En Turquie, les femmes se mobilisent pour empêcher le retrait de la Convention d’Istanbul

nombre de femmes tuées au cours de violence domestique en Turquie

Capture d'écran de la page d'accueil du site Anit Sayac.

L’article d’origine a été publié en anglais le 23 septembre 2020.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais. Ndlt]

Au moment d’écrire ces lignes, un site web appelé Anit Sayac (mot turc qui signifie « monument compteur ») affiche le nombre « 276 » sur sa page d’accueil. Il s’agit du nombre de femmes tuées à la suite de violences domestiques en Turquie, et ce rien que pour l’année 2020. Chaque jour, le compteur est actualisé. Mais ce qui interpelle surtout les internautes, ce sont les noms des victimes, écrits juste en dessous.

Parmi ces noms, figure celui de Pinar Gultekin, 27 ans, dont le meurtre par son partenaire en juillet dernier a suscité l’indignation ainsi que de vives protestations. Le jour où la police a découvert le corps sans vie de Pinar, le Parti de la justice et du développement (AKP) annonçait que la Turquie se retirerait de la Convention d’Istanbul ; un traité signé par les États membres du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. En 2012, la Turquie était le tout premier pays à ratifier le traité, avec le soutien de l’AKP, actuellement au pouvoir. Le traité est ensuite entré en vigueur en Turquie en 2014.

Aujourd’hui, le parti dirigé par le président Recep Tayyip Erdogan estime que la Convention va à l’encontre des « valeurs familiales turques ». Le 2 juillet dernier, Numan Kurtulmus, vice-président de l’AKP a déclaré lors d’un entretien télévisé que la Turquie « n'aurait pas dû » ratifier la Convention. « Il y a deux points dans cette Convention que nous n’approuvons pas », a-t-il déclaré. « Il y a d’abord la question du genre et ensuite celle de l’orientation sexuelle. Il y a également d'autres questions, mais ce sont principalement les deux points mentionnés qui ont joué en faveur des LGBT et des éléments marginaux et qui créent des espaces dans lesquels ils peuvent œuvrer ».

La position du parti trouve un écho parmi les conservateurs turcs. En 2019, Abdurrahman Dilipak, chroniqueur islamiste populaire a comparé la Convention à « un démon au visage d’ange » ainsi qu’à « un piège » destiné à détruire la famille traditionnelle.

Parallèlement, les organisations locales de défense des droits des femmes qui aident les survivantes de violence domestique craignent que le retrait de la Turquie de la Convention ne soit dévastateur pour leur travail, ainsi que pour les familles qui cherchent à obtenir justice pour leurs proches victimes de féminicide.

Mor Cati, une ONG turque de premier plan qui agit pour prévenir et documenter la violence domestique, affirme que toute tentative de retrait du gouvernement du traité pourrait faire l’objet d’une contestation juridique. « Selon la constitution turque, les accords internationaux sur les droits humains priment sur les lois nationales », a déclaré l’avocate Meline Cilingir de Mor Cati lors d’un entretien avec Middle East Eye. « Si le Parlement tente de retirer la Turquie de la Convention, les organisations de défense des droits des femmes essaieront de porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle pour demander l’annulation de cette décision », a-t-elle ajouté.

Au sein même du parti politique, tout le monde n’est pas en faveur d’un retrait. L’Association des femmes et de la démocratie (Kadem), une organisation cofondée en 2013 par la fille de Monsieur Erdogan, Sumeyye Erdogan Bayraktar, a publiquement défendu l’adhésion de la Turquie au traité. Dans une déclaration du 10 juillet, Kadem a déclaré que « dans une relation sans amour et sans respect et où l’une des parties est victime de violence, il n’est plus question de “famille” ».

#IstanbulConventionSavesLives

En réponse au meurtre de Pinar Gultekin, un mouvement de soutien est apparu envers la Convention, lequel se traduit sur la toile par le hashtag #istanbulconventionsaveslives (en français: la convention d’Istanbul sauve des vies).

« Sa mort est le signe de formes prolongées de violence structurelle dues à des actes de négligence et de complicité de la part de l’État et de ses services de police », a déclaré Asli Bali, directrice de l’Institut “Promise” des droits humains de la faculté de droit de l’UCLA.

Le tollé général semble ne pas avoir laissé le parti AKP indifférent. En effet, une décision qui devait être annoncée début août a finalement été reportée.

Action requise dès maintenant pour sauvegarder la #ConventiondIstanbul ! Partagez s’il vous plait.

— Alice Fookes (@alicefookes) 22 septembre 2020

« Nous sommes la meilleure opposition, c’est la raison pour laquelle le gouvernement veut nous contrôler », déclare l’avocate féministe Canan Arın. Nous partageons son histoire dans notre série #DefendingHumanRights (en français: en défense des droits humains) en #Turquie

— NL Helsinki Comité (@NHC_nl) 21 septembre 2020

Pourquoi la #ConventiondIstanbul est-elle importante ?

Réponse courte : Parce que la #ConventiondIstanbulSauveDesVies

Si vous avez trois minutes pour obtenir une réponse plus longue, regardez la dernière vidéo de @Kadinih https://t.co/7rqWtkC2q0

— equalitynow (@equalitynow) 16 septembre 2020

Le hashtag #IstanbulConventionSavesLives et des selfies en noir et blanc sont postés pour protester aux menaces du gouvernement turc de se retirer du traité européen visant à protéger les femmes ainsi qu’en solidarité avec les victimes de meurtres qui font trop souvent la une des journaux.

— equalitynow (@equalitynow) 12 septembre 2020

Jamais un État ne s’est retiré de la Convention d’Istanbul, mais, à l’instar de la Turquie, d’autres envisagent de le faire. Parmi eux la Pologne, où des responsables politiques conservateurs ont qualifié la Convention de « menace » envers la famille traditionnelle. En mai 2020, un législateur hongrois a refusé de ratifier la Convention, soulevant des objections quant à la définition du genre comme étant « socialement construit ». Tout comme la Hongrie, la Bulgarie et la Slovaquie sont signataires de la Convention, mais ne l’ont pas encore ratifiée.

En 2018, 440 paires de talons hauts ont été placées sur la façade d’un bâtiment à Istanbul. L’œuvre réalisée par l’artiste turc Vahit Tuna se veut un mémorial dédié aux 440 femmes assassinées par leur partenaire ou par des membres de leur famille au cours de cette seule année. Tandis que la Turquie fait le point sur son adhésion à la Convention d’Istanbul, les femmes se demandent combien de paires de chaussures doivent encore être exposées pour convaincre le gouvernement que des vies humaines sont en jeu ?

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