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La Géorgie traverse actuellement une crise politique et sanitaire majeure. En plus de ces tensions, s'ajoute l'arrestation controversée du politique Mikheil Saakachvili suite à son retour illégal au pays le 1er octobre dernier après une longue période d'exil. Anciennement président de la Géorgie de 2004 à 2013, Saakachvili fut immédiatement arrêté à son retour et inculpé pour abus de pouvoir, accusation à laquelle il répond par une grève de la faim dans l'attente de son jugement. Son retour a engendré de nombreuses manifestations dans les rues de la capitale Tbilissi. Afin d'essayer de décrypter les enjeux que représentent les différents récits face une situation si explosive, Global Voices s'est entretenu avec deux analystes politiques connaisseurs de l'histoire contemporaine de la Géorgie.
La Géorgie a été frappée de plein fouet par la pandémie. Cette situation est due non seulement en raison du grand nombre d'infections et de décès, ayant pour principale source le manque d'accès aux vaccins, mais aussi et surtout à cause d'une forte baisse de l'activité touristique depuis printemps 2020, secteur sur lequel le pays base principalement son économie. La Géorgie fait également face à un recul démocratique majeur. Cette dernière année, déjà marquée par les crises politiques, a atteint un point culminant lors des violents affrontement du mois de juillet ; affrontements au cours desquels la police a violemment dispersé la communauté queer du pays et leurs alliés s'étant mobilisés en soutien à la marche Tbilisi Pride. Plusieurs journalistes présents sur place pour relater ces événements ont été battus, dont un serait décédé des suites des blessures qu'il aurait subi lors des violences perpétrées par la police. Plus récemment, le 2 octobre, le parti politique controversé Rêve Géorgien déjà au pouvoir a remporté les élections municipales. Bien que les électeurs soient appelés le 30 octobre pour un nouveau scrutin dans plusieurs grandes villes, les résultats initiaux demeureront très certainement inchangés.
Ce contexte politique difficile ne s'arrête pas là. L'Ossétie du Sud et l'Abkhazia, deux territoires du nord de la Géorgie, sont sous occupation russe depuis la guerre de 2008 contre Moscou. Avec l'appui renforcé de la Russie, ces territoires ont tous deux déclarés leur indépendance de facto.
En ce contexte d'instabilité, l'ex-président Mikheil Saakachvili qui avait quitté la Géorgie en 2013 s'est réintroduit clandestinement dans le pays et se trouve désormais en prison où il entame sa troisième semaine de grève de la faim.
Global Voices s'est entretenu avec Thorniké Gordadzé [fr], un expert franco-géorgien, ancien ministre adjoint des affaires étrangères chargé des relations avec l'Union Européenne, et également ministre de l'intégration européenne et euro-atlantique de 2010 à 2012 sous la présidence de Saakachvili. Il est désormais chercheur à l’Institut International d'Études Stratégiques. Lors de cet entretien avec Global Voices, Gordadzé a clarifié la situation quant aux éventuelles raisons relatives au retour dramatique de Saakachvili, ainsi que ce qu'il pourrait en advenir :
C'est un véritable retour en politique géorgienne, il a voulu prouver qu'il était prêt à s'engager totalement pour ce pays. Il risque beaucoup car personne ne peut garantir sa sécurité en prison : la Géorgie est mal protégée des interventions russes de tout niveau, notamment des services secrets. On ne peut pas exclure qu'il lui arrive quelque chose en prison. Saakachvili veut donc rétablir sa réputation auprès de l'opinion publique géorgienne car les gens commençaient à douter de son retour qu'il avait annoncé plusieurs fois. À ce titre, il a réussi, comme en témoigne la manifestation du 14 octobre à Tbilissi qui a mobilisé non seulement les membres de son parti, mais aussi des membres d'autres partis d'opposition, qui par ailleurs le critiquent fortement dans leurs discours officiels mais aujourd'hui reconnaissent que le rétablissement de la démocratie en Géorgie passe par sa libération. Saakachvili ne laisse personne indifférent, soit on l'adore, soit on le déteste, mais aujourd'hui il est le seul instrument capable de défier le Rêve Géorgien au pouvoir.
Global Voices s'est également entretenu avec Régis Genté, journaliste français basé en Géorgie depuis plus de 20 ans :
Il est bien sûr quasi impossible de faire des pronostics quant à la façon dont Saakachvili pourrait affecter aujourd’hui la politique géorgienne et revenir au pouvoir d’une façon ou d’une autre. Mais il a créé une sorte d’électrochoc : il incarne le rejet du parti Rêve Géorgien de l’oligarque Bidzina Ivanichvili. Chaque élection montre que les électeurs géorgiens veulent changer. Lors de la présidentielle de 2018, ils avaient clairement voté contre la candidate Salomé Zourabichvili, soutenue par le « Rêve Géorgien ». Elle accusait 10 points de retard sur le candidat du Mouvement National Uni. Il a fallu que M. Ivanichvili promette dans l’entre-deux tours le rachat de 600.000 prêts pour faire basculer le vote. Le scénario le plus réaliste est que la « présence » de M. Saakachvili pèse sur le vote du 30 octobre, le 2nd tour des élections municipales. Cela peut renforcer les chances de l’opposition de remporter plusieurs mairies importantes dans le pays.
