifique, a souligné que le Timor-Leste dispose déjà de mécanismes lui permettant d’examiner les plaintes à l’encontre des médias sans risquer de criminaliser la liberté d’expression.
Le gouvernement s’est engagé [pdf] auprès des parties prenantes à prendre en compte leurs commentaires et suggestions, favorables ou défavorables à cette mesure.