Au centre d’une intrigue politique, une championne d’échecs fait face au mépris lié à son âge et à son genre au Kazakhstan

Un échiquier. Photo par Diana Lee via Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).

En juin 2022, environ un mois avant le début de la 44e Olympiade d'échecs à Chennai, en Inde, la Fédération des échecs du Kazakhstan (KCF) a été secouée par une série d'allégations impliquant, directement et indirectement, une jeune joueuse d'échecs et plusieurs hommes de tous âges : deux hauts gradés de la fédération, le ministre de la Culture et des Sports, et même le Président du Kazakhstan. Une confrontation qui s'est transformée en un tourbillon médiatique d'intrigues et d'accusations, provoquant l'indignation du public et révélant la réalité, en coulisses, des relations troubles entre le sport professionnel et des politiques gouvernementales.

Les dirigeants politiques et les structures gouvernementales du Kazakhstan ont pour habitude d'impliquer les athlètes professionnels dans la propagande politique du régime, avec notamment des énormes sommes d'argent prélevées sur le budget de l'État et versées aux athlètes qui remportent des médailles. À titre d'illustration, versant la somme la plus élevée de tous les pays en récompense pour une médaille d'or aux Jeux olympiques d'hiver de Pyeongchang en 2018, cinquième somme la plus élevée pour les Jeux olympiques d'été de Tokyo 2020 et troisième pour les Jeux olympiques d'hiver de Pékin 2022, après Singapour et Hong Kong. Cependant, quatre des sept médaillés d'or aux Jeux olympiques d'été de Londres 2012, accueillis le 17 août de la même année lors d'une cérémonie solennelle somptueuse par le président de l'époque, Nursultan Nazarbayev, ont ensuite été officiellement dépouillés de leurs médailles d'or, en raison de violations des règles antidopage. Curieusement, comme un geste de la part du ministère de la Culture et des Sports, ils n'ont pas été contraints à rendre le moindre centime de leur récompense et les nombreux autres cadeaux d'État, malgré les graves chefs d'accusations pesant contre eux. L'un d'eux, l'haltérophile Ilya Ilyin, qui s'est vu déchu de ses médailles d'or remportées aux JO de 2008 et 2012, a même rejoint en 2013 le conseil politique du parti au pouvoir Nour-Otan (désormais Amanat), la plus haute instance représentative du parti. À l’heure actuelle, la corruption dans les organisations sportives est à un tel niveau que même les parlementaires des partis pro-gouvernementaux admettent que « le sport au Kazakhstan s'enlise dans des scandales de corruption, tandis que les athlètes souffrent d'extorsion et d'humiliation de la part des officiels et des fonctionnaires sportifs ».

Bibisara Assaubayeva aux Championnat du Monde d'échecs en équipe. Astana, mars 2019. Capture d'écran de la chaîne Youtube Телеканал Хабар 24.

Le scandale actuel concerne les révélations faites dans une publication Instagram le 21 juin par Bibisara Assaubayeva, grand maître international d'échecs âgée de 18 ans, actuelle championne du monde féminine d'échecs blitz et vice-championne du monde féminin d'échecs rapides. Elle-même, ainsi que le reste de l'équipe nationale féminine, ont été conduites par le président et le vice-président de la KCF à une réunion avec Aida Balayeva, cheffe adjointe de l'administration du Président de la République du Kazakhstan. Selon ses dires, cette réunion devait servir de répétition en prévision de la rencontre avec le président du Kazakhstan qui se tenait le lendemain, mais, comme elle l'a alors découvert, durant laquelle l'équipe féminine devait demander 3 milliards de KZT (environ 6,8 millions de dollars) pour les besoins de la fédération des échecs. Plus troublant, les deux hommes (le président de la fédération nouvellement élu Galim Khussainov et le vice-président Darmen Sadvakassov) auraient même été réprimandés par la cheffe adjointe Mme Balayeva, pour comportement inapproprié « devant des femmes ».

 

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Assaubayeva évoque que les raisons du rassemblement étaient troubles, puisque ni l'équipe nationale masculine n'était invitée à la réunion, ni l'entraîneur en chef de l'équipe nationale, de sorte que seuls les deux chefs de la fédération et l'équipe féminine étaient présents.

On peut lire dans sa publication :

Сегодня же до самой последней минуты я была уверена, что нас ведут на встречу к министру за олимпийскими напутствиями, а оказалось Дармен Садвакасов и его начальник нас привели просить 3 миллиарда тенге для бюрократов Казахстанской шахматной Федерации.