Ivanichvili [fr] est une personnalité très importante de la sphère politique géorgienne: millionnaire accompli ayant construit une partie de sa fortune en Russie dans les années 1990, il fonda le parti politique Rêve Géorgien en 2012 pour ensuite exercer en tant que Premier ministre géorgien en 2012 et 2013. Bien qu'il ait annoncé vouloir se retirer de la sphère politique début 2021 et quitter son poste de président du parti Rêve Géorgien, il n'en demeure pas moins un des acteurs principaux. En cette période de tensions accrues, le parti politique se trouve dans une situation complexe: les deux experts expliquent que toute décision prise au sujet du sort de Saakachvili semble mauvaise. Selon Genté:
Beaucoup en Géorgie disent que le gouvernement est embarrassé par la présence de Saakachvili dans le pays ; qu’il préférerait l’extrader en Ukraine ou ailleurs. J’ai l’impression que depuis 2012 Ivanichvili veut garder son meilleur ennemi derrière les barreaux pour très longtemps. Aujourd'hui, le soutien à Saakashvili ne doit probablement pas être négligé, mais il n'y a aucun moyen de le mesurer.
Gordadzé explique que cette situation constitue un problème à l'échelle internationale pour le parti au pouvoir :
Saakachvili, mort ou vivant représente un danger: les autorités ne peuvent pas le relâcher car elles ont bâti leur légitimité sur une idéologie anti-Saakachvili et risqueraient de perdre le soutien de leurs électeurs dont certains lui sont farouchement opposés car ils ont perdu leur pouvoir, leur influence, leurs affaires, leur source de corruption sous son gouvernement.
En prison il est aussi un problème interne mais aussi international car il est citoyen ukrainien. Les diplomates le mentionnent dans toutes les rencontres. L'idéal serait de l'expulser vers l'Ukraine mais pas tout de suite; car il a été condamné par contumace pour six ans. Il veut rencontrer ses juges mais on ne lui donne pas cette opportunité car il s'en servirait comme tribune.
En effet, la question Saakachvili divise également au delà des frontières de la Géorgie : de nombreux diplomates russes et occidentaux l'accusent d'être à l'origine de la guerre de 2008 contre la Russie. Gordadzé soulève le fait que le retour de Saakachvili dans la sphère politique géorgienne crée donc également des tensions dans les relations qu'entretient Moscou avec Bruxelles ou encore Washington:
Saakachvili est totalement pro-occidental mais peut-être plus que les Occidentaux eux-mêmes et ceci est un problème : Saakachvili est la personne qui symbolise le conflit russo-géorgien ; donc son retour va raviver ce conflit, Moscou ne va pas tolérer une telle personnalité, par conséquent de nombreux diplomates pensent qu'il vaut mieux avoir le Rêve Géorgien au pouvoir car c'est un parti qui négocie avec Moscou et qui ne veut pas faire de vagues. L'Europe ne veut pas une confrontation avec la Russie, d'où la gêne que représente le dossier géorgien.
Genté partage ce même point de vue mais il ajoute qu'aujourd'hui, pour la plupart des Géorgiens, la préoccupation principale serait plutôt la pauvreté :
Pour les Georgiens, la première question à se poser est : comment mieux vivre ? Quand l’Allemagne propose au printemps dernier un quota de 5 000 personnes pour des emplois saisonniers, près de 100 000 Géorgiens ont postulé à ces emplois. Cette situation a suscité beaucoup d'étonnement ici et dépeint le degré de désespoir des gens face au marché de l’emploi. Ce sentiment de ne pas être écouté est renforcé par une série de faits montrant que le parti Rêve Géorgien entretient une relation plutôt ambiguë avec Moscou. En juin 2019, un député russe du Parti communiste s'est assis sur le siège du président du Parlement géorgien. Les manifestations qui en ont suivi ont duré des semaines, mobilisant non seulement les partis d'opposition mais aussi les citoyens ordinaires.
Tandis que la Géorgie se prépare pour le deuxième tour des élections municipales qui aura lieu le 30 octobre, et que Saakachvili continue sa grève de la faim, la stabilité ne demeure qu'un vœu pieux au sein d'un pays profondément divisé sur le plan politique et financier.
Note éditoriale: Afin de clarifier la position de Gordadzé sur la question des relations russo-géorgiennes, la rédaction a ajouté la clarification suivante: « Donc de nombreux diplomates pensent qu'il vaut mieux avoir le Rêve Géorgien au pouvoir car c'est un parti qui négocie avec Moscou. »