Очевидно, что сегодня была генеральная репетиция, руководство КФШ готовит его премьерный показ ЗАВТРА на встрече с Президентом страны, Касым-Жомарт Кемелевичем.

Мне стыдно и поэтому я прошу прощения. Я спортсмен, и хочу им оставаться.

Мне очень стыдно за себя, что я стала участницей этого постыдного спектакля.

Aujourd'hui, jusqu'au dernier moment, j'étais persuadée que nous allions recevoir les vœux du ministre avant les Jeux olympiques, mais il s'est avéré que Darmen Sadvakassov et son supérieur nous ont amenés ici pour réclamer 3 milliards de tenges en faveur des bureaucrates de la Fédération des échecs du Kazakhstan.

De toute évidence, aujourd'hui était la répétition générale, puisque les dirigeants de KCF se préparaient pour la première de DEMAIN, la rencontre avec le président du pays, Kassym-Jomart Kemelevich.

J'ai honte, et je demande pardon. Je suis une athlète et souhaiterais le rester.

Je suis embarrassée d'avoir participé à cette farce honteuse.

Publiée avant la rencontre avec le président du Kazakhstan, la publication et les accusations qu'elle contient ont été rapidement démenties par les dirigeants du KCF et le ministre de la Culture et des Sports, qui nient les allégations. Quoi qu'il en soit, la somme n'a pas été évoquée au palais présidentiel, et par ailleurs, l'équipe masculine et l'entraîneur en chef n'étaient pas présents. « Rencontre avec le chef de l'Etat, mais malheureusement, sans l'équipe masculine et l'entraîneur en chef », a-t-elle écrit sous sa vidéo de la rencontre.

Dauren Abayev, le ministre de la Culture et des Sports, qui a précédemment servi comme premier chef adjoint dans l’équipe présidentielle a déclaré avec certitude que personne, lors de cette réunion, n’avait « réclamé de l’argent », ajoutant « Je n’étais pas présent pendant la réunion, quand tout ceci a été discuté ». Néanmoins, ce fait n’a pas empêché le ministre, célèbre pour ses commentaires sexistes et ses insinuations sexuelles publiques, d’affirmer que Assaubayeva avait agi « sous le coup de l’émotion ». Dans une conférence de presse spéciale, Khussainov, le président de la KCF, s’est efforcé de démontrer que « les chiffres représentés dans sa publication étaient inexacts » sous le prétexte que « Bibisara n’est encore qu’un enfant. Elle n’a que 18 ans. Il est probable qu’elle n’ait simplement pas compris de quoi nous étions en train de parler. ». De plus, durant la conférence de presse, Zhansaya Abdumalik, une coéquipière d’Assaubayeva, a déclaré que cette dernière avait peut-être confondu les chiffres avec ceux du budget de la Fédération d’Echecs Ouzbèke en train d'être discutés.

Bibisara Assaubayeva, qui depuis sa carrière dans la catégorie junior fait partie de plusieurs joueuses d’échecs subissant un harcèlement constitué de lettres à caractère pornographique depuis maintenant une décennie, mais a également affronté, avec succès, les tribunaux russes suites aux allégations de triches par le grand maître Evgeny Solozhenkin, un éminent entraîneur junior russe, et a obtenu compensation. Sa réponse aux attaques et accusations des trois hommes et de sa coéquipière, qui, il est bon de mentionner, se trouve être la députée du conseil municipal d’Almaty du parti au pouvoir, est pertinente et claire. Elle a écrit dans sa publication Instagram :

Могу лишь добавить – я гроссмейстер, совершеннолетний спортсмен с ясным умом и твёрдой памятью. Я никогда ничего не путаю, не домысливаю. И шагов никаких на эмоциях не совершаю, как предположил господин министр спорта.

Je ne peux qu’ajouter que je suis un grand maître d’échecs, une athlète adulte dotée d’un esprit clair et d’une mémoire fidèle. Je ne fais pas de confusions, ni de suppositions. Et je n’agis pas sous le coup de l’émotion, comme l'a déclaré le ministre des Sports.

Après avoir ajouté qu’il était « malhonnête, indécent et immoral de gaspiller le temps du président de la nation et de voler de l’argent du budget national en mendiant de façon criminellement malveillante et insensée », elle suggère que ceux « offensés » demandent justice au tribunal. De plus, concernant ses supposés mensonges, elle a assuré aux deux hommes, Khussainov et Sadvakassov, qu’elle saurait trouver le temps, malgré ses entraînements, pour se soumettre au détecteur de mensonges avec eux, offrant de payer pour eux trois.

Sans surprise, pour le moment, aucun des deux hommes n’a exprimé la volonté de passer le test polygraphique.

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